Cette proposition de résolution pose la question des rapports des Français avec leur administration, qui nous est dépeinte comme particulièrement douloureuse. Des mots relevant du registre de la souffrance sont utilisés avec abondance tout au long du texte qui nous est proposé : colère, stress, épuisement, dépression, burn-out, perte du sentiment d'humanité, dureté, accablement, oppression, enfermement, manque d'appétit, manque de motivation, désocialisation, charge mentale excessive, souffrance morale, inquiétude, choc traumatique, angoisse, maltraitance, risques psychosociaux, et j'en passe – c'est un florilège. Nous l'avons compris : les auteurs de cette résolution considèrent que la relation des Français avec l'administration se résume à une immense souffrance.
Certes, elle n'est pas toujours simple et, comme vous le soulignez dans ce texte, nous, députés, rencontrons chaque jour dans nos permanences des citoyennes et des citoyens qui nous demandent notre aide. Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous mais, pour ce qui me concerne, j'observe que ce n'est pas tant parce qu'ils ne parviennent pas à remplir des questionnaires, mais plutôt parce qu'ils ne parviennent pas à trouver un logement, parce qu'ils ne remplissent pas les critères requis pour obtenir telle aide sociale ou telle allocation, parce qu'ils ont besoin d'une place en crèche, parce qu'ils ne peuvent plus joindre les deux bouts, parce qu'ils ont peur de la réforme de l'allocation chômage ou parce qu'ils ne peuvent pas avoir accès à un médecin traitant. Voilà la plupart des difficultés administratives qu'ils rencontrent : des besoins essentiels qui ne peuvent être satisfaits en raison du champ toujours plus réduit de l'État-providence.
L'autre difficulté majeure à laquelle ils sont confrontés est qu'ils ne peuvent plus entrer en contact avec les agents de la fonction publique, remplacés presque systématiquement par des machines. Ils n'ont plus d'interlocuteurs physiques pour les entendre, les aider, répondre à leurs demandes, qui ne sont pas les mêmes pour tous. Je n'en prendrai qu'un exemple : alors que mon département de la Seine-Saint-Denis, où vivent 1,6 million d'habitants, comptait 100 centres de sécurité sociale voilà dix ans, il n'en reste plus que 15 aujourd'hui, et plus un assuré social ne peut avoir en face de lui un humain à qui exposer sa difficulté ou son problème. Les plateformes numériques, les numéros de téléphone où l'on doit taper 1 ou 2 ont remplacé les agents guidés par l'intérêt général.
Cette question est certes envisagée par la proposition de résolution, mais elle est à peine effleurée, et pour cause ! Les signataires de ce texte ont en effet voté la funeste loi de transformation de la fonction publique, qui a libéralisé le statut de ces agents, avec toutes les conséquences que cela implique pour les usagers.
Et quand l'administration permet aux usagers d'entrer en contact avec des êtres de chair et de sang, ces derniers ont alors la lourde mission de traiter la misère, avec toutes les violences du désespoir qu'elle draine. Finalement, le nœud est peut-être à chercher moins dans les lourdeurs administratives que dans la conduite d'une politique qui laisse toujours plus de monde sur le bord du chemin.
La semaine prochaine, vous aurez l'occasion de voter un texte que nous vous proposerons et qui traite de la plateforme Parcoursup et du stress qu'elle engendre chaque année pour des milliers de lycéens, plus spécifiquement pour ceux qui n'ont pas le capital culturel, relationnel ou économique qui leur permette de trouver leur voie dans l'opacité de cet outil de sélection. Ce sera un moyen efficace et rapide de lutter contre le stress administratif de nos enfants et de leurs parents. Le voterez-vous avec nous ?
Nous partageons, certes, votre souci d'améliorer les relations des Français avec l'administration, mais nous ne souscrivons pas à votre analyse des causes, et donc pas à vos remèdes.
Pour conclure, permettez-moi de renvoyer chacune et chacun de ceux qui croient que le privé pourrait libérer notre pays d'une bureaucratie étouffante à la lecture des travaux de David Graeber, anthropologue états-unien, qui démontre que la bureaucratie n'est pas la faute de l'État de ses fonctionnaires, mais plutôt celle des marchés et de leur financiarisation. Sous forme d'alerte, il nous dit que toute réforme visant à réduire la place de l'État aura pour effet ultime d'accroître le nombre de réglementations et le volume total de paperasse.
Comme vous l'aurez compris, nous ne voterons pas pour cette proposition de résolution qui, sous un vernis de protection des usagers des services publics, jette un regard peu complaisant sur notre administration et nos services publics et nous laisse entendre, au fond, le fameux discours néolibéral : moins d'État, de régulation et de contraintes. À l'inverse, nous pensons que notre pays a besoin d'un État plus fort et plus humain.