Intervention de Gérald Darmanin

Séance en hémicycle du mardi 1er juin 2021 à 15h00
Prévention d'actes de terrorisme et renseignement — Présentation

Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur :

C'est un texte important que nous présentons ici, au nom du Premier ministre, avec le garde des sceaux – Mme la ministre des armées ayant également participé à la discussion parlementaire. Il touche en effet aux libertés et il traite d'un des droits les plus fondamentaux de notre pays, le droit à la sûreté. Il donne à la souveraineté les moyens de ne pas rester un simple concept et nous permettra de lutter contre les ennemis de la République, ceux qui veulent nous toucher au cœur.

Ce texte est indispensable à l'activité des femmes et des hommes qui, tous les jours, luttent contre la menace terroriste : les femmes et les hommes de la police et de la gendarmerie nationales et du ministère de la justice, mais aussi celles et ceux qu'on connaît peu ou qu'on ne connaît pas, et qui, au sein des services secrets intérieurs et extérieurs, travaillent avec courage derrière une arme, un ordinateur ou devant des documents, pour que la France reste le pays protégé de la liberté et de l'égalité. C'est à eux que je pense en tant que responsable d'un des services de renseignement, et c'est à eux que chacun pense lorsque, attentat déjoué après attentat déjoué, la France et ses services se montrent à la hauteur des moyens que le Parlement leur concède.

Ce texte n'est pas guidé par l'émotion. Voilà de très nombreux mois, sinon de très nombreuses années, que le Parlement et le Gouvernement y travaillent de concert, en harmonie avec la quasi-totalité des groupes parlementaires, y compris ceux de l'opposition. Après beaucoup de travail, le projet de loi concilie efficacité et équilibre entre l'action antiterroriste, les moyens nécessaires – technologiques et juridiques – et la préservation de nos libertés, de la transparence et de l'État de droit.

Lors de sa campagne, le Président de la République s'était engagé, alors même que la France avait été particulièrement endeuillée par la menace terroriste, à sortir de l'état d'urgence. Il ne l'a pas fait avec naïveté, puisqu'il a fait transposer, par le Gouvernement et le Parlement, des dispositions qui avaient été prévues par le gouvernement de Manuel Valls et le ministre de l'intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve. Mais il ne l'a pas fait non plus avec facilité. Il aurait pu prendre le prétexte de la menace terroriste qui reste fortement présente sur notre territoire pour justifier le maintien d'un état d'urgence permanent ; mais c'eût été renier notre conception de l'État de droit et des libertés fondamentales.

Depuis 2017, conscients de la prégnance de la menace terroriste, nous avons collectivement œuvré au renforcement des dispositifs de lutte correspondants. En matière de ressources humaines, 1 900 personnes ont été recrutées depuis 2017 au sein de la DGSI – direction générale de la sécurité intérieure – et des renseignements territoriaux pour lutter contre la menace terroriste. Cette augmentation des moyens humains et budgétaires est incomparable, elle se justifie dans les projets de lois de finances que j'ai eu l'honneur de défendre lorsque j'étais ministre de l'action et des comptes publics.

Je laisserai M. le garde des sceaux évoquer les grandes avancées, tout aussi impressionnantes, intervenues au sein du ministère de la justice.

Le 1er novembre 2017, l'état d'urgence prenait fin et les dispositions de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, sont entrées en vigueur avec effet immédiat. Les Français doivent savoir – c'est tout l'intérêt de la publicité des débats parlementaires – que les mesures prises alors par le législateur, votées à une très large majorité, y compris par une grande partie de l'opposition, ont assuré un cadre législatif efficace de protection.

Le ministère de l'intérieur a ainsi mis en place, conformément à la loi, 617 périmètres de protection afin d'assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement. Ces périmètres de protection n'ont pas été créés à la légère ; à ce jour, aucun n'est actif, ce qui montre à quel point, après quelques semaines ou mois de rodage, les services préfectoraux les ont utilisés d'une main tremblante. Le ministère a procédé à la fermeture de huit lieux de culte où circulaient des théories ou se tenaient des propos incitant au terrorisme ou faisant l'apologie d'actes de terrorisme. Il a également pris 449 MICAS – mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance –, dont 72 sont encore en vigueur et qui ont montré, notamment au lendemain de la mort atroce de Samuel Paty, leur intérêt afin d'éviter d'autres attentats. Il a enfin rendu possible de solliciter du juge judiciaire l'autorisation de procéder à la visite d'un lieu fréquenté par de tels individus. Ces mesures sont toujours prises sous l'autorité du juge judiciaire ou du juge administratif, parfois des deux.

En raison du caractère novateur de ces quatre mesures, que vous aviez adoptées à l'issue de l'état d'urgence pour accroître le pouvoir de police – et singulièrement de police administrative –, vous avez souhaité, dans un premier temps et par souci de la séparation des pouvoirs, en limiter l'application au 31 décembre 2020. Nous vous proposions de les pérenniser ; nous le proposons encore. Le Gouvernement a ainsi saisi, au premier trimestre 2020, le Conseil d'État d'un projet de loi ayant cet objectif, mais l'émergence de la crise sanitaire l'a finalement conduit, en accord avec vous – la décision a été prise sur ces bancs il y a quelques mois –, à organiser un débat parlementaire serein en dehors des urgences du moment. La décision de repousser l'examen du texte que je vous présente aujourd'hui avec le garde des sceaux me semble conforme à l'idée d'un débat serein ; le travail en commission des lois l'a démontré et je vous remercie, madame la présidente de la commission, pour la façon dont vous avez mené les travaux, en lien avec la délégation parlementaire au renseignement (DPR), dont je salue la présidente, Mme Françoise Dumas, et plus largement avec les représentants du Sénat qui participent à cette œuvre commune si utile.

La menace terroriste évolue, mais les Français doivent savoir qu'elle reste élevée. Depuis janvier 2017, la France a subi quatorze attentats terroristes islamistes qui ont abouti : trois en 2017, trois en 2018, un en 2019, six en 2020, un en 2021 – le parquet national antiterroriste a considéré qu'il ne devait pas se saisir des faits s'étant déroulés près de Nantes, la semaine dernière. Ces attentats ont causé vingt-cinq morts et quatre-vingt-trois blessés. Nous pensons évidemment aux victimes de ce terrorisme islamiste barbare.

Les services français sont parvenus à déjouer trente-six attentats : vingt en 2017, sept en 2018, quatre en 2019, deux en 2020 et déjà trois en 2021.

Le travail d'anticipation, de détection et d'identification de la menace est, on le sait, complexe et difficile, et ce de plus en plus. Nous sommes confrontés à des profils particuliers, protéiformes : sympathisants de la cause jihadiste, détenus radicalisés en détention ou sortant de prison, condamnés pour terrorisme ou complicité de terrorisme, individus psychiatriquement atteints, mais aussi individus sensibles au débat – je pense au débat autour du blasphème –, responsables de ce « djihadisme d'atmosphère » qu'évoquait Gilles Kepel. Ils sont de plus en plus isolés, sans ancrage, sans réseau, ne fréquentant parfois même pas un lieu de culte, inconnus des services de renseignement ; ils se radicalisent souvent seuls, dans une forme d'autonomisation de la menace. La totalité des passages à l'acte, depuis les attentats de novembre 2015, sont le fait d'individus n'ayant jamais séjourné dans la zone syro-irakienne. Sur les neuf derniers attentats commis sur notre sol, aucun ne l'a été par un individu connu des services de renseignement français. Les services secrets sont mis au défi de détecter de nouvelles menaces dont les auteurs et les modes opératoires ne sont pas connus et ne peuvent, par définition, faire l'objet d'une surveillance ciblée. Les dispositifs existants ne sont donc pas adéquats.

Bien sûr, une menace exogène, c'est-à-dire venant d'un théâtre extérieur – commando frappant, comme nous l'avons malheureusement vu en 2015, une cible que l'on pourrait qualifier de médiatique : une terrasse de café, une salle de spectacle, un lieu de vie –, reste possible ; mais, nous le voyons bien, la principale menace est endogène. L'ennemi de l'intérieur existe, il peut frapper à tout moment. Dans la quasi-intégralité des cas il n'a aucun contact avec une organisation terroriste et, s'il s'en réclame, c'est souvent par opportunité.

En commission j'ai déjà eu l'occasion d'énoncer le but de ce projet de loi, à travers un triptyque dont je répète ici qu'il doit tous nous guider : ce texte doit être humain d'abord, technologique ensuite, éthique enfin.

Humain parce qu'il concentre, sur des profils particuliers, une vigilance accrue qui va de pair avec l'augmentation considérable des effectifs de la DGSI et des renseignements territoriaux : sortants de prison condamnés pour terrorisme, individus présentant un profil à caractère psychiatrique, individus qui recourent de plus en plus à des applications autres que les communications téléphoniques classiques, lesquelles présentent donc de moins en moins d'intérêt. M. le garde des sceaux aura l'occasion de souligner, j'imagine, la mesure touchant aux individus qui sortent de prison, l'une des plus importantes du texte.

Technologique ensuite, ce texte l'est parce que la menace et la technologie même de ceux qui nous veulent du mal et nous frappent en plein cœur évoluent. Dans ces conditions, il est normal que l'État fasse évoluer ses propres moyens : je pense aux captations de l'évolution du comportement des individus et aux moyens nouveaux dont nous avons besoin en ce domaine. La technique dite de l'algorithme a été expérimentée par la DGSI. La délégation parlementaire au renseignement a eu à en connaître, ce dont, je l'espère, elle témoignera ici. Nous vous demandons la pérennisation de ces techniques dont, notons-le, la plupart des grandes majors informatiques font usage. Il serait un peu étonnant que l'État français souverain, contrôlé par au moins quatre instances, ne puisse en faire de même : comment refuser à la DGSI ce que nous acceptons de Facebook ou de Google ?

Le texte est enfin éthique, avec la pérennisation et l'évolution qui entourent les garanties renforcées dans le strict respect des libertés individuelles. J'y ajoute la volonté personnelle du Président de la République d'ouvrir les archives, sujet important que le Parlement n'a d'ailleurs pas oublié puisqu'une grande partie des amendements le concernent, la fermeture des archives devenant l'exception et l'ouverture la règle.

Lorsqu'une technique de renseignement qui touchera aux nouveaux moyens technologiques visés par le projet de loi sera sollicitée par les services, nul ne peut penser que cela se fera de manière sauvage, dans le secret d'un bureau obscur ou dans un sous-sol du centre de Paris. Il faudra quatre signatures, comme lorsqu'on procède à une écoute téléphonique, pour l'autoriser : celle du chef du service, qui s'en justifie directement auprès du ministre de l'intérieur, lequel signe de sa main sous le contrôle – troisième signature –du Premier ministre, qui, comme vous le savez, a la défense nationale dans ses compétences constitutionnelles ; le dernier contrôle, enfin, est celui de l'autorité administrative indépendante, qui, je puis en témoigner, s'acquitte de ce rôle avec une vigilance toute particulière.

Nous proposons ainsi de pérenniser les dispositions issues de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, à savoir les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, mais aussi de rendre possible la fermeture de certains locaux pour éviter leur utilisation par des associations qui en sont gestionnaires dans le but de faire échec à la fermeture du lieu de culte, abus de droit qu'il convient bien entendu de condamner. La mesure n'a rien à voir avec la disposition présentée dans la loi contre le séparatisme, même si elle la complète utilement.

Interdiction sera faite aussi à une personne sous surveillance administrative et tenue de résider dans un périmètre géographique déterminé de paraître dans un lieu où doit se tenir un événement important. Chacun comprend le risque terroriste lié à tel ou tel rassemblement de foule ou rendez-vous médiatique : ce sont autant d'événements qui peuvent déclencher un passage à l'acte. Quant au possible allongement de la durée de surveillance des personnes sortant de prison après une condamnation à une peine d'au moins cinq ans ferme – ou trois ans lorsque l'infraction a été commise en état de récidive – pour des faits à caractère terroriste, M. le garde des sceaux en parlera bien mieux que je ne pourrais le faire.

Le projet de loi vise également à améliorer les techniques de renseignement. On s'arrête sans doute beaucoup, dans les médias, sur les mesures de lutte contre le terrorisme, et peu sur les mesures importantes que le Gouvernement soumet au Parlement pour améliorer le renseignement, lequel, apanage des grandes démocraties, est toujours contrôlé par la délégation parlementaire, quelle que soit sa forme. Le Gouvernement donnera un avis favorable, je le dis à Mme la présidente de la commission des lois et à Mme la présidente de la DPR, aux demandes d'une transparence accrue sur l'action du Gouvernement et d'un renforcement des pouvoirs de la DPR : assorties d'un respect des pouvoirs constitutionnellement dévolus à chacun, de telles demandes sont bien légitimes en démocratie.

Plusieurs dispositifs sont ainsi créés, et non des moindres, comme l'élargissement à l'URL, le localisateur uniforme de ressource, des données susceptibles d'être recueillies en temps réel par le biais de la technique de l'algorithme. À ceux qui qualifient ces mesures de liberticides, je veux répondre que quelqu'un qui aurait consulté dix fois dans la matinée une vidéo de décapitation par un terroriste islamiste ne serait pas repéré, aujourd'hui, par les services de renseignement : ce n'est pas un très bon signe pour la sécurité nationale, avouons-le. On peut avoir une bonne raison de regarder de telles vidéos, certes, mais cela mérite sans doute d'être vérifié. Que dirait d'ailleurs la vox populi – et même les représentants de la nation lors des questions au Gouvernement – s'il était prouvé que telle ou telle personne a pu regarder des dizaines, des centaines, des milliers de fois des vidéos, photos ou messages publiés par Daech, l'État islamique ? « Pourquoi n'êtes-vous pas intervenus ? », nous demanderait-on. « Parce que nous ne savions pas », répondrions-nous, « et que le Parlement ne nous a pas donné, à ce jour, les moyens de le savoir. »

L'élargissement des possibilités de concours des opérateurs de communications électroniques, mais aussi l'augmentation de la durée d'autorisation de la technique du recueil d'informations informatiques sont également essentiels. La conservation des renseignements à des fins de recherche et développement – étant entendu que, M. le rapporteur l'a longuement expliqué, ces données doivent anonymisées – et le développement des interceptions des correspondances échangées par voie satellitaire permettent d'accompagner l'arrivée de nouvelles technologies.

Ce projet de loi tend enfin à fluidifier, tout en les encadrant – et ce sera une très bonne chose –, les échanges de renseignements entre services. Ce point est tout particulièrement souhaité par M. le Premier ministre comme par l'autorité administrative indépendante qui nous contrôle.

Je termine en évoquant les données de connexion, indispensables aux services de renseignement et d'enquête. Plusieurs dispositions, tardivement introduites par lettre rectificative, ont fait l'objet d'une deuxième délibération en conseil des ministres à la suite de la décision « french data network » – en patois tourquennois

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