Je félicite en premier lieu M. Serge Letchimy de s'être emparé avec cette proposition de loi d'un problème récurrent dans tous les territoires ultramarins, même si chacun a ses spécificités et si les solutions à apporter en matière d'indivision sont différentes d'un territoire à l'autre.
Je souhaite ensuite expliquer ce qui a motivé mes amendements sur la Polynésie française. En 2004, la loi organique qui a révisé le statut de la Polynésie a prévu la création d'un tribunal foncier, ce qui montre bien à quel point l'indivision y est un problème majeur, avec toutes les conséquences que cela emporte : il n'y pas une famille en Polynésie qui ne soit concernée par l'indivision, qui se traduit souvent par des déchirements intrafamiliaux. Et si, dans l'Hexagone, le partage se fait le plus souvent à l'amiable, dans les territoires d'outre-mer et, en l'occurrence, en Polynésie, 90 % des successions – souvent ouvertes depuis plus d'un siècle – se règlent devant des magistrats. Il faut que vous en ayez conscience.
Je précise aussi que la justice est une compétence d'État et qu'il ne s'agit pas d'une justice polynésienne. Les juges sont les mêmes qu'ailleurs, les notaires, les avocats ont les mêmes diplômes, et cela fait plus de quinze ans que des centaines de spécialistes se sont penchés sur cette question de l'indivision.
Il a fallu dix ans pour que soit enfin créé, par voie d'amendement dans cette commission des Lois il y a trois ans, le tribunal foncier, grâce à mon prédécesseur M. Édouard Fritch, aujourd'hui président de la Polynésie française. Et je tiens à remercier Mme Colette Capdevielle, rapporteure du projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, qui s'est battue pour défendre ce tribunal auprès de la majorité de l'époque.
Reste que ce tribunal ne sera pas pleinement efficace et ne répondra pas aux attentes des familles polynésiennes depuis plus d'un siècle tant que l'on n'aura pas adapté le code civil. Or le code civil, c'est un peu la Bible. Il est sacré au point qu'il est difficile de l'amender, mais c'est bien le rôle de la commission des Lois de veiller à ce qu'il soit utile, pratique et praticable sur l'ensemble du territoire de la République, dont font partie intégrante les outre-mer.
La réalité est qu'en matière d'indivision nous supportons les conséquences de la colonisation, qui a introduit en Polynésie française, en lieu et place de la pratique coutumière de gestion communautaire des biens, la notion de droit de propriété. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque et imaginer ce qu'a signifié, il y a plus de deux siècles, de demander à chaque prétendant à la propriété d'une terre de se faire connaître, sur un territoire composé de 118 îles, éparpillées sur 5 millions de kilomètres carrés… Tout cela a abouti à des situations aujourd'hui catastrophiques.
Les amendements que je vous propose ont déjà été déposés il y a trois ans, avec celui proposant la création du tribunal foncier. À l'époque, ils ont été accueillis comme vous venez de le faire, monsieur Vuilletet, avec le même scepticisme quant à leur constitutionnalité. Nous avons donc examiné le problème. Mme Taubira, qui était alors garde des Sceaux, a engagé la parole de l'État et missionné la direction des affaires civiles et du Sceau en Polynésie. Cette mission s'est déroulée en septembre 2014 et, après quatre moins d'études, a débouché sur la mise en place d'un groupe de travail. Entre-temps, le président de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, M. Jean-Jacques Urvoas, s'était à son tour rendu en Polynésie, où il avait constaté de visu ce que signifiait la problématique foncière sur notre territoire, à savoir un désastre non seulement en termes d'aménagement du territoire, mais également de développement économique et social. En 2015, M. Urvoas rendait un premier rapport comportant un certain nombre de recommandations, et un nouveau groupe de travail était mis en place en 2016. Parallèlement, la délégation sénatoriale à l'outre-mer se penchait sur la question du foncier dans l'ensemble des territoires d'outre-mer et parvenait aux mêmes conclusions.
S'il faut regarder le droit, il faut aussi considérer son évolution et la jurisprudence. Ce qui vous est proposé aujourd'hui n'est en fin de compte qu'une régularisation des pratiques, telles qu'elles ressortent de 90 % des jugements en première instance, voire en cour d'appel, lesquels jugements ne sont pourtant pas toujours confirmés par la Cour de cassation. C'est la raison pour laquelle les juges polynésiens souhaitent qu'un certain nombre de principes soient intégrés dans le code civil, de manière à sécuriser les décisions prises en matière de partage.
Quels sont, en résumé, les trois objectifs majeurs des amendements que je défendrai tout à l'heure ?
Premièrement, il s'agit de faciliter ce que l'on appelle le partage par souche familiale. Je sais qu'une telle disposition serait révolutionnaire mais, en Polynésie française, ce partage est reconnu depuis des décennies par les tribunaux – tribunaux dont les juges sont nommés par l'État. De fait, il n'est pas possible de faire autrement lorsqu'une succession concerne 1 000 co-indivisaires.
Deuxièmement, je vous propose de reconnaître le droit de retour : en l'absence de descendants, le conjoint survivant conserve les droits que lui octroie le code civil, notamment en matière de logement, mais les biens dont a hérité le défunt sont dévolus aux frères et soeurs de celui-ci.
Le troisième principe est celui de l'attribution préférentielle. Lorsqu'une partie de la famille s'est installée sur les terres, on ne peut lui demander, un siècle plus tard, de quitter les lieux au prétexte qu'il faut diviser le bien de manière équitable. Ce principe, reconnu par la jurisprudence polynésienne, permet les sorties d'indivision.
Deux autres amendements portent sur l'option successorale et les omissions d'héritiers car, lorsque les co-indivisaires peuvent être au nombre de 1 000, il faut se prémunir contre un possible oubli de l'un d'entre eux.
En conclusion, je rappelle que la situation polynésienne a beaucoup nourri le rapport du Sénat. Je souhaite que vous preniez conscience que rendre la justice, dans ces territoires, qui ont leur histoire propre, n'est pas chose évidente. L'adaptation de notre code civil est donc nécessaire pour que tous les Français, y compris ceux d'outre-mer, bénéficient d'une justice équitable.