Intervention de Bénédicte Taurine

Séance en hémicycle du jeudi 13 janvier 2022 à 15h00
Nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBénédicte Taurine, rapporteure de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire :

Comme mon collègue François Ruffin la semaine dernière en commission, je commencerai mon intervention, chers collègues, en vous invitant à deviner les auteurs de deux citations : « Nos concitoyens ont le sentiment que les sociétés d'autoroutes se goinfrent sur leur dos. » ; « Le concédant, ou plutôt l'usager, […] paie tous les risques. »

C'est vous qui avez prononcé la première, monsieur le ministre délégué chargé des transports, quand vous étiez député. Vous étiez alors encore relativement libre de vos paroles et vous souhaitiez renationaliser les autoroutes !

La seconde est extraite d'une déclaration de Bernard Roman, également ancien député et désormais président de l'Autorité de régulation des transports (ART).

Pourquoi le groupe La France insoumise considère-t-il que les contrats autoroutiers sont source de dysfonctionnements et qu'il faut nationaliser les sociétés concessionnaires ? Rappelons rapidement qu'au début de l'histoire des autoroutes, le législateur a eu la perspicacité de confier leur exploitation à des sociétés d'économie mixte (SEM) détenues par la Caisse des dépôts et consignations et par les collectivités territoriales intéressées. Je ne m'attarderai pas non plus sur le fait que la brève expérience de gestion privée conduite entre 1970 et 1983 s'est soldée par un échec, lequel a mené la puissance publique à racheter le capital des délégataires.

Il y a vingt ans, pour des raisons discutables – un désendettement modeste et immédiat, au prix de la renonciation à des dividendes publics et à des leviers de contrôle – et dans des conditions peu maîtrisées, les gouvernements Jospin, Raffarin et Villepin ont réduit, puis intégralement cédé, les participations de l'État dans les sociétés concessionnaires dites historiques, tandis que les participations dans les sociétés concessionnaires dites récentes étaient d'emblée attribuées à des personnes privées.

Ces opérations ont rapporté 16,5 milliards d'euros à l'État, soit un manque à gagner de 6,5 milliards d'après le Sénat, et ont placé trois groupes du bâtiment et des travaux publics en position de force. Rappelons, en effet, que treize des dix-sept sociétés concessionnaires privées appartiennent à Vinci, Eiffage ou l'entreprise espagnole Abertis. La fin des concessions devrait intervenir entre 2031 et 2036, certains contrats courant même jusqu'à 2086, mais, jusqu'à présent, l'exécutif a eu la fâcheuse tendance de les rallonger à chaque réforme, de sorte que leur horizon est de plus en plus brumeux.

Ce paysage ayant été brossé, je veux évoquer maintenant la principale dérive des sociétés d'autoroutes, qui est de s'enrichir sur le dos de l'État, des usagers et des contribuables. J'approuve les commentaires de l'Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes, qui ont jugé « exceptionnelle » la rentabilité des sociétés concessionnaires. Avec un taux de redistribution des dividendes souvent proche de 100 %, Vinci et Eiffage ont déjà plus que recouvré leur mise initiale et Abertis s'achemine vers la même réussite. Les bénéfices escomptés par ces entreprises d'ici à une quinzaine d'années sont démesurés, et ce pour quatre raisons.

Tout d'abord, comme l'a relevé l'Autorité de la concurrence et contrairement au principe même de la concession, les sociétés concessionnaires n'assument pas de véritable risque : l'évolution du trafic est favorable, les contrats excluent toute baisse du prix des péages et, nous l'avons vu en 2020, la perte d'un dixième de leurs recettes due à l'absence de trafic n'a nullement entamé les bénéfices de ces sociétés.

Deuxièmement, le tarif des péages progresse de manière automatique, non seulement parce qu'il va plus vite que l'inflation, comme l'a dénoncé la Cour des comptes en 2013 et comme l'ont vérifié récemment les associations d'usagers, mais aussi parce qu'il retient toujours l'indice le plus dynamique pour le coût des travaux, contrairement aux recommandations de 1'INSEE et de la Commission européenne.

Troisièmement, à rebours du bon sens et des préconisations du Conseil d'État, les groupes qui possèdent la plupart des sociétés concessionnaires ont obtenu que soit compensée toute augmentation éventuelle des deux impôts qui les frappent spécifiquement. Ils pourront également conserver la jouissance de certaines niches fiscales que les pouvoirs publics avaient tenté en vain de nettoyer.

Enfin, les conventions et leurs avenants sont muets quant aux obligations sociales des entreprises alors que les aménagements de parkings ou l'installation de télépéages sont considérés comme des « opérations environnementales ».

On le voit bien, il faut agir et agir rapidement, d'où notre proposition de racheter les sociétés concessionnaires pour qu'elles n'obéissent plus aux intérêts des actionnaires des grands groupes, qui se les sont d'ailleurs accaparés, mais à l'intérêt général.

Cette nationalisation est-elle possible ? En réalité, elle est prévue par les contrats de concession eux-mêmes et s'inscrit dans la solide jurisprudence du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Il existe, en effet, un principe constitutionnel supérieur à toute loi et à toute clause de contrat, qui interdit aux personnes publiques de consentir une indemnisation manifestement disproportionnée par rapport au préjudice subi, ainsi que l'a rappelé M. Paul Cassia, professeur de droit public. De même, le Conseil d'État a rappelé que l'indemnité au titre des investissements n'était due que si les biens n'avaient pas pu être amortis pendant la période d'exécution du contrat.

Fort du constat du déséquilibre financier des concessions autoroutières aux dépens des comptes publics et du portefeuille des usagers, déséquilibre dénoncé par l'ensemble des groupes politiques, si j'en crois les positions qui se sont exprimées lors de l'examen de la proposition de loi en commission des finances, l'exécutif aurait dû décider la rupture anticipée des contrats. Mais l'autorité réglementaire ne s'en préoccupe pas, d'où la nécessité de cette proposition de loi.

Quel serait le coût d'une nationalisation des sociétés concessionnaires ? Monsieur le ministre, vous évoquez le chiffre de 47 milliards d'euros, mais vos services affirment n'avoir jamais été chargés de travailler sur le sujet. En outre, un ancien ministre de l'économie, désormais Président de la République, avançait un montant de 20 milliards. Dans mon rapport, je montre que la dépense pourrait être réduite à 15 milliards tout au plus, certaines sommes ayant déjà été payées deux fois par les Français et n'ayant donc pas vocation à être intégrées dans la compensation versée à Vinci, Eiffage et Abertis.

En conclusion, pour mettre un terme aux profits scandaleux des sociétés d'autoroutes, pour soutenir un aménagement du territoire plus écologique et plus juste et pour donner suite à la revendication de nombre de nos concitoyens, notamment les gilets jaunes, prisonniers de ces monopoles de fait, il convient de modifier radicalement l'application des clauses des concessions en transférant à l'État les actions des sociétés concessionnaires, sans attendre, comme vous le préconisez, la fin des contrats, sans cesse prolongés sous divers prétextes.

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