Intervention de Marlène Schiappa

Séance en hémicycle du jeudi 3 février 2022 à 15h00
Vote par correspondance — Présentation

Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté :

Permettez-moi tout d'abord de souligner l'importance du rite républicain que constitue le vote traditionnel, comme cela nous a été rapporté lors de différentes auditions : le bulletin, l'urne, l'isoloir et le bureau de vote public semblent être, pour certains, la garantie de la solennité, de la sincérité et du secret du vote. Ils doivent continuer à guider l'organisation des élections. Nous y sommes – je le crois – tous très attachés, autant que nous sommes attachés, comme M. le rapporteur, à trouver de nouveaux outils pour revitaliser notre démocratie.

Actuellement, le vote par correspondance sous pli papier est admis dans deux cas très limités, liés à des situations particulières et touchant un nombre restreint d'électeurs. Il est possible d'une part pour les Français résidant à l'étranger, selon des modalités que nous devons toujours travailler à améliorer – je veux saluer ici l'action des députés des Français de l'étranger, notamment celle de M. Frédéric Petit, qui veillent à l'intérêt de leurs administrés en proposant régulièrement des améliorations à mes services –, d'autre part pour les détenus bénéficiant de leurs droits civiques.

Depuis 2009, les Français résidant à l'étranger peuvent ainsi élire leurs onze députés grâce au vote par correspondance. À l'occasion des élections législatives de 2017, 24 % des bulletins des députés représentant les Français de l'étranger n'ont cependant pas pu faire l'objet d'un émargement. Ce taux élevé de bulletins annulés est une manifestation de la fragilité de cette modalité de vote. Cela a d'ailleurs conduit le Conseil constitutionnel à annuler l'élection législative de 2017 dans la cinquième circonscription des Français établis hors de France. Nous devons donc continuer ensemble d'améliorer ce dispositif afin de le rendre plus sûr.

Depuis 2019, les personnes détenues jouissant encore de leurs droits civiques peuvent aussi voter par correspondance. Ainsi, à l'occasion des élections européennes de 2019, 4 413 détenus ont pu voter selon cette modalité. En 2017, ils étaient seulement 853 à avoir voté par procuration, et 200 avaient obtenu une permission de sortie pour se rendre aux urnes. Pour les élections régionales et départementales de 2021, si seulement un dixième des détenus s'étaient enregistrés sur les listes électorales, 89,42 % d'entre eux ont voté par correspondance.

Toutefois, la réussite de cette opération tient au nombre restreint de bulletins à traiter et à une mobilisation organisationnelle et logistique très lourde pour les communes, les préfectures et l'administration pénitentiaire. Il est difficile de transposer ce modèle à une échelle beaucoup plus large.

Plusieurs raisons doivent nous inciter à la prudence quant au rétablissement de cette modalité électorale. Tout d'abord, le vote par correspondance est exposé à trois risques structurels majeurs, dont certains ont été évoqués par M. le rapporteur.

Comme vous le savez, le ministère de l'intérieur doit assurer l'organisation des élections et la sincérité du scrutin. Or, d'après les éléments dont nous disposons, nous considérons que le risque de fraude demeure substantiel. Le Conseil constitutionnel avait considéré en 1974 que le nombre élevé de votes par correspondance entravait le contrôle de la régularité de l'élection présidentielle. Des fraudes consistant à ajouter, détruire ou remplacer des bulletins de vote ont parfois été constatées. Plusieurs élections avaient été annulées de ce fait : l'élection municipale de Bastia en 1965, des élections législatives, ainsi que les suffrages d'une dizaine de bureaux de vote lors de la présidentielle de 1974.

Deuxièmement, l'identité de l'électeur et son consentement ne sont pas vérifiés avec la même fiabilité que pour le vote à l'urne ou par procuration. En effet, le vote par correspondance remplace les procédures de vérification en présentiel par des procédures à distance qu'il est – pour le moment – aisé de contourner.

En l'absence d'isoloir, le secret et la liberté du vote ne sont plus garantis – du moins, nous n'avons à ce stade aucun moyen de les garantir –, ce qui risque de conduire à des votes sous influence, qu'elle soit familiale, professionnelle ou communautariste, voire à des achats de vote. Le risque de manipulation est accru pour les personnes vulnérables, notamment pour les personnes âgées qui vivent au sein de structures collectives.

De plus, les retards et les irrégularités risquent de priver de nombreux électeurs de leur voix, voire de conduire à annuler le scrutin, comme cela est arrivé. Les retards dans la distribution des bulletins à l'électeur ou dans le retour du bulletin choisi au bureau de vote peuvent entraîner des privations de vote massives, donc fragiliser les élections et alimenter des polémiques. Ce risque est accru du fait de la particularité du scrutin majoritaire à deux tours, alors que les élections dans la majorité des pays où existe le vote par correspondance ne comportent qu'un seul tour.

Le vote électronique comporte également des fragilités. Tenant compte de la spécificité de leur situation, le législateur l'a admis pour l'élection des députés des Français de l'étranger.

En 2012, nos concitoyens établis à l'étranger ont pu élire leurs députés par un vote électronique ; ce sera à nouveau le cas en 2022. Nous devrons tirer toutes les leçons utiles de cette expérience avant de nous engager ensemble plus avant vers une généralisation de cette modalité de vote sur le territoire national, donc à une échelle beaucoup plus importante.

Le Gouvernement, je vous le dis très sincèrement, est favorable à la poursuite des études et des recherches sur le vote électronique, mais considère comme prématuré de prendre des dispositions législatives visant à l'utiliser de façon immédiate ou proche, alors que les modalités de sécurisation ne sont pas prêtes.

L'introduction du vote par correspondance nécessiterait également de nombreuses modifications des opérations préparatoires au vote, alors que le scrutin à deux tours est déjà en lui-même source d'importantes complexités en matière d'organisation, notamment pour les communes. De surcroît, le surcoût du vote par correspondance est estimé à plus de 135 millions d'euros pour un scrutin. C'est un chiffre qu'il faut prendre en considération ! À titre d'exemple, la Cour des comptes avait recommandé en 2016 la suppression du vote par correspondance pour les députés des Français de l'étranger, en raison précisément d'un coût financier et environnemental jugé trop élevé pour une participation minime.

La proposition de loi qui vous est soumise s'inscrit aussi dans le contexte de la crise sanitaire. Je salue votre volonté de limiter les effets de cette crise sur l'exercice du droit de vote aux élections politiques, et je la partage évidemment. Permettez-moi cependant de rappeler que des protocoles sanitaires ont été mis en place dès le premier tour des élections municipales, puis renforcés lors des élections suivantes selon les directives formulées par le Conseil scientifique, limitant considérablement les risques de transmission du virus.

La mise en œuvre de la déterritorialisation des procurations en 2022 et la téléprocédure maprocuration.fr sont par ailleurs de nature à faciliter les démarches de nos concitoyens pour voter.

Les difficultés du dispositif proposé sont trop nombreuses pour garantir une alternative efficace et sécurisée au vote à l'urne.

La possibilité de voter par voie électronique apparaît également prématurée, mais la réflexion doit se poursuivre, en même temps que nous renforçons notre capacité à nous prémunir face aux cyberattaques.

J'ajouterai que cette modalité de vote par voie postale ou électronique non seulement ne pourra jamais offrir les mêmes garanties que le passage par l'isoloir concernant le vote sous influence, mais suscitera aussi inévitablement des questions sur la sincérité du scrutin qui, même infondées ou irrationnelles, risqueraient de faire peser un doute sur la sincérité de l'élection, et plus largement sur le processus démocratique.

Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est défavorable à cette proposition de loi.

Je veux toutefois dire ici, et malgré ce que je viens de dire au nom du Gouvernement, notre gratitude envers M. Jean-Noël Barrot et ses collègues du groupe MODEM qui ont inscrit ce sujet à l'ordre du jour. Je suis convaincue que nos échanges nous permettront d'approfondir les réflexions pour notre vie démocratique. Nous pourrons ainsi surmonter un à un les obstacles qui empêchent cette évolution. Monsieur le rapporteur, je sais votre engagement, votre attachement à la démocratie, votre sincérité et votre persévérance, et je tiens à les saluer.

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