Je vous remercie, monsieur le président. C'est également un plaisir de vous retrouver, quasiment vingt ans après la convention sur l'avenir de l'Europe, créée à l'issue du Conseil européen de Laeken, en décembre 2001.
C'est un honneur que vous me faites, mesdames et messieurs les députés, de m'auditionner. Je tiens à partager les propos qui ont été tenus à mon endroit avec mon équipe de l'ambassade, qui s'est retrouvée en première ligne et qui a traversé des semaines très éprouvantes.
Cette crise est inédite depuis des décennies en Europe. Lorsque la directrice générale de l'administration du Quai d'Orsay m'a proposé le poste de Kiev, la possibilité d'une situation telle que celle de la guerre que nous connaissons depuis le matin du 24 février paraissait inimaginable. L'Ukraine était un pays européen « classique », avec ses problèmes bien sûr, mais, en dépit de mauvaises relations avec la Russie et de la situation dans le Donbass, il paraissait improbable que la Russie lance une offensive militaire généralisée. Or, c'est précisément ce qui s'est produit – ce que l'histoire et la diplomatie nous apprennent à penser. Nous n'avons pas connu pareille situation, en Europe, depuis l'invasion de la Pologne par l'Allemagne nazie en septembre 1939. Le passé ressurgit donc, de façon générale : retour du nationalisme, retour de l'emprise de la technique, le train ayant pris une importance considérable, retour d'une volonté brutale d'annexion… Nous sommes confrontés au XXIème siècle à une guerre du XXème siècle, voire même du XIXème.
Pour répondre à vos questions en allant du particulier au général, nous avons géré cette crise en contact permanent avec le Quai d'Orsay, notamment dans le cadre du centre de crise et de soutien (CDCS).
Cette guerre avait été anticipée : nous avons vu la tempête se lever. La crise s'est amorcée fin octobre-début novembre 2021 avec la montée en puissance des forces russes aux frontières de l'Ukraine, même si nous avions eu une première alerte du même ordre au mois d'avril. Elle s'est ensuite inexorablement développée pendant l'hiver. Certains renseignements alliés évoquaient une offensive vers Noël, puis au début de l'année, avant qu'il ne soit question du 16 février. Cependant, le fait est que, le 24 février au matin, nous étions prêts, en dépit d'une certaine sidération face à l'ampleur que cela a pris.
À quatre heures du matin, nous avons entendu les premiers missiles et vu des lueurs dans le ciel de Kiev. À quatre heures trente, j'ai demandé à toute l'équipe des agents expatriés de se retrouver dans les locaux de l'ambassade, sous la protection du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), arrivé la veille. Nous avons immédiatement ouvert la cellule de crise.
Nous avons ensuite vécu quatre jours très difficiles. Plusieurs scénarios avaient été élaborés : soit les Russes chercheraient à conquérir les deux oblasts du Donbass (Donetsk et Louhansk) et atteindre leurs frontières administratives ; soit ils lanceraient une offensive vers le sud depuis la Crimée pour atteindre le Dniepr ; soit, comme les renseignements britanniques l'avaient indiqué, ils voudraient en sus envahir la capitale dans les premières heures, en gagnant Kiev directement, par Tchernobyl, le long du Dniepr, et par Tchernihiv. Pour nous, c'était l'option la plus inquiétante puisqu'elle nous menaçait directement et sans préavis.
Chaque matin, nous nous réveillions en nous demandant si les Russes ne seraient pas à notre porte, remplaçant la Garde nationale ukrainienne. Les tirs, les combats étaient nombreux et nous étions assez inquiets.
Nous étions également confrontés à une difficulté assez commune pendant les crises et que nous avions donc anticipée : quels conseils donner aux ressortissants français ? Devaient-ils rester calfeutrés chez eux ou prendre la route ? Avec le Quai d'Orsay, nous leur avons conseillé de rester chez eux – nous leur avions d'ailleurs précédemment demandé de faire des réserves de nourriture. En effet, les Russes pouvant bombarder l'ensemble du pays, même s'il est vaste, le danger était partout à compter du 24 février au matin.
Dès le 19 février, nous avions fermement et fortement recommandé à tous nos compatriotes de quitter immédiatement l'Ukraine, comme nous avions précédemment demandé aux visiteurs de passage de ne pas venir. Mais le 24, beaucoup de nos compatriotes n'avaient pas suivi nos recommandations de départ et donc pas encore quitté l'Ukraine.
Après quelques jours, nous avons pressenti que le plan des Russes pouvait échouer, ou en tout cas que la prise de Kiev ne serait pas aussi facile qu'ils l'avaient envisagé et qu'ils s'orientaient vers un encerclement de la ville. Nos autorités ont alors décidé de délocaliser l'ambassade de France de Kiev à Lviv.
Le 28 février, à dix-sept heures trente, un grand convoi, formé d'une cinquantaine de véhicules et placé sous la protection du GIGN, a été mis en place rue Reitarska qui abrite notre Ambassade ; nous avons abaissé le drapeau et j'ai décroché la plaque de l'ambassade. Auparavant, selon la procédure, nous avions brûlé nos archives et rendu inopérant le système informatique.
L'ambassadeur de Belgique, qui s'était réfugié à l'ambassade depuis quelques jours avec ses collaborateurs, était avec nous, de même que son homologue du Japon et des collègues italiens. Je rends hommage au très grand professionnalisme du GIGN, alors que le convoi était important et la situation dangereuse.
À 30 kilomètres de Kiev, la nuit étant tombée, nous sommes arrivés à un checkpoint. Les Ukrainiens, très nerveux, nous ont dit que les Russes étaient à 3 kilomètres. Nous avons entendu des tirs de roquettes, de mortiers et nous avons dû nous déplacer, mais nous nous sommes arrêtés assez vite car nous ne voulions pas faire de mauvaise rencontre. Les Ukrainiens ont proposé de nous loger dans une caserne, ce que nous avons refusé par crainte d'un tir de missile. Nous avons fini par camper un peu n'importe comment dans un centre de vacances, avec la neige tombant pendant la nuit, ce qui a encore compliqué les choses. Le lendemain matin, nous avons repris la route et roulé quelque trente-six heures en suivant une voiture ouvreuse de la Garde nationale. La très grande majorité des agents sont alors rentrés en France tandis qu'avec un noyau dur de collaborateurs, j'ai pris la direction de Lviv.
Il était assez impressionnant de revenir en zone de guerre : nous voyions les files de voitures et de camions qui cherchaient à quitter l'Ukraine et nous étions les seuls à rouler dans l'autre sens. Nous sommes finalement arrivés le 2 mars à vingt-deux heures à Lviv, où j'ai pu ouvrir notre ambassade dans d'assez bonnes conditions.
Nous avons bien fait de rester sur le territoire ukrainien : cela a été très bien perçu par les Ukrainiens, qui ont vu dans notre décision un geste de solidarité et de sympathie.
Pendant sept semaines, nous avons pu très bien travailler car de nombreux responsables ukrainiens se trouvaient à Lviv. Au titre de la présidence française de l'Union européenne, j'ai tout de suite formé un petit groupe de collègues européens présents dans cette ville, que j'ai animé et qui a reçu à plusieurs reprises le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, lorsqu'il était de passage. Notre présence a été très utile : nous étions aux prises avec les besoins des Ukrainiens, ce qui nous a aussi aidés à organiser l'aide humanitaire. À Lviv, la grande capitale de l'ouest du pays, l'atmosphère était assez particulière : bien que la ville ait été frappée à plusieurs reprises, il y avait beaucoup de monde et d'animation dans les rues, une activité importante, mais aussi de nombreux réfugiés et déplacés internes.