Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du mercredi 13 décembre 2017 à 17h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique :

Monsieur Fasquelle, ça n'aurait pas été une difficulté pour moi de reconnaître que j'avais été abusé. Mais je reste convaincu, trois ans après, que ce n'était pas une histoire à dormir debout. Je maintiens la position que j'avais exprimée ; j'ai relu mes déclarations pour voir si j'étais toujours en accord intellectuel et sentimental avec elles : je n'ai rien à en retirer. Je pense que cette alliance pouvait vivre et se déployer si l'État avait été très présent et si Alstom avait été dirigé par d'autres.

Pour moi, la nationalisation d'Alstom était une des clés de la réussite de cette affaire. La bataille à l'Élysée a eu lieu sur ce point. Et j'ai gagné mon arbitrage ce jour-là. En effet, on m'a dit que nous n'étions pas au Venezuela – vous avez cité l'auteur de ces propos, c'était le secrétaire général adjoint de l'Élysée, Emmanuel Macron, avec qui d'ailleurs j'entretenais d'excellentes relations. Nous étions rarement d'accord, mais il y avait de l'estime réciproque. Certes, nous n'étions pas au Venezuela, mais eu égard au poids de l'un et de l'autres – 250 milliards pour GE et moins de 10 pour Alstom – GE ferait ce qu'il voudrait si l'État français était absent. C'est ce qui s'est passé.

Qui n'a pas mis en oeuvre la solution que j'avais arrachée à Jean-Pierre Jouyet, François Hollande et Manuel Valls ce jour-là ? Mon successeur ! Pour moi, il fallait se battre pour qu'Alstom soit sous contrôle étatique et, si on s'en était tenu à cette position, on n'aurait pas eu le même destin – on n'aurait même pas eu la suite ferroviaire qu'on connaît.

On dit que les Allemands ne veulent pas de l'État, mais chez eux, l'État est partout, car ils savent très bien mettre en oeuvre des accords public-privé – seulement, ils le font d'une autre manière que nous, qui nous lançons dans de grandes tirades politiques, qui nous engueulons et sommes incapables de nous entendre : eux, ils n'ont pas besoin de faire de politique, ils sont tous alignés sur les intérêts industriels, ce qui est beaucoup plus facile ! C'est pareil pour les Japonais et, d'une manière générale, pour tous les pays holistiques, qui ont compris que l'outil industriel constitue un point de consensus national.

Dans les pays individualistes, c'est la bagarre ! Nous sommes dans cette catégorie plus que dans celle des pays holistiques, et chez nous le patriotisme économique n'existe que par construction. Vous parliez tout à l'heure de ma marinière, monsieur le président : c'est une symbolique qui signifie que nous devons nous entendre sur les questions touchant à nos outils de travail, à ce qui donne du travail aux Français, ce qui fait leur pain quotidien. Ce n'est pas un luxe, mais une nécessité pour survivre dans la mondialisation cruelle et impitoyable, eu égard aux monstres que nous devons affronter, avec des États qui veillent derrière leurs entreprises. Quand ces entreprises nous envoient des représentants de commerce, des managers aux dents blanches, nous devons nous méfier des apparences !

À qui incombe la responsabilité de ce qui s'est passé ? Pour moi, l'arbitrage a été collectif. J'ai défendu la solution Siemens jusqu'à ce que le Premier ministre de l'époque, M. Valls, me lâche. Or, si j'ai commencé par aller chercher Siemens, c'est qu'au début je n'avais pas de décret, je n'avais rien ! La pression était forte pour que je signe l'accord de cession avec General Electric, je n'avais plus qu'à dire : « c'est d'accord, monsieur Immelt », et c'était fait ! Je n'avais même pas à donner mon avis : ils refusaient de me prendre au téléphone ! En fait, les dirigeants d'Alstom et de General Electric, Patrick Kron et Jeffrey Immelt, s'étaient déjà mis d'accord et avaient acheté toutes les agences de communication, tous les cabinets d'avocats et les banques d'affaires de Paris – Lazard, Rothschild, etc. – dans la perspective de la cession, qu'il n'y avait plus qu'à entériner.

Dans cette situation, il ne nous restait qu'une possibilité, faire en sorte que l'État reprenne ses droits, et c'est ce que nous avons fait avec la signature de ce décret permettant à l'État de bloquer le rachat d'entreprises françaises par des investisseurs étrangers. Pour ça, j'ai réussi à trouver un avocat d'affaires encore libre, et je peux vous dire que nous étions très heureux d'avoir pu prendre ce décret. Je ne regrette qu'une chose, c'est qu'il n'ait servi qu'une seule fois, dans le dossier Alstom : de ce fait, il risque de se produire ce qu'on appelle une « perte de sens » en jurisprudence, et il serait bon d'utiliser à nouveau ce décret, de le faire vivre, afin d'en réactiver la portée.

Le Président de la République de l'époque, M. François Hollande, ne voulait pas s'affronter aux Américains – c'était son choix politique. Quant au Premier ministre, après m'avoir plus ou moins encouragé dans la solution franco-allemande, qui semblait convenir à ses convictions, il m'a lâché au moment crucial. Il est beaucoup plus difficile de dire non que de dire oui et, si je voulais bien être le bad boy, celui qui dit non, il fallait quand même que je sois soutenu… et c'est au moment où j'aurais dû l'être que le Premier ministre a abandonné son ministre de l'industrie, seul face à ceux qui ne voulaient pas nationaliser, ceux qui ne voulaient de la solution allemande, et ceux qui voulaient qu'on signe avec General Electric sans faire d'histoires. C'est un fait, un ministre a des chefs… Cela dit, je reste assez fier d'avoir réussi à créer un rapport de forces et d'avoir obtenu ce décret.

Mme Batho, M. Fasquelle et M. Lachaud m'ont interrogé au sujet de la procédure de corruption. Si j'accepte volontiers de m'exprimer à ce sujet, car je n'ai rien à dissimuler à la représentation nationale, je souhaite cependant que cela se fasse à huis clos, en raison des procédures en cours et des intérêts en cause. À l'heure actuelle, certains de nos compatriotes sont en prison alors qu'ils ne le méritent pas : ils y sont à cause de l'affaire Kron. Je souhaite donc pouvoir exprimer la vérité afin que nul n'en ignore, et vous en ferez ce que vous voudrez une fois que ce sera dans votre rapport : reconvoquez-moi à huis clos, monsieur le président, et je répondrai à toutes vos questions sur la DGSE, le ministère de la défense, M. Kron, et les personnes qui, au sein de l'État, étaient informées de la procédure de corruption.

M. Fasquelle m'a demandé ce qu'on pouvait faire pour se protéger contre les tentatives de certains États étrangers de déstabiliser nos grands groupes en engageant des poursuites judiciaires contre leurs dirigeants, en faisant notamment référence au rôle joué par le Department of Justice (DOJ) américain. La première chose à faire en pareil cas, c'est de sortir les dirigeants mis en cause – car, à défaut, ils constituent à l'évidence un point faible. Dans l'affaire qui nous intéresse, il est à noter qu'une pression physique s'est exercée sur M. Kron, sous la forme d'une menace d'arrestation : plusieurs de ses cadres ont été interpellés à l'aéroport JFK de New York et immédiatement incarcérés à la demande du procureur – et si lui a été laissé libre de ses mouvements, c'était pour lui permettre d'aller négocier la vente d'Alstom ! On voit bien ici la collusion entre les intérêts de la justice et les intérêts économiques de l'entreprise General Electric.

Je le répète, quand des dirigeants sont mis en cause dans le cadre d'une procédure américaine, il faut se dépêcher de les remplacer. À cet égard, je salue la décision prise par Tom Enders, le patron allemand d'Airbus, de ne pas briguer un nouveau mandat à la tête de l'avionneur européen, qui se trouve actuellement pris dans un scénario similaire.

Ensuite, il ne faut pas hésiter à ouvrir nous-mêmes des procédures en France, afin que les procédures ouvertes à l'étranger ne nous soient pas opposables. Bien sûr, c'est un dilemme, parce que cela implique d'ouvrir des procédures contre nos propres entreprises – ce que nous n'avons jamais voulu faire. Nous avons les mêmes textes que les Américains, mais pas le même système judiciaire. Comment le DOJ est-il devenu un outil de prédation économique et industrielle mondiale sur l'économie, notamment européenne ? J'ai fait mes calculs, je crois qu'on n'est pas loin de 15 milliards d'amendes distribuées en moins de dix ans. Si cela vous intéresse, vous trouverez tous les chiffres dans le rapport sur l'extraterritorialité de la législation américaine rédigé par Mme Karine Berger en 2016, dans le cadre d'une mission d'information présidée par M. Pierre Lellouche. On assiste à une montée en puissance du nombre et de l'impact des procédures américaines, depuis que la NSA a organisé l'écoute du reste du monde. Il y a là un vrai sujet de protection de nos intérêts et de nos entreprises contre l'espionnage mondial de la NSA – en attendant que les Russes et les Chinois s'y mettent à leur tour, ce qui ne saurait tarder. Défendre la souveraineté fondamentale de notre pays, c'est l'une des trois propositions que je vous fais.

M. Fasquelle m'a également demandé si nous pourrions mieux nous armer en matière de politique européenne. Sur ce point, j'estime que nous devons conclure des alliances. J'ai mené pour cela un combat très difficile quand j'étais ministre : j'avais pris un lit de camp à Bruxelles pour être présent sur place, et j'ai ainsi réussi à ce que la France construise une alliance à treize, comprenant tous les pays du Sud, la Belgique, et une partie des pays de l'Est, contre le Royaume-Uni, qui menait le combat contre le volontarisme industriel au sein de mon conseil, celui des ministres de l'industrie de l'Union européenne. Mme Batho, qui siégeait à la même époque au sein du conseil des ministres de l'environnement, se souvient sans doute de l'affrontement entre le bloc des pays menés par la France et le bloc des pays menés par les Britanniques – avec l'Allemagne et l'Autriche au milieu.

Il est faux de prétendre qu'il existe un couple franco-allemand : en fait de forces en présence, vous avez les Britanniques contre les Français, et au milieu les Allemands, qui ne prêtent main-forte à leurs alliés que de temps à autre. En dépit de cette situation, on a quand même construit une stratégie visant à réduire le contrôle de la Commission européenne sur les aides d'État. Ce n'était pas facile dans un contexte où on estime qu'il faut combattre la constitution d'oligopoles – dont nous avons pourtant besoin pour faire face au reste du monde – et où on en est encore à croire qu'il faut appliquer au sein de l'Union européenne les principes ayant fondé la construction du Marché unique, alors que l'Union européenne a aujourd'hui besoin de se défendre, et même d'être offensive, face au reste du monde : en d'autres termes, nous devons construire des champions européens, éventuellement binationaux ou trinationaux – et c'est ce que nous finirons par faire.

J'avais affaire à un commissaire européen à la concurrence, M. Joaquin Almunia, qui était un véritable taliban vis-à-vis des aides d'État : à chaque fois qu'il entendait ce mot, il faisait un bond et envoyait des armées d'inspecteurs pour nous contrôler et nous sanctionner. En 2013, pour éviter l'effondrement de la banque PSA Finance, l'État a dû signer une garantie de 7 milliards d'euros : ça ne l'a pas empêché de nous mettre une procédure sur le dos ! Je suis allé le voir en lui disant : « Mais vous voulez donc la fin de PSA, alors même que vous avez des usines PSA en Espagne ! », et comme il me répondait : « Ici je ne suis pas espagnol, mais européen ! », j'ai dû lui dire qu'il était idiotement européen, car laisser s'abîmer l'industrie en pourchassant la bonne volonté politique, c'est le meilleur moyen de détruire l'Europe ! Nous avons eu des débats durs, mais décomplexés, et le plus déconcertant pour moi était sans doute de devoir combattre un socialiste espagnol, qui utilisait des armes les plus terribles des libéraux pour nous empêcher d'être socialistes. Cela a été vraiment été un crève-coeur pour moi.

Aujourd'hui, tout est à reconstruire en matière de politique de la concurrence et d'aides d'État, et le Parlement français s'honorerait à faire des propositions dans ce domaine. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet, et il se trouve encore à Bercy de nombreux fonctionnaires ayant travaillé là-dessus, qu'il faudrait solliciter à nouveau, car ils ont des choses à dire à un moment où la France doit être force de proposition sur la mutation de l'Union européenne et sa nouvelle vision.

Le président de la commission des affaires économiques, M. Lescure, a évoqué le rôle de l'État face aux pays émergents, se demandant quand on cessait d'être défensif pour devenir offensif. Je commencerai par dire qu'il est excessif de considérer que l'État est un mauvais opérateur : partout où l'État a été présent, l'économie a résisté. Je ne suis pas sûr qu'on aurait encore Renault Nissan, numéro un mondial, si l'État n'avait pas été au capital de Renault. Cela s'explique par le fait que l'État est long termiste alors que les marchés sont court termistes, mais aussi par le fait qu'il a une préférence patriotique, à la différence des entreprises, qui sont transnationales ; enfin, l'État défend des intérêts qui ne sont pas forcément économiques, ce qui permet d'équilibrer les choses. Renault n'est pas le seul exemple : si l'État n'était pas actionnaire d'Orange, rien ne garantit que cette entreprise n'aurait pas fait l'objet d'une OPA, qu'elle n'aurait pas été rachetée et découpée en morceaux.

Si l'État est un facteur de stabilité, on peut se demander s'il est un mauvais actionnaire. J'ai envie de vous dire qu'il a appris, qu'il a parfois tiré des leçons de ses propres erreurs et échecs. Aujourd'hui, quand l'État peut prendre le contrôle d'une entreprise comme PSA en devenant l'un des actionnaires de référence, mais en laissant le management travailler, ce qui constitue une situation d'équilibre, il fait son boulot. Quand il siège au conseil de surveillance, qu'il joue en quelque sorte le rôle de surveillant général en corrigeant les abus, les excès, il est tout à fait dans son rôle.

En revanche, quand il est lui-même opérateur, je ne pense pas qu'il soit compétent, et c'est tout le problème. Pour les entreprises comportant une fraction de capitaux publics, la question du choix des dirigeants d'entreprises est d'ailleurs un sujet fondamental, sur lequel il faut travailler. Aujourd'hui, l'article 13 de la Constitution donne ce pouvoir au Président de la République, qui est totalement incompétent en la matière et ne fait que subir l'étiquette « Louisquatorzième » de la Ve République ainsi que les conséquences de la courtisanerie et des copinages de promotion. Le résultat de ce système, c'est l'effondrement de bon nombre d'entreprises publiques au cours des quinquennats et septennats qui se sont succédé – en la matière, je ne serai pas avare de compliments : tout le monde y a droit ! Il faut réfléchir à la façon de retirer au Président de la République les attributions qui sont actuellement les siennes en la matière et de revenir à des procédures de nomination beaucoup plus rationnelles sur le terrain économique, ce qui nécessite de modifier la Constitution. J'ai moi-même essayé de faire bouger les choses dans ce domaine, en proposant au Président de la République que l'on fasse appel à des chasseurs de têtes pour dénicher les dirigeants des entreprises publiques, plutôt que de confier celles-ci aux visiteurs du soir, qui se présentent à la porte du Salon doré de l'Élysée et que l'on fait passer dans le Salon vert : en d'autres termes, il ne faut pas choisir les gens pour leurs accointances, mais en fonction de leurs compétences et de leur motivation – étant précisé qu'il serait bien sûr revenu au Président de la République de choisir qui, parmi les trois candidats sélectionnés par le chasseur de têtes, devait être finalement retenu.

Bien entendu, ma proposition n'a pas été acceptée, ce qui fait que le problème reste entier. Nous nous serions épargné de graves difficultés, notamment celles auxquelles Areva est aujourd'hui confrontée, en évitant que les nominations ne se politisent de façon excessive sous plusieurs quinquennats – je préfère ne pas donner de nom, c'est plus prudent pour moi et pour vous.

Nous disposons cependant de ressources : inspirons-nous de ce qui se fait ailleurs dans le monde. Les Japonais, par exemple, ont un accord de place de l'ensemble du secteur bancaire et des grands fonds d'investissement, et se mettent d'accord pour contrôler le capital de leurs grandes entreprises : pourquoi ne ferait-on pas la même chose, – comme je l'ai d'ailleurs également proposé ? Pour ce qui est de STX, par exemple, les syndicats que vous avez entendus vous ont bien dit que personne ne s'y était intéressé. Pour ma part, je suis persuadé qu'il aurait été possible d'attirer des fonds d'investissement, à condition qu'un leader leur dise : « Cette boîte est formidable, et elle va gagner de l'argent pendant dix ans. Si nous y entrons de façon minoritaire, à hauteur de 5 %, voulez-vous y entrer en tant qu'actionnaires majoritaires ? ». Nous avons actuellement 125 milliards dans les fonds de retraite et les mutuelles : pourquoi n'investit-on pas cet argent dans nos industries, au lieu de le laisser placé à Singapour ou je ne sais où ? Qu'est-ce qu'on attend ?

M. René Ricol – que je cite volontiers bien qu'il soit un ami de M. Sarkozy, car c'est aussi, comme M. Fasquelle, un gaulliste à l'esprit transpartisan – a remis à François Hollande un excellent rapport sur la question. Je vous invite à en prendre connaissance : vous constaterez qu'il y a aujourd'hui 125 milliards disponibles, qui peuvent servir à empêcher toute OPAbilité de notre CAC 40. Bien sûr, pour drainer cet argent vers notre industrie, il va falloir se brouiller avec deux ou trois personnes, mais c'est votre boulot en tant que responsables publics, et ça ne me paraît pas insurmontable !

Enfin, M. Lescure m'a demandé si, avec cet argent, nous ne pourrions pas imaginer de bâtir des alliances pour faire face aux besoins des pays émergents. Je crois qu'on le peut : il y a toujours eu des alliances dans l'histoire de l'économie, et il vaut bien mieux les construire que les subir. Le rapport sur Alstom que m'a remis le cabinet Roland Berger énonçait d'ailleurs, en février 2014, soit deux mois avant le déclenchement des hostilités, toute une série de propositions d'alliances dans le monde, ayant pour objet de nous permettre de ne pas rester seuls, tout en nous laissant maîtres de notre destin.

C'est pourquoi, quand on voit arriver un gros Chinois, il ne faut pas se précipiter de tout vendre de crainte d'être dévorés : en procédant de la sorte, nous sommes sûrs de tout perdre avant même que les Chinois se soient vraiment intéressés à nous ! Je pense que nous pouvons avoir les moyens de notre force, et que notre pays dispose de ressources, qu'il suffit d'orienter différemment. En disant cela, je ne pense pas à la Bpifrance, qui doit se consacrer à son métier, qui est de rebâtir le tissu industriel constitué par les PME, qui a pris très cher au cours des dix dernières années.

Mme Batho m'a demandé si le dossier Alstom pouvait être vu comme une sorte de Florange bis, dans lequel j'aurais moi-même été manipulé pour faire croire qu'il existait d'autres solutions que celle ayant en réalité été décidée depuis longtemps. Cela nous conduit à nous interroger sur les personnes qui étaient informées du vrai projet. À l'occasion de la visite d'État de François Hollande, reçu par le président Obama à Washington en février 2014, une visite à laquelle je prenais part, Mme Clara Gaymard, qui représentait les intérêts de GE en France, m'a demandé un rendez-vous. Lors de notre rencontre, elle m'a déclaré que son groupe était intéressé par Alstom – ce à quoi je lui ai répondu que nous n'étions pas à vendre. Après cela, je n'ai plus eu de nouvelles, et rien n'a pu me laisser penser que d'autres que moi étaient informés – ce qui, évidemment, ne permet pas d'exclure que certaines personnes aient su ce qui allait se passer.

La solution Siemens était-elle un vrai plan B, ou n'avait-elle pour objectif que d'amuser la galerie et de faire ainsi accepter plus facilement la décision finale ? Si je suis moi-même allé chercher Siemens, c'était précisément pour avoir une solution de rechange et gagner du temps car, à défaut, le conseil d'administration aurait voté tout de suite, dès les premiers jours du mois d'avril, la vente à General Electric. J'ai obtenu du commissaire du Gouvernement auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF) qu'il adresse au conseil d'administration d'Alstom la recommandation de ne pas prendre la décision de vendre tout de suite, car une autre solution se présentait. Comme vous le voyez, j'ai dû recourir à une solution bricolée de toutes pièces pour obtenir le délai qui me permettait de construire une autre solution – à part ça, nous n'avions rien qui puisse nous permettre de résister et de gagner du temps.

Après quoi, nous nous sommes efforcés de mettre au point, tant bien que mal, la solution reposant sur un accord faisant intervenir Mitsubishi et Siemens. Je dois vous dire que, pour moi, le Président de la République avait déjà tranché et, si le Premier ministre a été plus délicat, rétrospectivement je pense qu'aucun des deux n'avait le désir d'affronter les Américains, pour des raisons géopolitiques et géostratégiques – de la même manière, ils ne l'avaient pas fait dans l'affaire Snowden, ni au sujet du massacre de la Ghouta en Syrie.

Je me rappelle que, lors de la rencontre de Washington de février 2014, le président Obama a plaidé sans complexes, devant le Président de la République et tout le Gouvernement français, pour l'optimisation fiscale des GAFA, en nous disant : « Vous ne pouvez quand même pas augmenter les impôts ! » – et j'insiste sur le fait que c'était le président Obama, pas Trump, si vous voyez ce que je veux dire ! Bref, je crois qu'il avait été décidé assez tôt, pour des raisons stratégiques, que la vente se ferait avec les Américains.

Ai-je été en mesure d'obtenir des délais et des moyens pour tenter d'infléchir le cours des choses ? C'est un fait, le Premier ministre a signé le décret du 14 mai 2014, ce dont on peut le remercier. Bien sûr, ce n'était pas suffisant, mais peut-être l'était-ce à ses yeux et à ceux du Président de la République, à qui revenait la décision finale. Sans doute avaient-ils en tête le cas Florange à ce moment, car je leur avais dit que, si je n'obtenais pas la nationalisation d'Alstom, je ne vendrais pas cet accord, qui pour moi n'était pas viable. Une personne l'avait compris : le secrétaire général de l'Élysée, M. Jouyet, qui avait pris mon parti dans la discussion, en désaccord sur ce point avec son adjoint de l'époque, M. Macron. J'avais bien insisté sur le fait que, pour que l'alliance en soit vraiment une, il fallait qu'Alstom soit entre les mains de l'État. Je leur ai dit très clairement : « Si vous ne m'accordez pas ça, alors vous ferez sans moi !».

Je rappelle que dans l'affaire Florange, j'avais eu le soutien de tout le monde. La majorité parlementaire et le gouvernement de l'époque, mes collègues, et même l'opposition, avec M. Bayrou, M. Baroin, M. Borloo, M. Breton – dont on reparle ces jours-ci –, M. Mélenchon, Mme Le Pen, tout le monde était d'accord en France ! Manque de pot, les deux seuls qui n'étaient pas disposés à me suivre, c'était M. Hollande et M. Ayrault ! Au coeur de cette espèce de consensus républicain, le Président de la République et le Premier ministre avaient finalement décidé de ne pas donner suite… autant vous dire que je n'avais pas oublié cet épisode, et que je n'avais nulle envie de le revivre.

Après la signature du décret, les événements politiques ont voulu que je sois remplacé par quelqu'un qui n'était pas d'accord avec cette orientation. Il était de la responsabilité du Président de la République et du Premier ministre, restés en place, de veiller à ce que la nationalisation se fasse comme prévu, mais je ne pense pas qu'ils aient beaucoup insisté pour ça – j'espère que je suis clair.

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