Intervention de Jean-Michel Quatrepoint

Réunion du jeudi 7 décembre 2017 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Jean-Michel Quatrepoint, journaliste indépendant :

Je ne reviendrai pas en détail sur la vente d'Alstom Power à General Electric ; beaucoup a déjà été dit et écrit à ce sujet – notamment dans le livre que vous citiez, monsieur le président. Je n'évoquerai pas davantage la situation actuelle du groupe, sauf si vous m'interrogez sur ce sujet. J'ai visionné les auditions des syndicats par votre commission d'enquête, notamment celle d'hier : j'ai trouvé que vous aviez affaire à des interlocuteurs précis, compétents et émouvants. Comme je suis récemment passé par Belfort et Grenoble, je sais un peu ce qui s'y passe ; nous pourrons en parler si vous le souhaitez.

De quoi Alstom est-il le symbole ? D'un immense gâchis, et qui ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier : il remonte à avant-hier. Pour comprendre ce qui s'est passé, il faut en effet revenir à un peu plus d'un quart de siècle en arrière. Alstom est un cas d'école à la fois de la guerre économique mondiale et des erreurs que nous avons commises, collectivement, il y a vingt-cinq ans. Ces erreurs stratégiques majeures se sont traduites, sur le plan macroéconomique, par des déficits persistants de notre commerce extérieur, par des pertes de compétitivité, et par une chute de la part de l'industrie dans notre valeur ajoutée. Je rappelle que cette part est tombée de 20 à 12 %, alors qu'en Allemagne, elle se maintient à 20 %.

Ce choix que nous avons fait dans les années 1990, c'est celui de coller au modèle anglo-saxon. À l'époque, je dirigeais plusieurs rédactions de journaux économiques et on m'expliquait que, dans une économie mondialisée et ouverte, dans une économie qui se financiarisait, dans laquelle le libre-échange était la règle, il fallait miser sur nos points forts et accepter une division internationale du travail au niveau mondial et européen. Les Allemands allaient faire de l'industrie, parce que c'était leur vocation naturelle – en plus, englués dans la réunification ils faisaient un peu rigoler et les Français roulaient des mécaniques ! De notre côté, nous allions miser sur la finance – nos banquiers étaient les meilleurs du monde grâce à l'inspection des finances –, sur le luxe, sur l'agroalimentaire, et le tourisme, puisque nous avions le plus beau pays du monde … ce qui est vrai. Nous devions également miser sur nos filières d'excellence développées au cours des décennies précédentes grâce à la symbiose entre un État stratège et acteur, des grandes entreprises publiques, qui étaient également des clients potentiels, et les entreprises privées. Ce modèle nous avait réussi : c'est lui qui nous a permis de développer notre industrie de défense, l'industrie énergétique, avec le nucléaire, l'industrie des télécommunications, l'industrie spatiale et Airbus, et de conquérir des parts de marché mondial. À côté de ces filières d'excellence, nous avions le CAC 40 et plus de grandes entreprises de niveau mondial que les Allemands.

Alors, que s'est-il passé pour que nous en arrivions là ? Nous avons fait un certain nombre d'erreurs. Nos élites managériales – mais aussi nos élites politiques qui ont accepté la situation, et même, il faut bien le reconnaître, nos élites médiatiques – se sont coulées dans le moule sans s'apercevoir que la financiarisation avait un effet pervers : elle changeait les modèles de management. Nos élites se sont ruées sur ce modèle, d'autant plus rapidement, aurais-je dit si j'étais caustique, qu'elles en tiraient des profits bien supérieurs : un PDG d'une entreprise industrielle gagnait infiniment plus en devenant manager d'une entreprise internationale ou, encore mieux, gérant de fonds d'investissement spécialisé dans le LBO (Leverage buy out). Alcatel et Alstom sont des exemples de ces erreurs de management.

En adoptant le modèle anglo-saxon, le plus grave est que nous avons aussi privilégié la macro-économie au détriment de la micro-économie. Un événement important s'est produit en 1997. À l'époque, on considérait depuis des décennies qu'il nous fallait un MITI à la française. Seulement, comme en Allemagne, au Japon, le ministère de l'économie, du commerce et de l'industrie privilégie la micro par rapport à la macro. Dominique Strauss Kahn, devenu ministre de l'économie, a fait ce MITI dont nous rêvions, mais sur une base macro : Bercy a absorbé le ministère de l'industrie qui a tout simplement disparu. Les services de Bercy, l'inspection des finances et la direction du trésor ont pris l'ascendant idéologique sur ceux qui s'occupaient de l'industrie française. Cela a eu une conséquence majeure : les compétences industrielles ont disparu du ministère de l'économie.

La financiarisation et la mode des LBO ont aussi pesé lourd dans la balance. Aujourd'hui, on sait comment fonctionnent les LBO, mais, à l'époque, je ne comprenais pas comment on pouvait gagner autant d'argent en s'endettant. La manoeuvre consiste à acheter une entreprise au prix de 1 milliard d'euros en mettant 100 millions sur la table et en s'endettant pour 900 millions. Dans un système classique, l'acquéreur doit payer les intérêts de son emprunt, mais avec le LBO, ce n'est pas ainsi que cela se passe. J'avais dit à Jacques Mayoux, ancien patron de la Société Générale, devenu représentant de Goldman Sachs en France : « Si l'on fait payer ces intérêts par l'entreprise achetée, cela s'appelle de l'abus de bien social. ». Il m'a répondu : « Non, cela s'appelait un abus de bien social, mais les Américains ont décidé que ça s'appellerait autrement. » Et effectivement, nous avions changé de paradigme, et les Américains avaient imposé leurs normes en matière de finance.

Nos managers se sont rués sur ce nouveau modèle : il y avait beaucoup plus à gagner. L'idéologie du LBO et du fonds d'investissement était conquérante. Certains fonds d'investissement, comme les fonds de pension américains, sont très utiles, mais le principe du fonds d'investissement reste le suivant : vous ne vous rémunérez pas sur le dividende mais sur la plus-value de sortie. Il faut donc que cette plus-value intervienne le plus rapidement possible, avec des taux de retour sur investissement de 15, 18, voire 25 %. Le dispositif est très simple : vous empruntez 900 millions, vous faites supporter les frais de l'emprunt par l'entreprise achetée 1 milliard, et après quatre ans, durant lesquels vous avez serré les boulons, amélioré la gestion, vendu des terrains, des filiales, vous la revendez à 1,2 milliard. Vous avez donc gagné 200 millions en quatre ou cinq ans. Et comme les gestionnaires du fonds prélèvent généralement 20 % sur le bénéfice, vous comprenez que l'opération les intéresse. C'est comme cela que des gens ont gagné beaucoup d'argent en France, et je ne vous parle pas des États-Unis – c'est la source principale des fortunes américaines depuis vingt ans, à côté de l'argent gagné dans la Silicon Valley.

L'irruption de ce capitalisme de la plus-value, qui aboutit à considérer les entreprises comme de simples actifs financiers qu'il faut faire tourner le plus rapidement possible dans son portefeuille, a eu pour conséquence de laminer progressivement le tissu industriel français. Alcatel-Alstom en est un des exemples : Cegelec, qui était un des fleurons de notre ingénierie a été l'objet d'un LBO qui a permis à ses manageurs de gagner beaucoup d'argent, mais, de LBO en LBO, je crois que l'entreprise est aujourd'hui entre les mains du Qatar. De la même façon, Converteam a été vendu par Alstom en 2003 via un LBO, avant d'être cédée en 2011 à General Electric (GE).

Qui plus est, nous avons fait du capitalisme sans capital. La France avait commis une première erreur, me semble-t-il avec les chocs successifs des nationalisations et des privatisations entre 1981 et 1986, puis les années suivantes. Notre système industriel était auparavant dominé par deux grandes banques : Suez et Paribas. Cela valait ce que cela valait, mais ça fonctionnait. Les nationalisations ont déstabilisé les entreprises – même si, au passage, Rhône-Poulenc a été sauvé. Cinq ou six ans après, on les reprivatise, mais sans le capital nécessaire pour ce faire. On a alors inventé les « noyaux durs », autrement dit le « capitalisme de la barbichette, » mais ils n'avaient pas vocation à durer : progressivement les entreprises françaises actionnaires d'autres entreprises françaises ont donc vendu leurs participations, et elles ont été remplacées par des fonds d'investissement. Comme notre pays n'a pas de fonds de pensions et que les fonds de LBO français sont très faibles par rapport aux fonds anglo-saxons, ce sont eux qui ont pris la place dans le capital des entreprises françaises, notamment celles du CAC 40, en y imposant bien évidemment leurs normes de gestion – ce qu'on appelle la dictature du quarterly.

C'est notre responsabilité collective d'avoir voulu faire du capitalisme sans capital. Nous devons nous interroger à ce sujet pour l'avenir, car on ne peut pas avoir d'entreprises solides, une industrie qui se renouvelle, y compris dans les start-up et le secteur du numérique, sans un capital qui s'investit sur le long terme. Or nous avons privilégié le capital international qui tourne très vite et s'investit dans le court terme.

Nous avons ensuite un problème européen. L'Europe a changé de paradigme au début des années 1990 : elle s'est élargie et elle s'est ouverte à tous les vents. La politique industrielle a indiscutablement disparu des objectifs de la Commission européenne – elle n'en faisait, à vrai dire, pas grand cas auparavant, mais au moins cette politique existait-elle. On en reparle aujourd'hui en Europe comme en France – cela revient régulièrement, tous les cinq ans –, mais les discours ne suffisent pas : il faut des actes.

Enfin, il a fallu compter avec le « chacun pour soi ». Dans les années 1960, 1970, et même 1980, les industriels français jouaient groupés. Le phénomène de mondialisation et la financiarisation ont dilué le « pack français ». J'ai vécu l'affrontement qui a opposé nos industries de défense dans les années 1990 : il a failli les tuer. Cette lutte entre les patrons Alain Gomez et Jean-Luc Lagardère, entre leurs entreprises respectives Thomson CSF et Matra, était mortifère. Il en était de même, dans la filière nucléaire, avec les affrontements entre Patrick Kron, Anne Lauvergeon et Henri Proglio.

Pour le secteur de la défense, Jean-Yves Le Drian a sauvé les meubles en remettant les industriels autour de la table. Les Français ont pu aller à l'étranger pour exporter en étant groupés, ce qui a permis le succès commercial du Rafale alors que l'on n'en avait vendu aucun pendant vingt ans parce que tout le monde se bouffait le nez. !

Les Américains jouent groupés et les Allemands aussi. Nous avons impérativement besoin d'avoir une « France Inc. »

Cela est d'autant plus vrai qu'une guerre économique fait bien rage. Là aussi, nous avons été naïfs : nous avons cru à la mondialisation heureuse, mais cela n'existe pas. Nous sommes en guerre économique. Les Américains défendent leurs intérêts, les Allemands défendent les leurs… Nous pouvons avoir des intérêts communs avec ces derniers, nous pouvons construire des politiques européennes ensemble, mais, au bout du compte, Mme Merkel défend toujours les intérêts des industriels allemands – et Mme Merkel est très forte pour cela. Nos dirigeants n'ont pas toujours défendu les intérêts des industriels français.

Nous faisons donc la guerre, et, dans ce cadre, il faut parler du problème de l'extraterritorialité du droit américain. Sur ce sujet, devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, Patrick Kron, avait parlé de théories plus ou moins conspirationnistes et de vues de l'esprit. Il ne peut pas dire autre chose : il est tenu par le settlement qu'il a signé avec le département américain de la justice – Department of Justice (DOJ). Il risque d'être poursuivi intuitu personae s'il tient un autre discours. Pour ma part, je maintiens que l'offensive du DOJ a joué un rôle majeur dans la vente d'Alstom à General Electric.

Le même scénario se rejoue d'ailleurs à chaque fois. Je vais vous en donner trois exemples.

En 1994, Technip signait un contrat de 6 milliards de dollars au Nigeria en versant une commission de 181 millions au président de ce pays. À l'époque, Bercy avalisait sans problème les commissions dès lors qu'elles ne dépassaient pas 3 % du montant du contrat. Dans les années 2000, le DOJ qui a eu vent de ce pot-de-vin oblige Technip à plaider coupable, ce qu'elle fait en 2008 ; l'entreprise est alors contrainte d'accepter la présence dans ses locaux d'une société américaine dont les experts ont accès à tous les documents afin de « l'aider à préparer sa défense devant le DOJ » ! Évidemment, cette société communique toutes les informations qu'elle récupère au DOJ… Résultat : en 2010, Technip doit verser à la justice américaine 338 millions de dollars d'amende. À nouveau, en 2015, Technip est cité comme une entreprise ayant utilisé des intermédiaires pour corrompre des dirigeants au Proche-Orient et pour obtenir des marchés en Irak. Rebelote… Et résultat : Technip a aujourd'hui fusionné avec une société américaine, son siège est à Londres, et sa direction se trouve à Houston. Le secteur parapétrolier était pourtant l'un des secteurs-clés de l'industrie française, très performante en la matière, mais les Américains le considèrent comme stratégique.

J'en viens à l'exemple d'Alcatel. En 2001, Alcatel signe un contrat au Costa Rica ; une commission est versée au président du pays via des intermédiaires. En 2004, l'affaire est révélée, le scandale éclate, et le DOJ se saisit immédiatement du dossier, commence à enquêter et à faire pression sur l'entreprise. En 2006, Alcatel fusionne avec l'Américain Lucent. La société est détenue à 60 % par les actionnaires d'Alcatel et à 40 % par ceux de Lucent, mais c'est la patronne de Lucent, Patricia Russo qui prend la direction. Le rouleau compresseur américain arrive : tous les Français sont progressivement éliminés des postes de direction. Un Américain est nommé directeur de la sécurité, et un cabinet anglo-saxon mène l'enquête en liaison avec le DOJ pour faire la chasse aux mauvaises pratiques. Ils vont jusqu'à installer une hotline aux États-Unis, sur laquelle les salariés d'Alcatel sont invités à dénoncer les mauvaises pratiques de façon anonyme par SMS.

En 2009, Alcatel se sépare de ses commerciaux, le réseau est décapité. Le même processus est à l'oeuvre à chaque fois : le réseau commercial, prétendument coupable de tous les maux de la terre est décapité. En 2010, un accord est passé avec le DOJ : Alcatel est condamné à verser une amende de 137 millions de dollars à la justice américaine – notons qu'Alcatel ne paiera, quelques années plus tard, que 10 millions de dollars d'amende au Costa Rica qui était pourtant le principal lésé dans cette affaire… Depuis, un Français, l'avocat Laurent Cohen-Tanugi, surveille l'entreprise avec dix auditeurs : tous les jours, il faut lui communiquer tous les documents et les renseignements qui sont envoyés aux États-Unis. C'est une descente aux enfers. De plus, comme les Américains ne sont pas des modèles de bonne gestion, Patricia Russo s'est révélée une mauvaise gestionnaire, et Alcatel a enregistré 800 millions de pertes annuelles pendant dix ans. Et au total 30 000 licenciements…

Alstom a été victime du même processus, à une différence près : le groupe a résisté plus longtemps et n'a pas voulu plaider coupable immédiatement. Les Américains ont arrêté Frédéric Pierucci, l'un des anciens dirigeants de l'entreprise. Dans leur audition, j'ai entendu que les syndicats prenaient sa défense. Il faut dire que la manière dont on s'est comporté avec lui n'est pas digne. Il est aujourd'hui en prison. Je crois savoir, monsieur le président, que vous avez envoyé un courrier…

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