Dans ce pays, on entend marteler quatre leitmotivs : « Touche pas à ma commune ! » – de la part de l'AMF ; « Touche pas à mon département ! » – de la part de l'ADF ; « Touche pas à mon intercommunalité ! » – de la part de l'ADCF (Assemblée des communautés de France) ; et « Touche pas à ma région ! » – de la part de Régions de France. À cause de ce refus d'agir, nous restons englués dans un magma administratif et institutionnel.
Je ne boude pas mon plaisir de le redire à la représentation nationale : on compte aujourd'hui 37 500 communes historiques, 1 500 communes nouvelles – dont certaines demandent déjà le divorce –, 3 000 syndicats intercommunaux à vocation unique (SIVU), 2 000 syndicats intercommunaux à vocation multiple (SIVOM), plus de 100 pays, des pôles d'équilibre territorial et rural (PETR), des syndicats mixtes, des syndicats mixtes de parcs naturels régionaux, des parcs nationaux, des communautés de communes, des communautés d'agglomérations, sans oublier 101 départements, des ententes départementales, des sociétés d'économie mixte (SEM), des EPL, des sociétés publiques locales (SPL), des associations publiques et parapubliques et des régions XXL. Ce manteau d'Arlequin, ce millefeuille indigeste, empêche de savoir qui fait quoi – d'autant que les lois MAPTAM et NOTRE ont encore bouleversé la situation.
On a maintenant de grands cantons qui ne correspondent plus aux bassins de vie, de grandes intercommunalités comprenant au moins 5 000 habitants, ce qui oblige certains élus à faire deux ou trois heures de route – c'est le cas dans mon département de la Lozère, et plus particulièrement dans les Cévennes.
Imaginez une réunion de la communauté de communes commençant à vingt heures – les agriculteurs ne sont pas disponibles avant – et s'achevant vers vingt-trois heures : l'élu rentre chez lui à deux heures du matin. Quant à la constitution de grandes régions, qui a fait passer leur nombre de vingt-six à treize, elle a eu pour conséquence de mettre parfois plus de quatre heures de route entre les chefs-lieux des départements qui les composent – c'est le cas par exemple de la préfecture de la Lozère, Mende, par rapport à Toulouse.
Nous sommes ainsi parvenus à une fausse décentralisation, où l'élu local doit faire allégeance au préfet pour obtenir certaines dotations et où le citoyen cherche désespérément le guichet administratif qui lui apportera une réponse. La décentralisation est devenue un véritable leurre et de nombreux élus locaux démissionnent, comme c'est le cas dans mon département – cinq en l'espace de quatre mois !
C'est dire la décrépitude du système administratif français, qui n'écoute plus le citoyen de base. Il suffit d'entendre ce que disent les délégués départementaux du Défenseur des droits, qui s'escriment chacun à leur niveau à obtenir une réponse de la part d'administrations récalcitrantes. Ils n'y parviennent pas toujours, et se plaignent de l'absence de guichets et de la déshumanisation de l'administration.
Pour parvenir à régler certaines situations, je suis conduit à bousculer des préfets – cela ne me dérange pas – et des administrations centrales, régionales et départementales, mesurant tous les jours le fossé qui s'est creusé entre les institutions, l'administration française et les citoyens.
Vous présentez la différenciation comme une inspiration majeure du projet, mais en êtes-vous sûre, madame la ministre ? Que vont dire le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État et la justice administrative ? Je crains que cette réforme ait pour conséquence de tout compliquer. Notre collègue Cubertafon propose même dans son rapport une écriture différente de la différenciation, c'est dire.
Quand je vous ai demandé en commission des lois un rapport gouvernemental sur la ruralité – notamment l'hyper-ruralité –, tenant compte de la nouvelle définition récemment donnée par l'INSEE, vous vous êtes contentée de me renvoyer au rapport Cubertafon et au secrétaire d'État à la ruralité. Je ne peux accepter qu'en tant que ministre chargée de l'aménagement du territoire, vous n'ayez pas immédiatement accédé à ma demande de rapport, qui doit permettre d'objectiver la différentiation de l'hyper-ruralité. Puisque nous avons la collectivité européenne d'Alsace, le statut de la Corse et des outre-mer, mais aussi les lois « littoral » et « montagne », pourquoi ne pas lancer également une réflexion sur l'hyper-ruralité ?
Madame la ministre, je vous demande à nouveau ce rapport, qui permettra d'analyser les spécificités des territoires ruraux, car si certaines ruralités vont bien, d'autres sont en souffrance. Comment voulez-vous traiter de la même manière la Lozère, qui compte 76 000 habitants, et l'Ain, qui en compte 647 000 ? Comment voulez-vous que des petites communes rurales, notamment celles de moins de 500 habitants, qui sont les plus nombreuses – 18 000 – puissent ingurgiter l'arsenal de circulaires, de directives, d'arrêtés et de décrets qu'on leur impose aujourd'hui ?
Bon nombre de mairies ne sont pas ouvertes tous les jours dans ces petites communes : les secrétaires de mairie ne sont souvent présents qu'une ou deux demi-journées par semaine. Voilà la réalité vécue au sein de nos territoires !
Je réclame des statuts spécifiques pour les territoires ruraux et hyper-ruraux. Dans une étude publiée le 30 avril 2021, l'INSEE a modifié la conception statistique de la ruralité, qui n'est plus définie « en creux » par rapport aux espaces urbanisés : les communes rurales ne sont plus « toutes les communes non urbaines ». Désormais, le calcul s'appuie principalement sur le critère de la densité de la population et aboutit à répartir les communes françaises en quatre types : les communes « peu denses » et « très peu denses » forment la ruralité, tandis que les communes « denses » et « de densité intermédiaire » forment les espaces urbains.
Selon cette conception, 88 % des communes et 33 % de la population relèvent de la ruralité, ce qui nous place comme le second pays le plus rural d'Europe après la Pologne, la moyenne européenne étant de 28 %. Cette distinction en quatre types, dont deux appartenant à la ruralité, introduit à demi-mot le concept d'hyper-ruralité, qui concernerait 26 % du territoire et accueillerait 5,4 % de la population.
L'hyper-ruralité, ce sont des zones où les handicaps naturels et d'accès aux services publics et privés se cumulent, et où rien n'est possible sans un accompagnement fort et spécifique de l'État. La notion de fracture territoriale n'est plus un mythe, elle décrit les inégalités bien réelles existant entre les territoires d'une France à plusieurs vitesses. Les territoires hyper-ruraux ne sont pas pour autant des territoires de seconde zone. Ils sont des acteurs clés en matière de production agricole et peuvent l'être également en matière de patrimoine, ou en devenant des zones d'expérimentation et de solidarité – c'est le cas de la Lozère, notamment en matière de handicap.
L'État doit reconnaître pleinement les territoires hyper-ruraux et développer une vision stratégique d'aménagement adaptée. C'est pourquoi je vous demanderai, par voie d'amendement, de poser les jalons d'une réflexion pour un statut spécifique de l'hyper-ruralité, dont bénéficierait mon cher département de la Lozère.
On me rétorquera que la Lozère n'est pas une île. Certes, mais les métropoles de Paris, de Lyon et de Marseille non plus, et elles bénéficient pourtant de régimes spécifiques. Ce qui vaut pour les communes urbaines doit valoir pour la ruralité. Or votre projet de loi n'apporte aucune réponse en la matière.
Concernant la déconcentration, vous savez fort bien que la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et les réformes successives ont concentré les décisions au niveau régional. Aujourd'hui, vous proposez un mouvement inverse, effectué vers l'échelon départemental, en donnant aux préfets un rôle accru et transversal. Croyez-vous que le préfet de département aura un pouvoir sur le directeur général de l'agence régionale de santé (ARS) – ce fameux « préfet sanitaire », qui est à lui tout seul la Cour de cassation –, sur la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), sur la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS), sur la délégation régionale académique à la jeunesse, à l'engagement et aux sports (DRAJES), sur la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF), sur la direction régionale des finances publiques (DRFIP), ou encore sur la direction interrégionale de la mer (DIRM) ? Il est illusoire de l'imaginer, madame la ministre !
J'en viens à certains sujets spécifiques. En matière de santé, le groupe UDI et indépendants regrette que la majorité soit revenue sur les quelques mesures permettant de mieux intégrer les élus territoriaux et nous souhaitons, pour une réelle décentralisation de la compétence santé auprès des régions, l'instauration d'un objectif régional de dépenses d'assurance maladie en lieu et place de l'actuel objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM).
Sur le volet écologique, la suppression massive par votre majorité des dispositions relatives à l'évolution de la loi SRU apportées par le Sénat est incompréhensible. Ces mesures étaient essentielles pour rendre plus acceptable la construction de logements sociaux : il faut cesser de concentrer les ménages les moins favorisés au même endroit.
En matière d'éolien, la suppression des mesures attendues par les élus en faveur des riverains qui subissent des nuisances au quotidien n'est pas défendable. L'éolien devient un véritable poison dans les petites communes, en divisant la population et en abîmant les paysages – venez donc voir en Lozère ce que cela donne !
La suppression de l'article 13 quater , qui autorise l'abattage de loups – un véritable fléau pour nos agriculteurs de montagne –, est aussi une erreur. Faudra-t-il qu'un loup dévore une gamine pour qu'on prenne conscience de la situation et qu'on réagisse enfin ?
Comment expliquer à nos élus la suppression de la facilité de délégation de compétences entre l'État et les collectivités, de la facilité de scission des EPCI, du transfert à la carte des compétences entre communes et EPCI, du caractère obligatoire du transfert de compétences dans le domaine de l'eau – si les 10 000 captages de Lozère devaient relever de l'intercommunalité, je ne vous dis pas la panique que ce serait ! –, du veto du conseil municipal pour l'éolien, et j'en passe ?
Au fil des discussions, votre texte est devenu un texte technique, qui ouvre des pistes notamment sur les routes nationales et sur les petites lignes ferroviaires. Mais quelles évaluations ont été faites de ces transferts de compétence ? Quelles dotations seront affectées par l'État ? On ne sait pas.
Au sein des territoires, trois domaines sont au cœur des préoccupations des habitants : la santé, avec la question de l'absence d'accès à un médecin et à l'hôpital ; le développement du numérique et notamment de la fibre optique ; une nouvelle réponse en matière d'accueil de service public. Or votre texte ne dit rien de tout cela.
À la fin de votre discours, madame la ministre, vous avez un peu fourché en parlant de « souffrance » avant de vous reprendre. Et pourtant, il y a bien de la souffrance dans les territoires ruraux, je peux en attester !
Vous et le Gouvernement auquel vous appartenez ne dites rien non plus des problèmes de téléphonie, avec Orange qui ne respecte pas le service universel – c'est un problème que je dénonce depuis des années.
Les hommes et les femmes des territoires rencontrent de vraies difficultés, auxquelles ce texte n'apporte aucune réponse concrète.
J'ai déposé des amendements visant à conforter le cadre juridique de la différenciation figurant dans le code général des collectivités territoriales (CGCT), à renforcer le pouvoir des préfets lors de la mise en œuvre d'une action différenciée, à créer un rescrit fiscal à destination des élus locaux, à pérenniser le dispositif des zones de revitalisation rurale (ZRR) sous réserve de quelques évolutions, et enfin à créer un fonds de développement de la vie associative destiné aux associations des territoires ruraux.
Madame la ministre, en vingt ans, j'ai vu se succéder bon nombre de ministres de l'aménagement du territoire et bon nombre de lois. En France, nous avons l'art de compliquer les choses sans régler les problèmes. Votre texte amendé, qui contient des dispositions portant sur des domaines aussi variés que l'écologie, l'urbanisme, le transport, la biodiversité ou les chemins ruraux, ne répond pas aux attentes profondes en matière de politiques publiques. Je le regrette, mais je me devais de le dire, car je ne veux pas que cette foultitude de mesures ne trompe nos concitoyens.
Nous allons ouvrir une discussion sur ce texte, mais j'ai beaucoup de doutes sur les solutions qui en découleront.
Devant l'Assemblée des départements de France, le Premier ministre l'a reconnu ; ce texte de loi n'est pas une révolution : « C'est une somme de petites améliorations et je l'assume. Il va y avoir un grand débat national qui va s'instaurer à la faveur de l'élection présidentielle et nous verrons si nous devons aller plus loin dans l'exercice de décentralisation. » Tout est dit.