La gestion des deux crises majeures du quinquennat – la pandémie de covid-19 et la crise des gilets jaunes – a mis en lumière les dysfonctionnements du modèle jacobin français, vertical et uniforme. Ces deux crises ont révélé les mêmes maux : la suradministration et la concentration excessive de la prise de décision.
Au lendemain du grand débat national faisant suite au mouvement des gilets jaunes, le Président de la République avait semblé prendre conscience du péril d'un pouvoir trop vertical et trop éloigné des réalités de terrain vécues par les Français. Ainsi, en avril 2019, il a appelé à « un nouvel acte de décentralisation », évoquant son souhait de « changer le mode d'organisation de la République », notamment sur les « problématiques de la vie quotidienne : transition écologique, logement, transport », avec l'objectif de « garantir des décisions au plus près du terrain ».
Il annonçait même « qu'une vraie République décentralisée, ce sont des compétences claires que l'on transfère totalement en supprimant les doublons » : « on transfère clairement les financements et on transfère la responsabilité démocratique qui va avec ».
Nous en sommes très loin avec ce texte, essentiellement technique et dépourvu de vision à long terme de la décentralisation. L'argument de la stabilité est notamment mis en avant pour justifier le manque d'ambition de ce projet de loi. Pourtant, l'état actuel de notre démocratie, avec son climat de défiance généralisée et la montée des discours populistes, rend ce statu quo intenable. L'édifice institutionnel a un impérieux besoin de lisibilité, qui passe nécessairement par un véritable choc de décentralisation.
Les précédents textes de décentralisation ont été incomplets. Certaines compétences ont été transférées, mais jamais totalement, l'État rechignant toujours à les confier aux collectivités et le préfet n'étant jamais loin – il est même omniprésent dans certains territoires, jusqu'à remettre en cause l'exercice des compétences par les collectivités. Il en résulte un enchevêtrement d'intervenants qui nuit à l'action publique.
Le présent projet de loi n'apporte aucune clarté ; il semble parfois même qu'il complique encore la situation. Il ne prévoit non plus aucun transfert majeur de compétences : nous verrons ce qui ressortira des débats, mais pour l'heure, ce rendez-vous est manqué. Sans cohérence d'ensemble, ce texte rassemble en plus de 200 articles un nombre impressionnant de mesures d'ajustement techniques très précises, consistant la plupart du temps en arrangements parfois bienvenus, car relevant du bon sens, parfois moins.
Il s'agit notamment de favoriser les départements et les intercommunalités, alors que la loi NOTRE avait accru les compétences des régions. Durant les deux semaines consacrées à la première lecture du texte, le groupe Libertés et territoires soutiendra de nombreux amendements visant à améliorer ces mesures et accroître leur ambition. Nous proposerons entre autres de revaloriser le rôle des régions, de mieux prendre en considération les particularités des territoires, en particulier ruraux ou de montagne, mais aussi de l'histoire et de la situation politique en Corse. Nous souhaitons lutter contre la spéculation immobilière dans les zones les plus touchées, revaloriser le rôle des élus dans les diverses instances, surtout vis-à-vis du préfet. Nous nous opposerons à plusieurs quasi-recentralisations, comme celle des agences de l'eau – un comble pour un projet de loi de décentralisation ! Nous suggérons de rétablir la région comme échelon de coordination de la politique de l'emploi. En revanche, nous regrettons de ne pouvoir proposer la véritable décentralisation de grands blocs de compétences dont le pays a besoin : à l'instar de ceux d'autres groupes, nos amendements en ce sens ont été déclarés irrecevables.
La portée de ce texte reste très limitée : en réalité, il n'a pas absolument trait à la décentralisation, encore moins à l'autonomie régionale. Les rares et modestes transferts de compétences concernent ce qui coûte le plus cher à l'État et dont il cherche donc à se débarrasser : petites lignes de chemins de fer, routes nationales, possibilité pour les départements d'investir dans les hôpitaux. De surcroît, n'étant pas accompagnés des transferts de ressources nécessaires, ils risquent de constituer un poids financier supplémentaire pour les collectivités. On note même des recentralisations de compétences, celle du RSA, par exemple. Si nous pouvons comprendre que certains départements, financièrement asphyxiés, en aient fait la demande, cela n'en est pas moins original au sein d'un projet de loi qui comporte le mot « décentralisation » dans son intitulé.
Encore une fois, le transfert de larges blocs de compétences serait pourtant indispensable. La plupart de nos voisins sont des États fortement décentralisés, voire fédéraux. Seul pays européen où les transports, l'éducation, la santé, le tourisme, la culture, la sécurité demeurent centralisés, la France fait figure d'exception. Les politiques de l'emploi, de la transition énergétique, de la santé, de la sécurité me fourniront autant d'exemples éclairants.
Tout d'abord, comment comprendre que la région soit compétente en matière de développement économique sans pour autant disposer de leviers d'action touchant à l'emploi ? L'Assemblée est revenue en commission sur les timides avancées du Sénat à ce sujet. Cependant, des instruments tels que Pôle emploi gagneraient à être situés au bon échelon, l'État ne conservant qu'un rôle de coordination et de rééquilibrage des inégalités économiques, tandis que les compétences en matière d'emploi seraient entièrement transférées aux régions.
Deuxième exemple : la rénovation énergétique. Comment imaginer conduire depuis Paris cette politique aux implications sociales et environnementales ? Là encore, les enveloppes doivent être décentralisées. Il reviendrait à l'État de fixer des objectifs et de s'assurer de leur suivi.
Troisième exemple : les politiques de santé. Leur financement relève de la solidarité nationale ; reste que la crise de la covid-19 a mis en lumière les lourdeurs et la suradministration du pilotage régional du système de santé, qui repose sur les ARS. Là encore, la majorité est revenue en commission sur les améliorations qu'avait apportées le Sénat afin de mieux associer les régions à ce pilotage. Pire, le texte prévoit que les collectivités participent au financement des établissements de santé ! C'est précisément l'inverse qu'il faudrait faire : réaffirmer le financement de la politique de santé, compétence nationale, et réintroduire de la proximité avec les collectivités dans la conduite territoriale de cette politique. Les directeurs des hôpitaux pourraient ainsi être nommés par les présidents de conseil régional.
Dernier exemple, la compétence en matière de sécurité pourrait également être décentralisée, avec une meilleure association des élus à la stratégie des forces de sécurité dans leur territoire – on pourrait aller jusqu'à leur confier la nomination des dirigeants de forces de sécurité territorialisées, comme cela se pratique dans de nombreuses régions européennes.
Par ailleurs, une condition sine qua non de l'autonomie des collectivités réside dans leur capacité à se financer par leurs ressources propres. Or le Gouvernement a restreint l'autonomie financière des départements et des régions, supprimé la taxe d'habitation, dont bénéficiaient les communes. Désormais, les collectivités vivent de subventions ; elles auraient pourtant besoin d'une réelle autonomie fiscale pour consacrer un pacte de confiance mais aussi une éthique de responsabilité.
Au-delà de ce constat, une réforme constitutionnelle serait bien nécessaire à la différenciation que ce projet de loi mentionne si souvent sans jamais y tendre, les mesures en ce sens étant le plus souvent purement déclaratives. Au sens où vous l'entendez, la différenciation consiste généralement à donner aux collectivités le droit de faire des propositions qui ne seront jamais ou presque retenues, par exemple celles de l'Assemblée de Corse au Premier ministre : depuis vingt ans, presque toutes sont restées sans réponse. Je le répète, il est urgent d'inscrire cette notion au sein de la Constitution et de donner aux collectivités un véritable pouvoir d'adaptation des normes législatives, jusqu'à un statut d'autonomie de plein droit et de plein exercice pour la Corse, de même que pour les autres territoires qui en font démocratiquement la demande. La France ne ferait ainsi ni plus ni moins que se rapprocher doucement de ses voisins européens en matière de répartition des compétences.
En définitive, si le groupe Libertés et territoires peut difficilement s'opposer à cette succession d'ajustements techniques que nous approuvons en partie, nous regrettons le manque total d'ambition du texte, qui reste bien en deçà des attentes des territoires. Les grandes associations d'élus locaux, réunies en congrès, ont en effet réclamé un nouvel élan de décentralisation, avec de véritables transferts de compétences, de responsabilités et de financements ; un élan qui s'appuie sur les principes de subsidiarité et d'autonomie financière et fiscale des collectivités, qui facilite les expérimentations, les adaptations législatives et réglementaires, voire l'édiction de règles par les assemblées délibérantes au titre de compétences clairement transférées ; bref, un nouvel élan pour un nouveau pacte politique et démocratique.
Cet enjeu ne saurait être absent de la prochaine campagne présidentielle, sous peine d'aggraver les fractures territoriales qui minent la cohésion du pays. Nous le constatons chaque jour : plus il s'ânonne dans le débat public que la République est forte, une et indivisible, parfois dans une perspective d'égalitarisme et d'uniformité, plus elle apparaît déracinée, parcourue de lézardes béantes – économiques, sociales, culturelles et démocratiques. Cela se voit, cela s'entend. Les sujets de tension sont multiples. Méditons ces faits.