Intervention de Jean-Christophe Lagarde

Séance en hémicycle du mardi 22 février 2022 à 15h00
Déclaration du gouvernement relative à l'engagement de la france au sahel

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Christophe Lagarde :

Comment pourrions-nous rester plus longtemps au Mali alors que nos armées sont contraintes d'opérer au sein d'un environnement hostile où la France n'apparaît plus, aux yeux d'une trop large part de la population, comme une garantie de sécurité ? Comment aurions-nous pu rester plus longtemps au Mali alors qu'un quarteron de putschistes y a supprimé la démocratie et n'hésite pas à brader la souveraineté de leur pays en échange du maintien au pouvoir que leur garantit une force de mercenaires, et en échange d'ailleurs de contrats bradant la richesse du sous-sol des Maliens au profit des oligarques russes ?

De même, depuis de longs mois, la junte au pouvoir à Bamako multiplie les provocations et les insultes envers notre pays et nos soldats. Après avoir accusé la France d'abandon en plein vol, après avoir renvoyé notre ambassadeur qu'à mon tour je salue, après avoir demandé le départ de nos partenaires danois, après avoir affirmé que les résultats de neuf années d'engagement français au Mali n'étaient pas satisfaisants, ces putschistes trouvent encore l'indécence d'ordonner le retrait sans délai de nos soldats du Mali.

Lorsqu'on sait la complexité et les dangers des manœuvres de désengagement des bases de Gao, Ménaka et Gossi, surtout avec l'arrivée de la saison des pluies, et du redéploiement de nos 2 400 militaires, on comprend qu'il s'agit là d'une véritable insulte faite au travail remarquable accompli par l'armée française durant toutes ces années et à nos soldats tombés au Sahel. Nous avons bien entendu, monsieur le Premier ministre, votre engagement de veiller à la sécurité de nos soldats pendant ces manœuvres. Nous espérons qu'ils auront toutes les instructions pour pouvoir se défendre sans hésiter si jamais ils étaient entravés.

À l'inverse de l'ingratitude de la junte malienne, je tiens à rendre une nouvelle fois un hommage appuyé à ces soldats morts pour la France et pour le Mali. Ce sont des héros qui nous honorent et qui doivent, ainsi que leurs frères d'armes, recevoir un traitement à la hauteur de leur engagement.

Le Président de la République a donc décidé de retirer l'armée Française du Mali, ce que les députés du groupe UDI et indépendants ne peuvent qu'approuver. La réalité est que ce pouvoir installé à Bamako, qui n'a aucune intention de rendre la démocratie au peuple malien, a vu dans la France le bouc émissaire idéal lui permettant de justifier l'injustifiable et de renvoyer la tenue d'élections aux calendes grecques alors qu'elles devaient avoir lieu dans quelques jours. Mais, comme le Gouvernement français, je le sais, nous ne confondons pas cette junte avec le peuple malien, qui reste un peuple ami de la France.

Si ce retrait inévitable du Mali constitue un échec, je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'un échec militaire, mais d'un échec de stratégies successives conduites par François Hollande et Emmanuel Macron.

Nos armées ont, en effet, effectué pendant neuf années un travail remarquable et ont obtenu des succès indéniables au Sahel, avec la mise en tension des organisations djihadistes, qui les a empêchées d'organiser un proto-État, et l'élimination de certains de leurs chefs, comme Abdelmalek Droukdal ou Abou Walid al-Sahraoui. En maintenant durant toutes ces années une pression aussi forte, nos militaires ont porté un coup aux ambitions que nourrissaient les djihadistes de disposer d'un sanctuaire qui aurait pu leur permettre de frapper l'Europe.

Cependant, force est de constater que ces nombreux succès militaires ne se sont jamais traduits en succès politiques. En l'absence de dynamiques politiques véritablement efficaces portées par les gouvernements locaux, les victoires tactiques de l'armée française, si nombreuses fussent-elles, ne pouvaient que se limiter à la gestion des symptômes d'un mal beaucoup plus profond. C'est bien parce que l'État malien est défaillant depuis de nombreuses années et qu'il n'est pas en mesure d'assurer à ses populations la sécurité, la justice, la santé ou l'éducation qu'un boulevard est ouvert aux djihadistes dans le nord et le centre du Mali, et toutes les actions de nos militaires pour combattre le terrorisme ne peuvent pas remplacer un État malien qui a failli avant même d'être dirigé, comme c'est désormais le cas, par des militaires putschistes.

En 2013, François Hollande a eu raison de répondre à l'appel à l'aide des autorités maliennes, qui risquaient d'être emportées par une offensive djihadiste, mais il n'a pas su exiger ni fixer les conditions du rétablissement d'un État malien, d'une gouvernance différente et des services publics essentiels que celui-ci devait à son peuple. C'est bien là la faute car, au lieu de saisir l'occasion d'accompagner notre intervention de conditions politiques indispensables, il a préféré élargir l'opération militaire à une zone aussi vaste que l'Europe, alors même qu'il réduisait les budgets militaires. Cette faute a créé et alimenté un espoir irréalisable dans le cœur des populations sahéliennes, qui pensaient qu'avec toute la puissance et toutes les technologies de l'armée française, leur sort pourrait enfin s'améliorer.

La réalité est que, malgré le rebond budgétaire de 2015 et la fin de l'opération Sangaris en 2016, qui ont permis d'augmenter les forces au Sahel, l'effort était toujours trop faible et, surtout, privé d'un relais politique local efficace. Pour reprendre les mots du colonel Michel Goya, « par l'insuffisance de ses moyens, Barkhane a sans doute plus nourri que réduit la force de l'ennemi en fournissant les arguments d'un discours nationaliste et surtout en lui laissant l'occasion d'accumuler de l'expérience militaire ».

Voilà donc l'héritage qu'a reçu Emmanuel Macron à son arrivée au palais de l'Élysée en 2017. Si le péché originel ne peut évidemment pas lui être imputé, il n'en demeure pas moins qu'il a dû, pendant cinq ans, gérer cette crise, et qu'il partage une part de la responsabilité de cet échec, notamment en raison des hésitations, des stratégies successives et du sentiment de « deux poids, deux mesures » qu'on a laissé s'installer et jamais vraiment éteint ; quelques fautes d'image ont aussi été commises, comme la convocation des dirigeants sahéliens à Pau, vécue comme une humiliation par certains pays et utilisée comme telle par nos ennemis.

Sur le plan militaire, il a fallu la tenue de ce sommet pour que soient prises les décisions d'augmenter une dernière fois les moyens et l'activité de Barkhane, tout en accompagnant plus étroitement les armées locales grâce à la task force Takuba. En 2021 a été prise la décision de réorganiser le dispositif militaire au Sahel, avec une réduction des effectifs à l'horizon 2023 et la fin de l'opération Barkhane en tant qu'opération extérieure. Or, cette décision prise sans réelle concertation a ouvert une brèche dans laquelle s'est engouffrée la junte militaire malienne – qui n'attendait sans doute que cela – pour justifier ses besoins sécuritaires et faire venir les mercenaires russes. Si c'est une imposture, du moins n'aurions-nous pas dû leur en laisser l'occasion. Dès lors, le retrait du Mali devenait inévitable.

Si nos armées ont obtenu de nombreux succès tactiques, il n'en demeure pas moins, je le dis avec tristesse, que le bilan de notre intervention au Sahel est, à ce jour, encore un échec. La menace djihadiste n'a, en effet, pas disparu et a même métastasé jusque dans les États voisins. Elle s'est propagée vers le sud, ainsi que vers les pays du golfe de Guinée. Le Mali a connu deux coups d'État successifs et a fait entrer sur son territoire les mercenaires que j'ai déjà évoqués. Au Burkina Faso, le président Kaboré a été renversé par des militaires et, au Niger, qui nous accueille désormais, le pouvoir du président Bazoum est déjà contesté.

Enfin, sur le plan de la lutte pour l'information, la France semble n'avoir fait qu'encaisser les coups et le sentiment anti-Français s'est accentué injustement parmi les populations sahéliennes, à tel point qu'un camion de ravitaillement de Barkhane a même été bloqué par des populations qui criaient « À bas la France ! » Elles ne sont pas les responsables, mais les victimes de cette désinformation – encore faut-il que nous puissions l'affirmer. C'est la preuve que nous n'avons pas gagné la bataille des cœurs et des esprits.

À l'heure où, en quittant le Mali, nous n'abandonnons pas la lutte contre les djihadistes – nous l'avons bien entendu, monsieur le Premier ministre – et en redéployant le dispositif de lutte militaire, nous voulons que tous gardent à l'esprit nos erreurs passées, car ce n'est que d'une solution politique globale que pourra émerger le retour à la paix dans cette région. La défaite des forces djihadistes que nous combattons n'aura lieu que si les États régionaux se consolident, en particulier dans les services qu'ils doivent à leurs peuples, qui renforceraient leur légitimité, mais aussi en acceptant des modèles de gouvernance différents, mieux partagés et démocratisés, et en assurant une croissance et un développement auxquels la France et l'Europe ne peuvent pas rester étrangers.

Ainsi, monsieur le Premier ministre, au-delà des efforts militaires de la France et de nos partenaires, que nous saluons et que nous soutenons, c'est à une stratégie diplomatique de reconstruction ou de renforcement de ces États et au développement économique de ces pays que doivent se consacrer désormais la France et l'Union européenne, en se montrant exigeants envers les gouvernements de la région. Sinon, il est inévitable que nos nouveaux efforts resteraient vains.

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