« La précarité détruit nos vies ». Ces mots insoutenables sont ceux de jeunes étudiants après le suicide de l'un d'entre eux. Ces mots sont ceux de nos enfants, ceux de cette génération qui, comme toutes les autres, devra, ainsi que l'écrit si brillamment Frantz Fanon, « dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Ne l'oublions pas.
Si leur situation catastrophique fait l'effet d'une caisse de résonance de la situation sanitaire actuelle, des études menées bien avant la crise du covid-19 cherchaient déjà un écho auprès des pouvoirs publics pour alerter sur leurs conditions de vie déplorables.
Avant la crise, 20 % des étudiants vivaient déjà sous le seuil de pauvreté ; 30 % d'entre eux avaient déjà renoncé à des soins ou des revenus médicaux pour des raisons financières.
Les chiffres s'affolent depuis un an et demi de crise sanitaire, et aujourd'hui nous devons, suite à tous leurs témoignages, suite à leurs appels au secours qu'on ne peut plus retenir, examiner une proposition de loi visant à créer un ticket restaurant étudiant.
Après une telle tempête sanitaire qui s'abat sur la maison en paille qu'est la condition étudiante, on commence par se dire : « pourquoi pas ! ». En effet, la crise a mis en lumière ces « zones blanches » sur le plan de la restauration universitaire qui ont empêché un certain nombre d'étudiants de bénéficier de l'accès au repas à 1 euro mis en place par le Gouvernement.
Le ticket restaurant viendrait donc compenser cette inégalité en leur proposant de débourser 3,30 euros – ce qui correspond au prix d'un repas au resto U avant les mesures liées au covid-19 – tandis que l'État, par l'intermédiaire des centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (CROUS), financerait également 3,30 euros. La valeur du ticket restaurant s'élèverait donc à 6,60 euros.
Le mieux étant souvent l'ennemi du bien, à moins de mettre fin de facto au repas à 1 euro, ne serions-nous pas tout simplement en train de créer une nouvelle inégalité financière entre les étudiants ?
Les failles ne s'arrêtent pas là. À l'inégalité financière s'ajoute l'inégalité alimentaire et sanitaire, car où va-t-on trouver un repas à 6,60 euros en dehors de la restauration rapide ? Nombreux sont ceux qui soulignent avec raison que ce dispositif risque de subventionner la « malbouffe », entraînant une série de problèmes de santé.
On assistera de surcroît à un affaiblissement du financement des CROUS, qui se verront concurrencés par la restauration privée et les entreprises pourvoyeuses de ces tickets.
Un CROUS ainsi dépouillé de l'une de ses missions premières, qui ne représente pas moins de 30 % de son chiffre d'affaires, pourra-t-il assurer ses autres missions, en particulier celle du logement ?
Cette analyse me ramène directement à la situation particulière de l'université de La Réunion qui, depuis la crise sanitaire, doit gérer une augmentation inédite du nombre de ses étudiants. En 2020, elle comptait déjà 1 300 inscrits de plus par rapport à 2019. En août 2021, la barre historique des 19 000 étudiants a été franchie.
La situation dramatique vécue par les étudiants réunionnais dans l'hexagone au début de la crise sanitaire a dissuadé plus d'un néobachelier de quitter son île pour étudier. En effet, les témoignages de jeunes confinés, loin de leurs familles, dans des logements de moins de dix mètres carrés et sans revenus après la perte de leur job d'étudiant ont marqué les esprits. Dans l'incapacité de repartir à La Réunion, ils ont dû faire face à une misère sociale et psychologique sans précédent. Mais la forte croissance des inscriptions à l'université de La Réunion va immanquablement augmenter les demandes en repas et en logement, et a fortiori les besoins des CROUS présents sur le territoire. Et ne me dites pas que le problème va être réglé par la magie des tickets restaurant ! Il va bien falloir développer le service public du CROUS et améliorer notamment le maillage territorial.
Pour ce faire, il serait souhaitable d'impliquer davantage les collectivités territoriales qui ont apporté une aide considérable aux étudiants durant cette crise sanitaire. Il conviendrait de faciliter l'accès des étudiants isolés à la restauration d'entreprise, notamment à celle des collectivités, et également des organismes publics et privés. C'est une voie privilégiée pour assurer un service public de la restauration universitaire sur tout le territoire.
Il est bien précisé dans le rapport de la commission relatif à cette proposition de loi que l'article R. 822-9 du code de l'éducation permet déjà aux CROUS de passer des conventions avec des structures de restauration existantes de droit public ou privé pour que les étudiants puissent accéder à un service de restauration collective en bénéficiant du même tarif social que celui des restaurants universitaires. L'enjeu est donc de donner aux CROUS les moyens d'améliorer ce dispositif.
Madame la ministre, chers collègues, au-delà du ticket restaurant, les pouvoirs publics doivent explorer toutes les pistes pour améliorer la situation financière des étudiants. Le groupe GDR, dans le cadre de la commission d'enquête parlementaire dont Marie-George Buffet était la rapporteure sur les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse, préconise d'engager une réflexion sur les moyens de l'autonomie financière et matérielle des étudiants.
Vous n'osez pas, vous ne voulez pas couper le nœud gordien en allant dans cette direction ; comprenez donc que nous voterons contre cette proposition de loi.