Je reviendrai d'abord sur ce que vous appelez des approximations.
J'ai relu mes déclarations pasées devant la commission des affaires économiques, avant de venir devant vous, et je n'ai pas un mot à retirer. Il y a peut-être l'interprétation que j'ai faite – c'est un autre sujet –, mais en ce qui concerne le représentant de mon ancien ministère, dont je vous ai suggéré tout à l'heure de regarder s'il participe et ce qu'il fait, je souligne qu'il ne s'agit pas d'un représentant d'Alstom : c'est lui qui dispose des pouvoirs de l'État et qui exerce les droits de véto en notre nom, c'est-à-dire celui de la nation. Je ne vois donc pas où se trouve l'approximation.
L'alliance, telle que nous l'avions conçue, en était-elle une ? Elle aurait pu le devenir, je le crois. C'est le sens que je donne à la volonté qu'Alstom aurait pu avoir et à celle de l'État, qui aurait pu prendre le contrôle de cette entreprise. Je pense que nous aurions pu avoir une alliance. Si nous l'avions imaginé, c'est qu'une autre alliance a fonctionné : celle concernant les moteurs que Safran et GE construisent depuis près d'un demi-siècle, avec un succès extraordinaire sur le plan mondial. Ces deux entreprises sont à « 50-50 » si mes souvenirs sont bons – mais je ne voudrais pas être approximatif sur ce point. Lorsque nous avons construit les coentreprises, nous avions en tête ce précédent entre Safran, anciennement SNECMA, et GE, dont nous avions célébré à Washington le quarantième anniversaire avec le Président de la République. Cela veut dire que c'est possible, que ça fonctionne, mais il faut que chacun en ait envie.
Ma vision était certainement optimiste, au regard de mes anticipations. Je pensais que l'État serait à la tête d'Alstom, et non M. Poupart-Lafarge. Il considère qu'il dirige une grande entreprise ferroviaire, sans maintien de l'activité énergétique. Il faisait partie du Board, du Comex qui a pris la décision de s'en séparer. Il y a un problème : on n'a pas nationalisé Alstom, comme le prévoyait le dispositif d'ensemble tel que nous l'avions conçu à l'époque.
M. Fasquelle m'avait alors interrogé sans complaisance – c'est le moins que l'on puisse dire –, comme il le fait toujours et je l'en remercie, car cela fait partie de votre travail. Il m'avait dit qu'il s'agissait d'un « habillage ». Je lui avais répondu que la condition était que l'État s'en mêle, sinon cela ne marcherait pas. C'est malheureusement ce qui s'est produit.
Ma vision était optimiste au regard de ce qui s'est produit par la suite : j'étais fondé à penser que la nationalisation aurait lieu et que nous aboutirions ainsi à une situation beaucoup plus intéressante.
En ce qui concerne le 21 juin 2014, je ne peux pas être formel sur la date, mais tout s'est noué en l'espace de quelques heures. Était-ce sur deux jours ou un seul ? Je sais que tout s'est décidé au dernier moment, car nous avions besoin de temps. Nous avons comprimé la discussion finale au moment du conseil d'administration d'Alstom, si mes souvenirs sont bons. Je me rappelle avoir attendu sur le trottoir, en bas du cabinet Bredin Prat, qui représentait Alstom, me semble-t-il, alors que MM. Immelt et Kron m'attendaient en haut : il fallait que les derniers éléments du protocole d'accord, notamment s'agissant de la sanction en matière d'emploi, figurent noir sur blanc – les dirigeants eux-mêmes n'en voulaient pas. C'était une période extrêmement agitée : je me souviens que tout s'est déroulé en environ vingt-quatre heures, mais je ne saurais pas vous dire si la conclusion a eu lieu le matin ou l'après-midi. En tout cas, il n'y a pas de violence contre la vérité dans l'erreur, s'il y en a une.
M. Kaeser ne voulait pas : c'est pourquoi personne n'était convaincu par un accord avec Siemens. Néanmoins, ma conviction était que si nous avions bloqué la vente avec GE et repris le dossier, nous serions parvenus à un accord franco-allemand. Je vais vous dire pourquoi j'ai défendu cette position : nous avons des cordes de rappel avec nos amis allemands, nous sommes capables de discuter et de nous entendre. C'est préférable à des accords avec des territoires lointains qui ne sont pas parties aux multiples questions que nous avons à négocier avec nos partenaires européens. Il est toujours préférable de conclure un accord avec un voisin, même si c'est plus difficile. Un deuxième sujet était extrêmement délicat : l'accord avec Siemens signifiait 3 000 emplois en grave difficulté. Les élus et les syndicats étaient donc tous hostiles, des deux côtés du Rhin. La situation n'était pas facile.
L'accord actuel entre Alstom et Siemens nous prive des capacités de maîtriser la suite des événements – même si c'est plus facile avec les Allemands qu'avec les Américains. Le résultat est que nous avons perdu le contrôle de deux industries en l'espace de trois ans. Or je crois que nous avons besoin de les maîtriser. Des générations de Français ont travaillé dans ces entreprises et les ont bâties patiemment. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus savoir ce qu'il en adviendra – en tout cas, nous aurons du mal.
Il était parfaitement réaliste et possible de gagner du temps, de rester seul et de construire une stratégie avec d'autres alliés. Une solution faisant appel à Mitsubishi avait été envisagée. C'était la meilleure car il n'y avait pas de doublons. Nous étions présents sur le champ européen mais aussi asiatique, avec la possibilité d'un accord mondial très fort dans le domaine de l'énergie. Il y avait d'autres solutions sur la table, mais il aurait fallu être capable de dire « non » à nos amis américains. M. Kron est venu me voir pour me dire que si je n'acceptais pas l'accord avec GE, il me faisait immédiatement un plan social concernant 5 000 personnes. Voilà comment se comportent les dirigeants d'entreprise à l'égard du Gouvernement. Il faut que vous le sachiez.