Je vous donnerai un autre exemple de politique industrielle : celui des équipementiers automobiles. Si nous avons des équipementiers automobiles, c'est parce qu'au début des années 1990, il y a eu une concertation entre l'État, qui avait encore une direction générale de l'industrie, les équipementiers et les syndicats. Cette concertation a défini la restructuration du secteur : tout le monde s'est mis d'accord et est allé dans le même sens. Nous en voyons le résultat, vingt-cinq ans après. Aujourd'hui, l'État doit mettre autour de la table les constructeurs automobiles, les équipementiers et les fabricants de composants.
J'ouvre une parenthèse sur STMicroelectronics, seul fabricant européen de composants électroniques de pointe, qui est une construction franco-italienne avec présence des deux États au capital. Cette entreprise, qui a connu des hauts et des bas mais qui subsiste, est à la pointe de la technologie mondiale en matière de reconnaissance faciale. Elle a notamment obtenu un contrat sur l'iPhone X. Il faut que STMicroelectronics puisse survivre. Or elle consomme énormément de capital. Bruno Le Maire a visité l'usine de Crolles, à Grenoble, il y a quelques semaines. À la sortie de l'usine, le ministre s'est dit impressionné : « Il y en a pour quelques centaines de millions d'euros de machines ! » « Non, il y en a pour 2,5 milliards », lui a répondu le directeur… Une salle blanche, c'est 1 milliard d'euros : il faut les financer.
Bref, il faut que l'État stratège mette tous les acteurs autour de la table, évalue les moyens nécessaires, définisse une stratégie de long terme et mobilise des financements, y compris publics – ce qui peut poser des problèmes avec Bruxelles.
Il faut de la continuité, éviter le stop-and-go et donc réinventer un commissariat au Plan du XXIe siècle. C'est l'industrie numérisée – que nous devons réinstaller – qui va recréer une classe moyenne, pilier de nos démocraties : pour l'instant, le système ne fabrique que des emplois low cost et des emplois au sommet – start-uppers, financiers, etc. Au milieu, on lamine ; et du coup, on assiste à une perte de compétences généralisée. Or la classe moyenne et les usines, c'est la compétence. Je suis très frappé de trouver chez Alstom des gens aussi compétents, qui aiment autant leur métier. Ces gens disent qu'ils ne sont plus dirigés. Ils veulent un chef, une stratégie et des moyens pour faire du bel ouvrage. C'est à l'État de définir une stratégie, en lien avec les acteurs économiques ; mais encore faut-il le vouloir.
Cela nous ramène à la question de pantouflage. Il est vrai que certaines catégories le pratiquent. Je connais bien ces gens, car ils appartiennent à ma génération. Je les ai fréquentés. Je les ai vus évoluer pendant cinquante ans. Je me souviens de ce grand serviteur de l'État qui s'appelait Gérard Théry et qui fut directeur général des télécommunications. C'est grâce à lui qu'on est passé du « 22 à Asnières » au rang de première nation dans le monde en matière de télécommunications, avec Alcatel, bien sûr, mais aussi avec France Télécom qui, il y a vingt ans, était n° 4 mondial. Mais où en est-on aujourd'hui ? Orange est en bas du classement.
Je terminerai en vous parlant de politique industrielle immédiate. Il est encore possible de faire quelque chose. Le problème d'Alstom est qu'il n'aura plus d'actionnaire de référence français. Dans le nouvel ensemble, les Allemands seront dominants, l'actionnaire de référence sera Siemens et, en face, les 49 % restants seront des actionnaires français totalement dispersés puisque Bouygues devrait sortir du capital d'Alstom. Si j'étais l'État, je demanderais à Bouygues de rester et d'être l'actionnaire de référence français de ce nouvel ensemble. Pourquoi Bouygues y aurait-il intérêt ? Bien sûr, s'il reste, il ne touchera pas le super-dividende qu'il avait prévu de récupérer. Mais il y a des marchés dans le secteur du ferroviaire, en France, en Europe et en Russie notamment, dans lequel Bouygues, spécialiste du génie civil, peut se prévaloir d'un réel savoir-faire : à long terme, il pourrait peut-être y trouver son compte. On pourrait aussi demander à Alstom et à Bouygues, qui sont encore détenteurs à 49 % des coentreprises, de sauver GE « Hydraulics » et d'essayer de récupérer GEAST (GEAlstom) car nous allons avoir un vrai problème de compétences et donc de maintenance de nos centrales nucléaires : General Electric ne les livre déjà plus. Or c'est un domaine où on ne peut se permettre le moindre accroc. On me dit que General Electric est en train d'isoler GEAST, dont Alstom exerçait la fonction-support horizontale de service après vente. General Electric fait en sorte que la partie support du nucléaire soit rapatriée sur l'entité nucléaire afin qu'elles forment un tout que GE puisse revendre. De même, GE ne souhaitant pas garder GE « Hydraulics » – il n'était déjà pas preneur au départ –, il est en train de l'isoler. Il faudrait qu'il y ait une offre française en face, qui impliquerait Alstom et Bouygues, ne serait-ce que du fait des liens juridiques et financiers existants et des accords qui ont été signés. Bpifrance peut jouer un rôle, de même qu'EDF et Areva.
Il y a aussi un problème dans les télécommunications. Il est de notoriété publique qu'il n'y a pas la place pour quatre opérateurs en France. L'État a fait une erreur stratégique et l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) aussi. Résultat : nous sommes confrontés à un problème de sous-investissement dans la 4G, sans même parler de la 5G ! Le Chinois Huawei est installé en Europe. Il met les bouchées doubles et va vraisemblablement travailler avec Xiaomi, le constructeur de smartphones chinois. Demain, les opérateurs se feront « squeezer » par l'intégration entre ces acteurs, lorsque la puce sera directement sur le réseau. Il faut donc renforcer nos opérateurs français en les ramenant à trois.
Il se trouve que M. Patrick Drahi qui avait « fait une montante », une pyramide de Ponzi en s'endettant, est aux prises avec de graves difficultés. Les marchés, qui n'ont pas toujours tort, lui enjoignent de céder des actifs – de vrais actifs, pas quelques pylônes par-ci par-là ou les télécoms à Saint-Domingue. Or, avec SFR, il en a un vrai à céder, et il y a un vrai acheteur : Bouygues Télécom. Ce dernier avait failli racheter SFR en 2013, mais cela ne s'est pas fait. On peut réparer cette erreur. Martin Bouygues trouvera son compte dans ce Kriegspiel, car il se retrouvera avec un bel ensemble sur le marché des télécommunications. L'État pourra alors demander aux trois opérateurs, en contrepartie des parts de marché supplémentaires qu'ils récupéreront, d'investir massivement et rapidement dans la 4G et la 5G demain, pour le plus grand profit de la collectivité des usagers.
Voilà un schéma de politique industrielle. Peut-être votre commission d'enquête pourrait-elle avancer quelques suggestions à Bercy et aux autorités qui nous gouvernent.