Intervention de Henri Poupart-Lafarge

Réunion du jeudi 14 décembre 2017 à 11h20
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d'Alstom :

Je fêterai bientôt mes vingt années chez Alstom, où j'ai passé la presque totalité de ma carrière, au service de l'entreprise et de l'industrie en France. J'ai été directeur financier d'Alstom entre 2004 et le 20 avril 2010, date à laquelle j'ai pris la fonction de président de l'activité Grid – les disjoncteurs et les transformateurs – avant d'être chargé, le 1er juillet 2011, de la division « Transport », puis nommé président-directeur général du groupe en février 2016. Si je décris ce parcours, c'est pour vous prier d'excuser l'imprécision éventuelle de certaines de mes réponses à vos questions si elles concernent des dossiers pour lesquels je n'étais ni présent ni nécessairement en première ligne.

Je tiens à préciser le contexte dans lequel s'est faite l'opération avec Siemens. Mme Corinne De Bilbao et M. Jérôme Pécresse ont relaté tout à l'heure la gestion des joint-ventures avec General Electric (GE) et les perspectives du marché de l'énergie. Le marché du transport doit être envisagé dans une autre perspective, à la fois parce que sa croissance mondiale est importante et parce que ce marché est à la veille d'une révolution.

L'extension de l'habitat urbain, la congestion du trafic routier et la pollution poussent à une très forte augmentation de la demande de transports urbains collectifs et de liaisons ferroviaires entre villes. La demande existe, et elle est de grands volumes : les seules limites sont les capacités financières et la stabilité économique et politique des pays demandeurs. Le marché de la mobilité est donc en forte croissance et, comme celui de l'énergie, à la veille de grands bouleversements. J'ai présenté au One Planet Summit le train à hydrogène d'Alstom. J'avais jugé assez frustrant que la COP21 soit restée centrée sur les activités énergétiques et particulièrement la décarbonation de la production de l'énergie, alors que le défi a été assez largement relevé en Europe, où les commandes de turbines à vapeur pour le charbon et de turbines à gaz sont désormais peu nombreuses. Il y a deux jours, au One Planet Summit, l'accent a été mis sur le transport, une des rares activités humaines dont les émissions de CO2 continuent de croître dans les pays développés, notamment parce que le report modal est pour le moment un échec et que la voiture électrique n'a pas encore eu d'effet tangible. Tous les acteurs du secteur, Alstom au premier chef, sont conscients qu'il faudra décarboner efficacement la mobilité.

C'est dans ce contexte que se situe l'opération avec Siemens. L'activité ferroviaire d'Alstom connaît une croissance régulière de plus de 5 % en moyenne, avec une marge opérationnelle très satisfaisante ; nous nous sommes développés à travers le monde, notamment en Inde, en Afrique du Sud et aussi aux États-Unis, pays où nous avons introduit le premier train à grande vitesse. Alstom n'est donc pas en difficulté à court terme, loin de là. Cela étant, si l'on se projette dans l'avenir, est-il préférable pour le groupe d'avancer seul ou avec Siemens pour participer à la révolution du marché mondial de la mobilité, alors que ce marché en croissance a naturellement suscité l'apparition de concurrents nouveaux, dont un concurrent chinois très puissant, CRRC, qui s'est appuyé sur la croissance du marché en Chine pour devenir le principal acteur mondial ?

Fallait-il envisager de relever seul les défis d'une concurrence accrue et de la digitalisation ? Il nous semble beaucoup plus efficace de nous allier avec le groupe Siemens, autre entreprise majeure du secteur ferroviaire, qui a ses propres atouts et qui est complémentaire d'Alstom : les gammes et les pays d'intervention des deux entreprises sont légèrement différents, tout comme leurs compétences respectives ; Siemens Mobility est plus avancé dans la digitalisation, Alstom plus mondialisé. Les deux groupes sont donc beaucoup mieux armés ensemble que séparés pour aborder 2025 ou 2030 – et non 2020 : l'opération sera à peine conclue à cette date. Tel était le contexte.

Du point de vue de l'industrie française, est-ce un atout ou une faiblesse pour Alstom d'avoir le groupe Siemens pour actionnaire de contrôle ou de référence ? Pour moi, c'est clairement un atout et non une faiblesse ou un désavantage que d'avoir pour actionnaire de référence un conglomérat technologique aussi puissant. Maîtrisant les technologies digitales, Siemens donnera à Alstom accès à des outils de fabrication et d'ingénierie qui lui permettront d'enrichir son offre sur plusieurs segments, notamment dans le domaine des automatismes, puisque Siemens est en réalité une sorte de grande boîte de logiciels. De plus, la nouvelle configuration nous donnera une plus grande puissance financière : c'est un avantage pour Alstom d'avoir accès à SFS, la banque interne de Siemens, pour financer les très grands projets.

En résumé, avoir Siemens comme actionnaire de contrôle est une bonne chose pour le développement du nouveau groupe. Je n'entrerai pas dans un débat sémantique pour qualifier le « mariage » entre Siemens et Alstom, car il faut regarder les choses comme elles sont. Cela étant, le groupe Siemens a accepté que le siège de la nouvelle entité que j'aurai l'honneur de diriger soit établi à Saint-Ouen ; il n'y a pas d'accord sur la composition du reste de l'équipe, qui sera constituée en fonction des compétences. Le maintien du siège à Saint-Ouen signe une très forte pérennisation de l'ancrage du nouveau groupe en France. Pour l'anecdote, je rappellerai que lorsque j'ai commencé ma carrière il y a vingt ans, c'était chez GEC-Alsthom, qui était alors un groupe franco-anglais. L'histoire d'Alstom est très européenne : notre principale usine est en Allemagne, et nous avons racheté la filière ferroviaire de Fiat. Alstom est donc un groupe européen, mais si son ancrage français est aussi marqué, c'est parce que le siège est demeuré en France après que GEC et Alcatel ont vendu leurs participations dans ce qui était alors GEC-Alsthom. Établir à Saint-Ouen le siège de l'entreprise qui sera le leader occidental du transport et de la mobilité est un choix courageux et, sous l'angle de l'intérêt national, très positif pour la filière industrielle française de la mobilité.

Ce n'est pas un secret : les activités « Énergie » n'ont clairement pas leur place dans cette opération. M. Pécresse et Mme De Bilbao ont évoqué devant vous les accords entre GE et Alstom qui vont être dénoués à cette occasion. La coïncidence dans le temps tient à ce qu'Alstom avait des put, des options de vente de sa participation dans les joint-ventures avec GE, qui viennent à échéance en septembre 2018 ; le groupe les exercera et GE, qui a la gestion opérationnelle des joint-ventures considérées en aura la propriété pleine et entière. Les choses sont plus nuancées pour la partie nucléaire, pour laquelle il n'y a pas d'options de vente ; des discussions seront nécessaires.

Oui, l'avenir d'Alstom est dans le secteur ferroviaire. Lors de mes débuts dans le groupe, il y a vingt ans, le chiffre d'affaires du groupe était de 14 milliards d'euros, réparti entre plusieurs divisions. Demain, quand l'opération avec Siemens sera bouclée, le chiffre d'affaires de la nouvelle entité sera également compris entre 14 et 15 milliards d'euros, mais entièrement dans le secteur ferroviaire au lieu d'être ventilé entre plusieurs divisions. En ma qualité d'industriel, je pense que le groupe sera plus puissant ainsi plutôt que d'être « sous-critique » dans quatre ou cinq divisions.

Je n'ai pas à rougir de l'évolution d'Alstom depuis vingt ans : le marché de la mobilité progressant très fortement, le recentrage sur ce secteur n'est un mauvais choix ni pour l'avenir de la filière française, ni pour l'avenir d'Alstom. J'assume entièrement ce choix.

Pour revenir sur les chiffres relatifs à la cession, il faudrait aller dans le détail car il y a le prix de cession des activités « Énergie » mais aussi la reprise de la dette, si bien que le montant reçu n'est pas le même que le montant brut de la vente. Pour ce qui est de l'achat de l'activité de signalisation ferroviaire, de mémoire, et sous réserve de vérifications, le montant a été de 600 millions d'euros ; mais, en tout état de cause, ce prix doit s'entendre dans l'équation globale de la transaction.

Les organisations syndicales considèrent, à raison, que les résultats de l'activité « Signalisation » ne sont pas aussi flamboyants que prévu. Cela tient à ce qu'une part importante de cette activité, aux États-Unis, était liée au marché du fret, lequel s'est écroulé car il était en grande partie consacré au transport du charbon. La décroissance des centrales à charbon fait que l'on transporte moins de minerais, et une moindre activité de fret entraîne moins de besoin de signalisation ferroviaire. Les perspectives américaines ont donc été moins favorables qu'escompté. En revanche, l'intégration s'est très bien passée avec nos collègues américains ; la technologie et l'avenir sont là, mais le volume pas complètement.

Pourquoi ce qui est possible maintenant ne l'était-il pas en 2014 ? Je ne reviendrai pas sur le contexte général complexe, concernant aussi la partie « Énergie », dont je n'ai pas eu à connaître précisément. Ce que l'on fait aujourd'hui avec Siemens – une opération aussi simple, si je puis dire, que le regroupement du matériel roulant, de la signalisation et des services en une seule entité permettant de créer un maximum de synergies positives, qui ne sont pas uniquement les restructurations mais aussi le développement d'innovations – n'avait jamais été mis sur la table auparavant pour l'activité du transport.

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