Intervention de Pascal Gateaud

Réunion du jeudi 7 décembre 2017 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Pascal Gateaud, rédacteur en chef de L'Usine nouvelle :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je souscris pleinement à l'analyse de M. Quatrepoint, qu'il s'agisse de la financiarisation, de la priorité donnée par l'Union européenne aux consommateurs par rapport aux producteurs, ou de l'extraterritorialité du droit américain. C'est le privilège des aînés que de pouvoir faire avec brio de telles mises en perspective.

S'agissant d'Airbus, mesdames, messieurs les députés, permettez-moi d'insister deux fois plutôt qu'une. Ce qui est en train de se jouer est excessivement grave. On se gargarise de ses succès alors que le groupe, demain, peut rapidement se retrouver en très mauvaise posture. Tom Enders a voulu faire d'Airbus, selon ses termes, une « entreprise comme les autres » en réduisant la présence des États et en normalisant ; du coup, un risque très réel pèse sur son indépendance.

On peut penser ce que l'on veut des méthodes commerciales, mais vouloir se passer de ses anciens agents commerciaux, c'est aller aux devants des ennuis. Airbus a rendu hommage la semaine dernière, à l'occasion de son départ à la retraite, à John Leahy, son super-vendeur, sans doute le meilleur vendeur de toute l'histoire de l'industrie aéronautique, qui a oeuvré pendant trente ans pour l'entreprise ; mais quelques mois auparavant, l'entreprise a passé par-dessus bord les hommes qui, sur le terrain, ont permis à Leahy de finaliser ses contrats…

S'agissant plus largement des politiques industrielles, je voudrais vous dire quel a été notre sentiment à la rédaction de L'Usine nouvelle quand ont été annoncés le rachat d'Alstom par Siemens et l'accord entre STX et Fincantieri. « Triste épilogue d'un désastre industriel » ai-je titré. Il aurait très facile de hurler avec les loups et de fustiger le gouvernement d'Edouard Philippe, voire les gouvernements des deux précédents quinquennats – certains s'en sont chargés, je leur laisse ce rôle. Il aurait été facile aussi de jouer sur la fibre nationaliste pour mieux critiquer le mariage d'Alstom avec les activités ferroviaires de Siemens et l'intégration de STX dans le groupe italien Fincantieri. Nous ne l'avons pas fait car nous avons un peu de mémoire : nous savons d'où viennent ces entreprises. Alstom et STX formaient avec Alcatel et Nexans, ancien Alcatel Câbles bâti à partir de Câbles de Lyon, les quatre piliers de la Compagnie générale d'Électricité (CGE), conglomérat précisément créé pour jouer dans la cour des General Electric et des Siemens.

Je ne reviendrai pas ici sur les conditions du départ de Pierre Suard du groupe Alcatel. Des procédures ont été lancées contre lui et il a été innocenté, mais dans une relative discrétion du reste, sans que son honneur lui ait été totalement rendu. Son successeur, Serge Tchuruk, polytechnicien lui aussi, a eu la brillante idée de casser la CGE en deux entités distinctes : Alcatel, d'un côté, Alstom, de l'autre. Louis Gallois, un sage parmi les sages, s'est dit « rempli d'une certaine tristesse » par la vente d'Alstom, entreprise qui sera allée « de déboires en déboires, de mauvaise gestion en mauvaise gestion ». C'est pire que cela : M. Tchuruk s'est « gavé » pour employer un mot de la rue – Jean-Michel Quatrepoint a parlé de cette gloutonnerie des nouveaux dirigeants qui ont épousé la tendance à la financiarisation pour leur plus grand profit personnel. La gestion de Tchuruk a été marquée par une suite d'erreurs, à commencer par la trop faible capitalisation d'Alstom, qui explique le premier incident de 2004. Cette stratégie a été un échec total.

Rappelons que c'est Serge Tchuruk qui a popularisé l'idée d'un groupe industriel « fabless », sans usines, s'appuyant avant tout sur la R&D : on allait être plus malins que les autres, on se passerait des usines. Malheureusement, ce concept était le symbole d'une époque : il était partagé par une certaine élite économique, politique mais aussi administrative et médiatique. À la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, un certain nombre de personnes en France ont considéré que l'industrie c'était quelque chose de sale, de « dégueulasse », une « source d'emmerdements », notamment à cause des syndicats, et qu'il était préférable de conseiller à ses enfants, après un passage à Polytechnique par exemple, de se diriger plutôt vers la finance ou dans des cabinets spécialisés. En disant cela, j'exagère à peine…

Souvenez-vous : au début des années 2000, le Conseil d'analyse économique a publié 2000 un rapport cosigné par Lionel Fontagné auquel je me réfère souvent. On y soulignait le mauvais positionnement des produits industriels français, qui se situaient trop en milieu de gamme, exception faite des industries aéronautique et spatiale, de la défense, du luxe et de la chimie pharmaceutique. Où en est-on dix-sept ans plus tard ? L'économiste Patrick Artus le résume ainsi : « On produit une qualité espagnole avec des coûts de revient allemands !»… Formule peut être caricaturale, mais on n'est malheureusement pas loin du compte : mis à part les secteurs que j'ai cités, notre positionnement reste médiocre. Comme au début des années 2000, les grandes entreprises du CAC40 ont choisi de se développer à outrance à l'étranger. Ce n'est pas une mauvaise chose en soi, compte tenu des impératifs de la mondialisation qui impliquent un déploiement sur tous les continents. Le problème est qu'elles l'ont fait en réduisant leur empreinte en France, beaucoup plus que ne l'ont fait les entreprises allemandes ou italiennes.

Ensuite, il y a ceux qui savent bien faire et ceux qui font moins bien. Michelin, par exemple, a fermé plusieurs sites, en mettant les moyens, c'est-à-dire en retrouvant des emplois aux salariés et en réindustrialisant. Mais il ne faut pas perdre de vue que la fermeture d'une usine s'accompagne de la perte de tous les services qui vont avec, dimension dont on ne parle jamais assez. Quand bien même il n'y a pas de licenciements secs, il y a de toute façon, à terme, perte de la valeur ajoutée pour tout un territoire.

Il y a cependant des motifs de croire sinon à un renouveau de l'industrie française du moins à la possibilité de stabiliser son évolution et d'arrêter la dégringolade. Cette année, l'investissement industriel a repris, le dispositif fiscal de suramortissement a eu des effets et la prise de conscience qu'il faut se préparer à l'industrie du futur s'approfondit.

J'aimerais revenir sur les filières qui marchent bien : le luxe, l'aéronautique, la défense, la chimie pharmaceutique, je l'ai dit. Si l'on prête attention à leur fonctionnement, on se rend compte que ce sont les mieux organisées en France : on y voit des chefs d'entreprise, les grands donneurs d'ordres qui coopèrent autour de programmes de recherche, de recrutement, qui s'entendent pour aider leurs sous-traitants à monter en puissance, à s'équiper. Prenons l'exemple de l'aéronautique avec le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) : quand il y a des réunions, les patrons des entreprises membres y assistent en personne. Le groupement continue à développer la filière et a même mis au point des outils de financement pour aider les PME à investir. Les entreprises qui le composent sont confrontées à un formidable défi de montée en puissance au cours des dix prochaines années et il y a des chances qu'elles y parviennent, compte tenu de l'osmose qu'elles ont su créer entre elles.

On retrouve un peu la même chose dans l'industrie du luxe avec la « Cosmetic Valley » qui s'étend de la région Centre à la Normandie. La filière s'est organisée pour investir dans des plateformes de recherche et pour mener une lutte contre la contrefaçon. Et il y a un fonctionnement analogue dans la défense avec le Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN) et le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT). Ces modes d'actions de groupe sont à prendre en compte.

A contrario, la filière ferroviaire française s'est auto-sinistrée. Il n'y a aucune coopération entre ses différentes composantes. Certaines tentatives ont été lancées mais aucune n'a abouti et il y a toute raison de penser que le dépeçage va se poursuivre. Il a beaucoup été question du rachat d'Alstom par Siemens mais on a moins parlé de Faiveley Transport, très belle entreprise du Nord qui a été rachetée par des Américains. À cela s'ajoute la concurrence des Chinois : quand on voit comment les autorités chinoises ont fusionné les deux principaux constructeurs nationaux pour créer de toutes pièces une nouvelle entité capable de répondre à des appels d'offres avec des propositions 20 % à 30 % moins chères que les grands constructeurs occidentaux, il y a du souci à se faire…

Vous vouliez que nous évoquions les entreprises stratégiques. Je ne sais pas s'il m'appartient d'en donner une définition. J'aimerais plutôt évoquer la politique des Américains, libéraux dans leurs principes, très interventionnistes et protectionnistes dans les faits. M. Patrice Caine, le patron de Thales, est de ceux qui réclament la création d'un équivalent français, voire européen, de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), agence du département de la défense américain chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, qui est à l'origine de sociétés high-tech comme Palantir. C'est un outil qu'il serait en effet intéressant de créer.

Ces dernières années, il n'y a pas eu que des mauvaises choses en matière de politique industrielle. La création de Bpifrance a été tout à fait bienvenue. Elle a su rassembler des moyens auparavant dispersés et imposer sa marque. Le dynamisme de Nicolas Dufourcq, son directeur général, explique une grande partie de son succès. Ses actions pour faire grossir les PME et aider les entreprises de taille intermédiaire (ETI) à croître sont assez remarquables.

Pensons encore à la création du label French Tech. Son logo, ce coq rose en origami, a pu faire sourire au début mais il s'est révélé très vite un outil de marketing intelligent pour toutes les entreprises numériques dans ce pays. J'aurai une anecdote à ce propos. En 2012, alors que le patron de Publicis n'avait pas encore popularisé le thème de l'uberisation de l'économie, L'Usine nouvelle a décidé de consacrer pour la première fois un numéro thématique à la France du numérique. Région par région, territoire par territoire, nous avons sélectionné des entreprises du numérique, qu'il s'agisse de pure players ou d'entreprises traditionnelles ayant adapté leur business model. Nous ne savions pas quelle illustration choisir pour la couverture ; nous avons finalement décidé après quelques hésitations de mettre un des personnages des « Lapins crétins », cette série animée développée par les studios d'Ubisoft à Montpellier. Nous pensions prendre au dépourvu le lectorat traditionnel de notre magazine, composé des cadres très diplômés des entreprises industrielles. En réalité, c'est le contraire qui s'est passé : dans les mois qui ont suivi, on nous en parlait encore car cela rencontrait une envie. Le label French Tech est venu couronner cette évolution. Il est intéressant de voir que les polytechniciens ne pensent plus forcément à aller travailler à la City ou à Wall Street, mais ont plutôt envie de créer une start-up ou d'entrer dans une entreprise du numérique.

Bpifrance vient de lancer après des mois de préparation un nouveau label, La French Fab, sur le même principe que La French Tech. Il repose sur la volonté de redonner de la fierté à l'industrie. C'est en ce sens que votre commission pourrait aussi oeuvrer utilement.

L'industrie française – Jean-Michel Quatrepoint l'a fort bien expliqué – a été maltraitée par nos élites pour diverses raisons, par gloutonnerie mais aussi par méconnaissance. Il y a trop de Français pour qui les métiers de l'industrie sont encore entachés par l'image des « 3 D » comme on dit aux États-Unis – dirty, difficult, dangerous –, des métiers sales, difficiles, dangereux dont les natifs ne veulent pas entendre parler. Au cours de ma carrière, j'ai visité des dizaines et des dizaines d'usines et j'aime toujours autant le faire. Toutes ne m'ont pas laissé de bons souvenirs : certaines fabriques de porcelaine tout droit sorties du XIXe siècle, des entreprises textiles soumises à une terrible course aux rendements, des usines d'emboutissage où les ouvriers étaient obligés de mettre des manchons pour éviter que leurs avant-bras ne soient écrasés par les presses, ou encore, dans l'agroalimentaire, des usines de découpe de la viande en Bretagne. Mais l'essentiel du travail dans l'industrie est tout sauf cela : ce sont des postes qui méritent d'être connus, et mieux payés, en général, que dans les autres secteurs.

C'est une réalité qui est peu mise en avant. Malheureusement, depuis des années, on ne parle de l'industrie qu'à l'occasion d'un sinistre ou seulement le temps d'une campagne électorale. Nous devons redonner de la fierté à l'industrie française. Ce matin, le Président de la République a signé des contrats importants au Qatar : le futur métro de Doha, le Rafale, des blindés, tous équipements fabriqués dans des usines françaises dont on ne parle que peu.

Il n'y a aucune raison pour que l'industrie en France ne perdure pas. Je ne parle pas de remonter sa part dans le PIB ; cela m'étonnerait qu'on y arrive. Mais au moins pourrait-on limiter la casse en faisant en sorte de la stabiliser.

L'industrie automobile est un bon exemple. C'est un secteur qui pouvait paraître en difficulté et qui compte aujourd'hui trois des fournisseurs les plus innovants au monde. Valeo est un formidable exemple de renaissance. Quand Jacques Aschenbroich, son patron, est arrivé à sa tête, c'était une entreprise qui doutait d'elle-même, après des années de management de la terreur. Il a mis le paquet sur l'innovation et elle est devenue l'entreprise qui dépose le plus de brevets en France. Quand il dit que le véhicule autonome, ce ne sont pas les constructeurs ou Google qui le développent mais Valeo, il ne se trompe pas car c'est Valeo qui conçoit et fabrique les différents éléments nécessaires à son fonctionnement.

Je terminerai par le cas de PSA et de Renault. On ne dira jamais assez combien le choix de racheter Dacia et de se tourner vers le low cost a été intelligent de la part de la direction de Renault, tout comme l'alliance avec Nissan. Mon seul regret, c'est que Carlos Ghosn ait attendu un peu trop longtemps pour rénover la gamme des véhicules fabriqués par Renault, ce qui a conduit à une perte de parts de marché, même si le groupe est bien reparti. Avec PSA, nous avons l'exemple d'une intervention intelligente de l'État : c'est lui qui a invité la famille Peugeot à passer la main alors qu'elle était devenue un obstacle au bon développement du groupe. Quel pays en Europe, à part l'Allemagne, peut s'enorgueillir d'une industrie automobile aussi puissante ?

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