Intervention de Michel Larive

Séance en hémicycle du mardi 22 juin 2021 à 22h30
Accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Larive :

Madame la ministre, l'année dernière, votre prédécesseur, Franck Riester, a déposé un projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l'ère numérique. Nous en avons débattu en commission, puis la crise sanitaire a interrompu le travail parlementaire.

Le Gouvernement – que vous représentez désormais, madame la ministre – a choisi de ne pas inscrire de nouveau ce texte à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Vous avez décidé de légiférer par ordonnance sur une grande partie des mesures qu'il contenait. C'est le cas d'articles auxquels nous nous sommes opposés aux côtés d'associations comme la Quadrature du net, qui attaquent la liberté d'expression sur internet en instaurant une surveillance généralisée des contenus sans aucune mesure efficace contre la censure dont des organisations politiques, des syndicats, des associations, des artistes ou de simples citoyens font l'objet depuis des années.

La semaine dernière, nous avons proposé de nouveaux amendements visant à garantir la liberté d'expression sur internet et les réseaux sociaux. Une fois encore, ils ont été écartés. Permettez-moi tout de même de vous rappeler quelques récents cas de censure.

Le 1er juin 2021, le parti communiste français dénonçait la censure pratiquée par Facebook sur l'une de ses pages en période électorale. Trois jours plus tard, le 4 juin 2021, c'est le journal Fakir qui était censuré par la même plateforme : toute publication renvoyant vers le site du journal était bloquée et les anciens posts étaient supprimés sans aucune explication. La censure s'est exercée.

En janvier dernier, Twitter a suspendu plusieurs comptes de militantes féministes qui ont osé publier et relayer la question suivante : « Comment fait-on pour que les hommes arrêtent de violer ? » Quelques jours plus tard, Twitter a expliqué qu'il avait accru son « utilisation du machine learning et de l'automatisation afin de prendre plus de mesures sur les contenus potentiellement abusifs et manipulateurs ». C'est exactement ce que nous avons dénoncé en mars 2020, et encore la semaine dernière. Une vérification humaine doit toujours avoir lieu avant la suppression d'un contenu.

La Commission européenne va dans notre sens. Le 4 juin 2021, dans ses orientations pour aider les États membres à transposer l'article 17 de la directive sur le droit d'auteur, elle restreint le blocage automatique « aux contenus manifestement illicites signalés par un ayant droit », les autres contenus devant être mis en ligne, puis examinés par un être humain.

Vous laissez ces plateformes – Twitter, Facebook, YouTube – sans aucun contre-pouvoir. Elles décident seules de ce qui peut être ou non publié et communiqué. Elles décident seules de la façon de surveiller les contenus. Elles décident seules de surveiller tous nos comportements, de collecter nos informations personnelles, nos goûts, nos opinions politiques et religieuses, nos habitudes de consommation, de stocker toutes ces données et de les monétiser. Elles gagnent de l'argent en nous épiant.

En réalité, ces grandes plateformes sont de grands espaces de publicité très peu régulés. L'année dernière, vous avez aussi refusé les amendements que nous avions déposés pour protéger nos enfants contre les injonctions à consommer toujours plus, pour alerter sur les usages de ces plateformes qui encouragent la malbouffe et les produits qui polluent le plus et dérèglent notre climat. Plus de la moitié de nos amendements – vingt-trois sur quarante-cinq – ont été jugés irrecevables en commission. Les débats sont bâclés en une journée ; vous expédiez ce projet de loi sans être à la hauteur des enjeux.

Autre sujet, et non des moindres, à avoir disparu de ce projet de loi : l'audiovisuel public. Ce chantier est toujours en jachère, témoignant de l'absence totale d'ambition du Gouvernement dans ce domaine, comme l'atteste chaque année la baisse du budget du service public de l'audiovisuel : elle a été de 190 millions d'euros entre 2018 et 2022 – 160 millions d'euros pour France Télévisions et 20 millions d'euros pour Radio France.

Que reste-t-il de ce projet de loi ? La fusion du CSA et de la HADOPI au sein de l'ARCOM. Arrêtons-nous un instant sur le bilan de la HADOPI. En 2019, elle a envoyé 830 000 avertissements – chiffre qui n'a jamais été aussi faible –, non pour reprocher aux internautes d'avoir piraté un bien culturel, mais pour n'avoir correctement protégé leur réseau. Ce système est complètement hypocrite : il est légal de s'abonner à un réseau privé virtuel (VPN) qui permet de cacher son adresse IP ; le réseau est alors protégé, et il échappe au contrôle de la HADOPI. Cela n'a aucun sens, d'autant que les usages se sont modifiés : le streaming illégal a remplacé le téléchargement ; l'offre légale s'est développée.

La HADOPI se révèle à la fois coûteuse et inefficace : elle a coûté 80 millions d'euros et permis d'engranger 87 000 euros de recettes par le biais des amendes. La mission de protection de la propriété intellectuelle doit être à nouveau confiée à la justice judiciaire plutôt qu'à une autorité administrative, comme tout ce qui relève de la liberté d'expression. Plutôt que de dépenser des millions dans une politique inefficace de répression des internautes, il faut travailler au développement de l'offre légale, en créant un nouveau service public de l'internet et une plateforme publique d'offre légale en ligne de musiques, films et contenus culturels.

Quant au CSA, une réforme de sa gouvernance est indispensable. Opposés à la nomination de son président par le Président de la République, nous avons proposé qu'il soit élu par les commissions des affaires culturelles de l'Assemblée nationale et du Sénat. Cette réforme est demandée depuis des années par des parlementaires de tous bords. Laissez-moi vous citer quelques-uns des nombreux articles relatant la révocation de Mathieu Gallet de la présidence de Radio France par le CSA, en 2018, à un moment où Mme Nyssen était ministre de la culture. Le 31 janvier 2018, Ouest-France interrogeait : « Mathieu Gallet révoqué : le CSA est-il aux ordres ? » Le lendemain, c'est Libération qui titrait : « L'éviction de Gallet relance le vieux débat sur l'indépendance du CSA. » Le 1er février 2018, Thomas Snégaroff, journaliste et historien, concluait ainsi sa chronique sur France Info : « Indépendance réelle ou seulement formelle ? Près de trente ans plus tard, cette question fondamentale pour notre démocratie n'est manifestement pas encore tranchée. » Il est temps que cela change. Nous avons également proposé que deux représentants des usagers siègent au CSA.

Ces deux mesures apporteraient à la fois des garanties d'indépendance et une exigence démocratique. Selon une enquête de l'IFOP publiée vendredi dernier, 55 % des Français ont un fort sentiment de méfiance à l'égard des médias. Les deux sentiments qui suivent sont la colère et le dégoût, ce qui devrait peut-être vous interpeller. L'intérêt, lui, n'arrive qu'en quatrième position. Et 67 % des Français disent douter de la véracité des informations qu'ils reçoivent de la part d'un média reconnu. Une précédente étude, parue en janvier 2021, indiquaient que 63 % des Français pensent que les journalistes ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir, et 59 % qu'ils ne résistent pas aux pressions de l'argent. Ils mettent donc en cause à la fois la crédibilité des médias et l'indépendance des journalistes.

Nous avions proposé la création d'un conseil de déontologie, composé de représentants des usagers des médias et de représentants de journalistes, y compris les précaires et les pigistes. Ce conseil de déontologie donnerait aux citoyens la possibilité d'avoir un recours pour faire respecter leur droit à une information objective. Vous avez jugé notre amendement irrecevable.

Cette question de l'indépendance des médias face aux puissances de l'argent est cruciale, alors que l'on observe des phénomènes de concentration toujours plus importants. Avec la fusion des groupes M6 et TF1, on assiste à une mainmise progressive de TF1 sur la TNT. La chaîne est passée d'un seul canal de diffusion sur treize canaux gratuits à plus d'un tiers des canaux actuels, soit neuf sur vingt-cinq.

Laissez-moi vous rappeler le programme du Conseil national de la Résistance, adopté en 1944 et initialement intitulé « Les jours heureux. » Il affirme que les mesures à appliquer visent notamment à assurer « la pleine liberté de pensée, de conscience et d'expression ; la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'État, des puissances d'argent et des influences étrangères ; la liberté d'association, de réunion et de manifestation ».

Les neuf milliardaires qui se partagent 90 % de nos médias ne sont pas engagés que par intérêt économique ou par passion du journalisme, mais bien pour en faire des outils de propagande politique. L'exemple du groupe Bolloré est emblématique de ces dérives : le groupe Canal+ détient, outre la chaîne éponyme, trois chaînes gratuites – C8, CNews et CStar. CNews est aussi l'un des premiers quotidiens de France avec près de 900 000 exemplaires diffusés chaque jour. Les journalistes de la station de radio Europe 1 sont actuellement en grève pour dénoncer « un management autoritaire et inadapté, qui se durcit au fur et à mesure que se précise l'emprise de Vincent Bolloré ». Ils ne veulent en aucun cas être associés à la ligne éditoriale de CNews qui dérive vers la promotion de thèses d'extrême droite. On peut comprendre leur crainte lorsque l'on voit que M. Louis de Raguenel, ancien de Valeurs actuelles, a été nommé chef du service politique d'Europe 1.

Vincent Bolloré et son groupe ne sont pas des passionnés du journalisme. Ils ont régulièrement attaqué – ou même licencié – des journalistes qui osaient les contredire. En janvier 2018, vingt-six associations, vingt-trois médias et de nombreux journalistes publiaient une tribune intitulée « Face aux poursuites-bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons pas !» Ils dénonçaient les entraves à la liberté de la presse dont est désormais coutumier le groupe Bolloré.

Comme le relèvent les auteurs de cette tribune, « une cinquantaine de journalistes, d'avocats, de photographes, de responsables d'ONG et de directeurs de médias ont été visés par Vincent Bolloré et ses partenaires ». Ils estiment que « ces poursuites systématiques visent à faire pression, à fragiliser financièrement, à isoler tout journaliste, lanceur d'alerte ou organisation qui mettrait en lumière les activités et pratiques contestables de géants économiques comme le groupe Bolloré » et appellent de leurs vœux des réformes pour un « renforcement de la liberté d'expression ».

C'est ce que nous avons proposé de faire en interdisant qu'une même personne contrôle à la fois une chaîne de télévision, une radio et une publication d'informations politiques et générales. De même, nous voulons que, comme cela s'est fait ailleurs, les grands groupes de médias concentrés dans les mains de quelques milliardaires soient démantelés : nous proposons qu'il soit impossible qu'un groupe contrôle plusieurs chaînes de télévision. Enfin, troisième volet de cette loi anti-concentration, dont nous posons les premiers jalons : un même groupe ne devrait pouvoir posséder à la fois le réseau et l'objet diffusé. Un même acteur ne saurait être fournisseur d'accès à internet ou de box TV tout en contrôlant des chaînes de télévision.

Le Sénat, qui n'est pas soumis à la censure de la majorité présidentielle, a introduit deux articles, 10 sexies et 10 septies , qui prévoient de relever les plafonds de concentration des médias. La seule mesure sur laquelle nous pourrons débattre vise donc à accroître la concentration du secteur ! Encore une fois, ce gouvernement choisit de regarder ailleurs quand il s'agit de défendre l'intérêt général, d'être du côté des citoyens et de la liberté d'information, et de garantir enfin le pluralisme dans les médias.

Autre point : le Gouvernement entend lutter plus efficacement contre le piratage sportif. Mais, une nouvelle fois, il s'attache à défendre les droits des actionnaires des chaînes qui possèdent les droits de diffusion sans jamais se demander s'il ne relèverait pas de l'intérêt général…

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.