En 1981 est adopté le prix du livre unique : les gouvernements successifs n'ont cessé depuis de vanter les principes vertueux de la loi, notamment en 2011 et 2014, lorsqu'il a fallu adapter la régulation à l'ère du numérique. Devant « une mutation commerciale dont les conséquences [étaient] loin d'être neutres sur le plan culturel », puisqu'elles engendraient « une concurrence très vive », Jack Lang s'empara du sujet des prix cassés par les hypermarchés et grandes enseignes, pour permettre à un riche réseau de détaillants de se maintenir sur le territoire, préservant ainsi la diversité éditoriale.
Autres temps, autres mœurs ? Ce n'est pas si sûr. Les pages se tournent mais la situation n'est pas loin d'être analogue, les mastodontes ayant seulement changé de nom et de mode d'action. De fait, les librairies indépendantes se trouvent exclues de la vente en ligne ; les frais de port qu'elles pratiquent sont parfois plusieurs centaines de fois plus élevés que ceux de détaillants qui proposent un tarif à un centime, lequel respecte somme toute ric-rac l'interdiction d'expédition gratuite de 2014. Un livre de poche neuf, Candide par exemple, se trouve actuellement vendu, livraison comprise, entre 3,06 et 10,95 euros, au gré des détaillants : entorse manifeste au prix unique du livre.
L'explication en est simple. Les petites librairies sont soumises à des coûts très supérieurs à ceux que connaissent les grandes entreprises : les frais facturés par les transporteurs varient au moins du simple au double et les frais de préparation sont bien supérieurs, du fait d'un moindre volume. Elles n'ont que le choix de répercuter intégralement le coût réel sur le client, au risque de le perdre, ou de le prendre à leur charge, mais de sacrifier leur marge – dilemme cornélien et mortifère.
La proposition de loi de Laure Darcos, que je remercie pour son investissement et sa présence, entend par conséquent permettre aux ministres chargés de la culture et de l'économie, en lien avec l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), de déterminer un tarif minimal applicable aux frais de port pour la livraison d'un livre. Ainsi, la situation financière des librairies qui pratiquent la vente en ligne sera mécaniquement améliorée. On peut imaginer que des librairies de taille moyenne, en internalisant une partie des coûts, pourront s'aligner sur ce tarif plancher et deviendront compétitives par rapport à Amazon, la FNAC, Leclerc ou Gibert, en proposant à leurs clients un tarif identique. Mieux encore, une telle mesure pourrait inciter certains lecteurs à se déplacer jusqu'au point de vente physique, pour éviter le surcoût. Pour ceux qui, proches d'une librairie, devraient éviter l'envoi à domicile, cela représenterait une amélioration indéniable dans les domaines social et environnemental. L'objectif est pleinement en adéquation avec le retour salutaire au commerce de proximité, qu'il est indispensable de soutenir, comme les circonstances l'ont montré.
Il faut espérer que la mesure influence réellement les pratiques, en faveur du cliquer-retirer, et surtout qu'elle incite le public à s'apercevoir que sa façon de consommer a des effets sur l'activité locale et sur l'environnement. Une prise de conscience en ce sens s'est développée dans le contexte du confinement : nous pouvons l'encourager. Nous sommes face à une occasion à saisir, un kairos – si je puis me permettre.
Néanmoins, l'adoption de cette mesure constitue un véritable pari. Il n'est pas facile d'en anticiper les effets sur l'économie réelle. D'autres reports sont possibles, vers le livre numérique, le livre d'occasion, d'autres bien culturels ou loisirs, qui ne financeront ni les auteurs, ni les éditeurs à un niveau équivalent : ils devront être observés de près. Des contournements aussi pourraient mettre à mal l'efficacité de la mesure or, on le sait, l'imagination des GAFAM excède largement le domaine fiscal.
Tout dépendra également du tarif que le pouvoir réglementaire définira : trop faible, il n'aiderait pas les librairies et ne saurait modifier le marché ; trop élevé, il favoriserait un report vers le marché physique mais au prix, sans doute, d'une perte sèche pour l'ensemble de la filière. Or, comme le soulignait Jack Lang, le lecteur cherche « [premièrement], un prix uniforme. Deuxièmement, le lecteur cherche un prix modéré, aussi modéré que possible. Troisièmement, le lecteur cherche à avoir un prix connu. Et enfin le lecteur cherche à trouver des livres, partout, selon un échantillonnage aussi varié que possible ».
C'est pourquoi notre commission a adopté un amendement qui prévoit que le Gouvernement remettra au Parlement une évaluation, deux ans après l'entrée en vigueur de l'arrêté fixant le tarif minimum. Il s'agit de mesurer les effets de la nouvelle régulation sur le réseau des détaillants et l'accès du public au livre, en exposant les reports observés, en précisant si la mesure est favorable aux grands acteurs ou aux petites librairies indépendantes et en analysant les effets sur les pratiques d'achat des lecteurs, notamment selon leur territoire et leur pouvoir d'achat. J'invite le Gouvernement à se doter, dès la parution de l'arrêté, des outils statistiques, économétriques et de sondage nécessaires à l'élaboration de ce rapport. Ils nous seront utiles lorsque, dans trois ans, le Parlement procédera à l'évaluation du dispositif.
Par ailleurs, j'encourage le Gouvernement à poursuivre les actions complémentaires qui s'imposent et qui, sans être du ressort du Parlement, s'avèrent indispensables.
Si beaucoup a déjà été fait pour faire de nos jeunes des lecteurs – quart d'heure lecture, opération « Tous en librairie », pass culture –, toutes les initiatives – librairies ambulantes, boîtes à livres – doivent être soutenues, de même que doivent l'être les associations qui luttent contre les obstacles géographiques, voire psychologiques de l'accès au livre, qui vont au-devant de nouveaux lecteurs à conquérir.
En cette année de la lecture, j'émets aussi le vœu que toutes les salles d'attente de France, quelles qu'elles soient, puissent rendre utile le temps perdu en présentant des livres à voir et à lire, de façon à démocratiser encore et toujours plus le livre.
Il faut également mieux faire savoir qu'il est possible de commander n'importe quel ouvrage chez n'importe quel détaillant, et mieux faire connaître la loi sur le prix unique : un quart des personnes qui achètent leurs livres en dehors des librairies pensent qu'ils y sont plus chers qu'ailleurs.
Il faudra aussi poursuivre le chantier de modernisation entrepris pour les librairies indépendantes et l'ensemble de la filière de distribution. Si la disposition sur le tarif minimal des frais de port rend la distorsion de concurrence moins vive, les librairies de vente en ligne doivent devenir plus concurrentielles en matière de praticité de la commande et de rapidité de la mise à disposition, éléments qui comptent dans l'acte d'achat.
Par ailleurs, il faudra, pour pleinement remporter notre pari, travailler sur les coûts de préparation et d'envoi auxquels les libraires font face, l'efficacité d'un tel dispositif reposant en grande partie sur la négociation d'accords avec les transporteurs – au premier rang desquels figure La Poste –, avec le soutien des pouvoirs publics.
J'en reviens à la présente proposition de loi, qui comporte d'autres dispositions, essentielles, au profit de l'ensemble de la filière. Tout d'abord, l'article 1er interdit les soldes partiels aux éditeurs : ils ne sauraient solder leurs propres ouvrages, notamment en ligne, au détriment de leurs détaillants. Je salue, dans ce même article, la disposition qui permet une distinction dépourvue de toute ambiguïté entre les livres neufs et les livres d'occasion, alors que celle-ci n'est pas toujours très nette sur les places de marché qui se sont développées récemment.
L'article 2 permettra aux collectivités de soutenir davantage les librairies indépendantes, notamment celles qui rencontreraient des difficultés, grâce un régime de subventions allant au-delà des seules dispositions fiscales existantes, en couvrant aussi le fonctionnement de ces établissements.
L'article 3 est crucial pour les auteurs. Il vise à encadrer par la loi la pratique contractuelle de la compensation intertitres – une ponction opérée sur un autre ouvrage du même auteur en cas de trop-perçu au regard des ventes réelles –, ce progrès résultant des accords de 2017. La situation des auteurs sera aussi nettement améliorée en cas de cessation d'activité – volontaire ou judiciaire – de la maison d'édition.
Enfin, l'article 5 apporte des modifications indispensables et attendues au dépôt légal numérique : la tâche des organismes dépositaires – INA, BNF et CNC – en sera nettement facilitée, un nombre croissant d'œuvres et de documents échappant jusqu'alors à la collecte. C'est donc bien l'ensemble des acteurs, de l'écriture à la conservation, qui bénéficieront des mesures dont nous allons débattre.
Un large consensus s'est exprimé en commission et il ne saurait guère en aller différemment en séance. Nos prédécesseurs l'ont dit et répété à l'envi, le livre n'est pas un objet comme les autres : c'est un bon ami, une fenêtre d'évasion où se cache l'homme et que l'on rencontre, comme on se rencontre aussi au détour des pages. Les histoires d'enfants du peuple, dont la singularité du parcours est intrinsèquement liée au livre, sont belles. Il ne faut jamais cesser de vouloir faire se rencontrer, le plus possible, partout, les livres et les enfants, tel est le dernier vœu que je forme. Je remercie l'auteure de la présente proposition de loi, l'administratrice qui a collaboré avec moi, mais aussi mes chers auteurs, jamais disparus, qui m'accompagnent chaque jour.