Je me trouve devant cette proposition de loi comme devant le bateau de Thésée.
Depuis le Sénat jusqu'à cet hémicycle, en passant par la commission, chacun a remplacé un mât, une rame, une planche ; personne ne sait plus à quoi ressemblait l'original. À peine en subsiste-t-il un indice dans le titre, « proposition de loi visant à créer un ticket restaurant étudiant », mais dans le texte de la proposition de loi, il n'en est plus question.
Cependant je ne m'en plains pas. On a lu çà et là que c'était une « fausse bonne idée ». Quant à moi, je ne crains pas de dire que c'est une mauvaise idée et même une très mauvaise idée parce qu'elle entérine le problème qu'elle se propose de résoudre.
En effet, si la restauration étudiante pose un problème spécifique, c'est d'abord parce que nos jeunes concitoyens ne peuvent pas se nourrir comme les autres, faute d'argent après avoir payé tout le reste, faute de cuisine dans leurs logements exigus, faute de temps après les cours et les transports.
C'est ensuite parce que la restauration universitaire, seule à même de proposer des repas complets et équilibrés à un prix raisonnable, n'est pas accessible à tous les étudiants, mais seulement à certains en fonction de leurs lieux de vie et d'études.
Le ticket restaurant étudiant n'est pas une solution. C'est un vieux marronnier de l'Union nationale interuniversitaire (UNI), un syndicat historiquement hostile à la démocratisation de l'enseignement supérieur.
Avec un ticket restaurant, les riches pourraient financer la moitié de leur plat du jour à la brasserie du coin, pendant que les autres se contenteraient d'un menu de fast-food ou d'une salade en barquette, car à Paris ou ailleurs, on ne peut acheter grand-chose avec 6 euros, sans payer encore 3 euros de sa poche.
Voilà donc ce qui a été déposé au Sénat. Par bonheur, le texte nous est parvenu après avoir été adouci : il n'est plus question de mettre les restaurants universitaires en concurrence avec le privé ni de subventionner la malbouffe. Il s'agirait dorénavant d'organismes conventionnés, dans des secteurs dépourvus de restauration universitaire.
Mais voilà, depuis son passage en commission, le texte est devenu méconnaissable. Ce n'est plus le bateau de Thésée ni même sa réplique ; peut-être est-ce seulement la charpente ou une maquette, on ne sait trop.
Le principe du conventionnement d'établissements publics ou privés demeure, mais sans que soit précisé quelle sorte de concours l'État apportera à ce dispositif.
De « l'aide financière » proposée aux étudiants qui n'ont pas accès aux restos U, on sait seulement qu'elle doit être « proposée ». Tout le reste est renvoyé au règlement, si bien que ce texte ressemble davantage à une proposition de résolution qu'à une proposition de loi.
Chers collègues, pour trouver des réponses pareilles à la précarité des étudiants, il faut avoir mal posé le problème.
L'avantage de la restauration universitaire est qu'elle n'est pas discriminante : chacun a droit au même repas complet, au même prix, sans conditions de ressources. Je souhaite insister sur ce point : il n'est pas souhaitable que les étudiants soient maintenus dans la dépendance de leurs parents, qu'ils soient riches ou pauvres.
Certes, il n'est pas possible de construire des restos U partout où il y a des étudiants. Reconnaissons cependant qu'il faudrait en ouvrir davantage ; des territoires à forte densité étudiante en sont encore dépourvus ou n'en comptent qu'un nombre très insuffisant ; c'est le cas à Paris.
Hors de ces territoires, le principe du conventionnement n'est pas forcément idiot, mais il faudrait que la loi en prévoie les conditions : des repas complets, des aliments variés, un apport énergétique et nutritionnel suffisant ; bref, pas la malbouffe qu'on trouve habituellement pour 6 euros.
Enfin, j'aimerais que l'on se donne la peine de réfléchir plus largement aux conditions d'existence des étudiants dans notre pays. Un étudiant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Un sur deux doit travailler pour financer ses études, avec les conséquences que l'on sait sur la performance académique. Et je vous épargne les files d'attente qui existent toujours, même si on en parle moins.
La précarité étudiante n'est pas seulement alimentaire. Elle touche au logement, aux manuels, aux loisirs, à tout le quotidien, et elle pourrit tout ce qu'elle touche. Il faut donc ouvrir des restos U, et peut-être conventionner là où l'on ne peut en ouvrir, mais il faut aussi construire des logements étudiants ; en 2017, nous proposions d'en construire 15 000.
Face aux accidents de parcours, il faut un filet de sécurité qui ne dépende pas du bon vouloir et des ressources des parents ; nous proposons l'ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans. Surtout, il faut permettre aux étudiants de ne faire qu'étudier ; nous proposons une allocation d'autonomie étudiante.
Que vous dire alors, chers collègues, sinon que nous nous abstiendrons de voter ce texte qui ne sert à rien.