Je partage pleinement la position de Luc Farré : sur le calendrier du projet de loi au regard de l'actualité politique chargée, il aurait été préférable d'attendre que soient achevées, au printemps prochain, les réflexions du Gouvernement dans le cadre de Cap 2022 avant de présenter le présent projet.
Il me semble que la relation de confiance entre les usagers et l'administration s'est éteinte en même temps que l'on réduisait la part de la relation humaine : nous ne sommes pas opposés à la dématérialisation et la numérisation, à condition qu'elles ne détruisent pas la relation humaine.
Dans une société fragilisée, de plus en plus d'individus, y compris des jeunes, sont exclus et désemparés face à l'informatisation des procédures administratives – on a évoqué les difficultés relatives aux cartes grises et aux permis de conduire.
Il est quand même plus agréable de rencontrer quelqu'un, de le regarder dans les yeux et de lui expliquer son problème, plutôt que de correspondre par internet et d'obtenir des réponses parcellaires et pas toujours efficaces. C'est aussi la question du temps qui est posée : on l'a dit, lorsqu'une question est posée à un usager, il doit répondre aussitôt, en revanche la réponse de l'administration peut se faire attendre ; et c'est l'informatique qui produit ces situations.
Par ailleurs, la notion de hiérarchie administrative a été galvaudée, l'agent d'exécution a été éloigné de son encadrant et ce dernier est devenu un « manager » qui n'a pas toujours les capacités techniques de répondre aux problèmes posés. De ce fait, le personnel est surchargé de travail, car, à l'encontre de l'idée reçue, la dématérialisation n'a pas supprimé les tâches : elle les a parfois complexifiées, quand elle n'en a pas créé de nouvelles.
Dans ces conditions l'agent se retrouve seul, et lorsqu'il se tourne vers sa hiérarchie parce qu'il ne sait pas quoi répondre, le manager lui dit : « Ce n'est pas mon affaire, je suis là pour organiser, pas pour résoudre les problèmes. »… Auparavant, dans l'administration, tout le monde savait répondre, singulièrement la hiérarchie. Ce temps est révolu, et la question désormais posée est celle de la formation des encadrants à l'École nationale d'administration (ENA) ou dans les instituts régionaux d'administration (IRA), où il serait peut-être utile que les futurs responsables administratifs deviennent aussi des techniciens, ce qui n'aurait rien de choquant.
Sans doute pourriez-vous utilement réfléchir aux façons de redonner du sens à la chaîne hiérarchique. Je pense à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), et l'un d'entre vous a évoqué les DREAL et les DIRECCTE : lors de la création de ces structures, la chaîne hiérarchique a été cassée dans l'accomplissement de missions importantes pour les usagers, et cela a eu des répercussions jusque sur la santé alimentaire de nos concitoyens, au prix de scandales. Le personnel accomplit son travail comme il le peut, d'autant qu'il est moins nombreux pour un même nombre de missions maintenues, ce qui empêche aussi l'administration de fournir des réponses directes. Tout ceci est aggravé parce que la hiérarchie dépositaire de l'autorité ne prend elle-même plus de décisions.
L'idée du référent unique n'est pas nouvelle : on a parlé un temps d'un interlocuteur unique ; une réflexion a été conduite sur les maisons de service public, certains ont même pensé à des maisons de services au public, afin de tenter de compenser la désertification rurale – je rappelle au passage que nous considérons que cette désertification n'est pas que rurale, elle touche aussi des banlieues : en région parisienne les services publics ont totalement disparu de certains quartiers.
Vouloir répondre à ces situations en instituant le référent unique traduit une intention louable, mais cela supposerait que ce référent soit omniscient, apte aussi bien à traiter des problèmes fiscaux qu'à répondre à des questions de sécurité sociale ou à des besoins alimentaires. Force est de constater qu'un tel agent, doté de superpouvoirs, n'existe pas.
Nous avons soutenu la création des maisons de service public dans les territoires qui ont été abandonnés. Ces territoires sont nombreux, et on pourrait sinon y réintroduire toutes les administrations – cela coûterait trop cher –, au moins y créer des lieux évitant aux usagers de parcourir des distances excessives pour obtenir un renseignement de premier niveau, l'informatique n'ayant pas nécessairement vocation à se substituer à l'humain, notamment pas aux fonctionnaires sous statut – n'oublions pas que ce statut est avant tout destiné à protéger le citoyen plutôt que le fonctionnaire.
La mise à disposition du public de personnels sous statut à même de répondre aux demandes de premier niveau nous paraît donc une piste intéressante.
Le Conseil national des services publics (CNSP), organisme en fait mort-né, mériterait par ailleurs de renaître de ses cendres, en tant qu'instance de réflexion faisant pendant au programme CAP 2022.
S'agissant de la vie des services, nous n'avons pas le sentiment que ce texte viendra réconforter les personnels et changer grand-chose à leur quotidien. Dans nombre d'administrations, les agents mettent déjà en pratique le droit à l'erreur ; dans leur grande sagesse, ils sont capables d'apprécier s'il faut ou non sanctionner immédiatement.
Le contrôle fait partie de la règle démocratique et du paysage administratif. Ainsi, les impôts reposent sur un système déclaratif. Aussi, échapper au contrôle traduit un état d'esprit particulier. Il doit donc être accepté. Encore faut-il qu'il soit bien mené et c'est toute la difficulté : quand une administration est en souffrance en termes d'effectifs et de moyens, les contrôles peuvent mal se passer.
À titre d'exemple, le recours gracieux auprès de la direction générale des finances publiques est largement utilisé, et c'est bien cela qu'on appelle le droit à l'erreur : l'agent prend lui-même, sans en référer à sa hiérarchie, jusqu'à un certain plafond, au vu d'une situation qui lui est soumise par un usager – donc physiquement, pas seulement par internet – la décision d'aider le contribuable à réparer son erreur.
Ce n'est pas la même chose que d'accorder le droit à l'erreur à tout le monde, y compris à ceux qui pratiquent l'erreur volontairement et qui sont nombreux. Je rappelle que la fraude fiscale représente 80 milliards d'euros par an ; il ne faudrait pas que la loi fasse augmenter ce chiffre.
L'ensemble de ces sujets mérite de la prudence, améliorer les relations entre l'administration et les usagers est un principe raisonnable auquel il convient de réfléchir, mais on n'y parviendra pas sans la participation des personnels. Il faut aussi veiller à ne pas mettre dans le même panier les 90 % d'usagers honnêtes et les autres qui ne le sont pas.