Audition, à huis clos, de M. Etienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine, sur la situation dans ce pays
La séance est ouverte à 15 h 10.
Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président.
Monsieur l'ambassadeur, cher ami, puisque nous nous connaissons depuis longtemps, c'est un grand honneur et un grand plaisir de vous accueillir à l'occasion de votre venue à Paris, après les mois harassants que vous venez de passer en Ukraine.
Une introduction technique à cette audition me semble inutile : chacun de nous a conscience des enjeux de la situation.
Je tiens à exprimer la reconnaissance de notre commission et, je crois pouvoir le dire, de l'ensemble de l'Assemblée nationale pour le travail exemplaire que vous menez en Ukraine, les responsabilités que vous avez assumées, les risques que vous avez courus, le sens du service de l'État que vous incarnez et que vous avez assuré avec zèle et compétence, comme j'ai pu régulièrement le constater à travers vos télégrammes diplomatiques et les coups de téléphone que nous avons échangés. Nous y sommes tous très sensibles et c'est vraiment un hommage légitime que vous rend la représentation nationale.
En qualité de chef d'un poste diplomatique important, comment avez-vous vécu ces moments dramatiques, souvent douloureux et même tragiques, en travaillant dans deux villes différentes, parmi les diplomates d'États dont les stratégies et les tactiques n'étaient pas tout à fait les mêmes ? Nous apprécierions beaucoup que vous nous fassiez part de vos analyses et de vos expériences, tant sur un plan personnel que sur la façon dont le poste que vous dirigez, qui a manifesté un dévouement remarquable au bien public, a traversé cette période. Quels ont été vos rapports avec les autres ambassades, leur personnel mais aussi leurs traditions diplomatiques ?
Par ailleurs, comment la population ukrainienne vit-elle cette situation ? Nous avons certes des échos médiatiques et nous voyons des reportages, parfois terribles – des gamines, des gamins de dix ans enfermés dans l'usine de Marioupol, dont la vie et la liberté sont menacées alors que l'existence s'ouvrait devant eux – mais vous, vous avez partagé la vie quotidienne des Ukrainiens et votre témoignage est donc particulièrement précieux : comment parviennent-ils à survivre, à se nourrir, à affronter les difficultés, à se protéger dans les combats contre l'envahisseur ? En outre, comment les femmes et les hommes politiques d'Ukraine vivent-ils ces réalités ? M. Zelensky fait-il l'unanimité ?
Comment appréciez-vous les inflexions de l'action militaire russe et la résistance des forces armées ukrainiennes, dont chacun a pu constater qu'elle était bien supérieure à ce qui était attendu et même espéré ? Les Russes ont, semble-t-il, complètement changé de stratégie – certains évoquent un passage à la « vitesse lente », d'autres considèrent qu'il s'agit d'une simple modification stratégique, la volonté de conquête et de destruction étant inentamée. Nous serions ainsi passés d'une stratégie du type « bataille de la Marne », de mouvement, à une stratégie « bataille de Verdun », de confrontation, ce qui expliquerait les adaptations apportées aux équipements utilisés par les forces en présence.
Il importe également d'analyser avec vous l'action de la France et les efforts du Président de la République, qui ne sont pas exactement les mêmes que ceux de M. Boris Johnson ou du président Joe Biden, même si les forces alliées font preuve d'une grande solidarité. Les approches diffèrent manifestement un peu quant à la façon dont, le moment venu, nous pourrions sortir de ce conflit.
Au-delà, qu'en est-il de l'aide concrète que nous apportons aux Ukrainiens, notamment en matière d'armes, et aux populations déplacées ou réfugiées ? Les chaînes de solidarité que nous organisons suffisent-elles ? Ne devons-nous pas accroître notre effort et travailler à une simplification des procédures ? Les Français ont toujours le cœur ardent mais l'inertie bureaucratique pèse sur leur efficacité !
Enfin, quelles sont les perspectives de sortie du conflit envisagées en Ukraine ? L'idée est-elle simplement de libérer le pays ou, comme le propose peut-être un peu trop bruyamment le président Biden, d'infliger une véritable humiliation à la Russie – ce qui suscite chez M. Poutine des réactions de plus en plus inconsidérées ? Quel est le point de vue des différentes forces politiques ukrainiennes, à commencer par celui du président Zelensky ?
Je vous remercie, monsieur le président. C'est également un plaisir de vous retrouver, quasiment vingt ans après la convention sur l'avenir de l'Europe, créée à l'issue du Conseil européen de Laeken, en décembre 2001.
C'est un honneur que vous me faites, mesdames et messieurs les députés, de m'auditionner. Je tiens à partager les propos qui ont été tenus à mon endroit avec mon équipe de l'ambassade, qui s'est retrouvée en première ligne et qui a traversé des semaines très éprouvantes.
Cette crise est inédite depuis des décennies en Europe. Lorsque la directrice générale de l'administration du Quai d'Orsay m'a proposé le poste de Kiev, la possibilité d'une situation telle que celle de la guerre que nous connaissons depuis le matin du 24 février paraissait inimaginable. L'Ukraine était un pays européen « classique », avec ses problèmes bien sûr, mais, en dépit de mauvaises relations avec la Russie et de la situation dans le Donbass, il paraissait improbable que la Russie lance une offensive militaire généralisée. Or, c'est précisément ce qui s'est produit – ce que l'histoire et la diplomatie nous apprennent à penser. Nous n'avons pas connu pareille situation, en Europe, depuis l'invasion de la Pologne par l'Allemagne nazie en septembre 1939. Le passé ressurgit donc, de façon générale : retour du nationalisme, retour de l'emprise de la technique, le train ayant pris une importance considérable, retour d'une volonté brutale d'annexion… Nous sommes confrontés au XXIème siècle à une guerre du XXème siècle, voire même du XIXème.
Pour répondre à vos questions en allant du particulier au général, nous avons géré cette crise en contact permanent avec le Quai d'Orsay, notamment dans le cadre du centre de crise et de soutien (CDCS).
Cette guerre avait été anticipée : nous avons vu la tempête se lever. La crise s'est amorcée fin octobre-début novembre 2021 avec la montée en puissance des forces russes aux frontières de l'Ukraine, même si nous avions eu une première alerte du même ordre au mois d'avril. Elle s'est ensuite inexorablement développée pendant l'hiver. Certains renseignements alliés évoquaient une offensive vers Noël, puis au début de l'année, avant qu'il ne soit question du 16 février. Cependant, le fait est que, le 24 février au matin, nous étions prêts, en dépit d'une certaine sidération face à l'ampleur que cela a pris.
À quatre heures du matin, nous avons entendu les premiers missiles et vu des lueurs dans le ciel de Kiev. À quatre heures trente, j'ai demandé à toute l'équipe des agents expatriés de se retrouver dans les locaux de l'ambassade, sous la protection du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), arrivé la veille. Nous avons immédiatement ouvert la cellule de crise.
Nous avons ensuite vécu quatre jours très difficiles. Plusieurs scénarios avaient été élaborés : soit les Russes chercheraient à conquérir les deux oblasts du Donbass (Donetsk et Louhansk) et atteindre leurs frontières administratives ; soit ils lanceraient une offensive vers le sud depuis la Crimée pour atteindre le Dniepr ; soit, comme les renseignements britanniques l'avaient indiqué, ils voudraient en sus envahir la capitale dans les premières heures, en gagnant Kiev directement, par Tchernobyl, le long du Dniepr, et par Tchernihiv. Pour nous, c'était l'option la plus inquiétante puisqu'elle nous menaçait directement et sans préavis.
Chaque matin, nous nous réveillions en nous demandant si les Russes ne seraient pas à notre porte, remplaçant la Garde nationale ukrainienne. Les tirs, les combats étaient nombreux et nous étions assez inquiets.
Nous étions également confrontés à une difficulté assez commune pendant les crises et que nous avions donc anticipée : quels conseils donner aux ressortissants français ? Devaient-ils rester calfeutrés chez eux ou prendre la route ? Avec le Quai d'Orsay, nous leur avons conseillé de rester chez eux – nous leur avions d'ailleurs précédemment demandé de faire des réserves de nourriture. En effet, les Russes pouvant bombarder l'ensemble du pays, même s'il est vaste, le danger était partout à compter du 24 février au matin.
Dès le 19 février, nous avions fermement et fortement recommandé à tous nos compatriotes de quitter immédiatement l'Ukraine, comme nous avions précédemment demandé aux visiteurs de passage de ne pas venir. Mais le 24, beaucoup de nos compatriotes n'avaient pas suivi nos recommandations de départ et donc pas encore quitté l'Ukraine.
Après quelques jours, nous avons pressenti que le plan des Russes pouvait échouer, ou en tout cas que la prise de Kiev ne serait pas aussi facile qu'ils l'avaient envisagé et qu'ils s'orientaient vers un encerclement de la ville. Nos autorités ont alors décidé de délocaliser l'ambassade de France de Kiev à Lviv.
Le 28 février, à dix-sept heures trente, un grand convoi, formé d'une cinquantaine de véhicules et placé sous la protection du GIGN, a été mis en place rue Reitarska qui abrite notre Ambassade ; nous avons abaissé le drapeau et j'ai décroché la plaque de l'ambassade. Auparavant, selon la procédure, nous avions brûlé nos archives et rendu inopérant le système informatique.
L'ambassadeur de Belgique, qui s'était réfugié à l'ambassade depuis quelques jours avec ses collaborateurs, était avec nous, de même que son homologue du Japon et des collègues italiens. Je rends hommage au très grand professionnalisme du GIGN, alors que le convoi était important et la situation dangereuse.
À 30 kilomètres de Kiev, la nuit étant tombée, nous sommes arrivés à un checkpoint. Les Ukrainiens, très nerveux, nous ont dit que les Russes étaient à 3 kilomètres. Nous avons entendu des tirs de roquettes, de mortiers et nous avons dû nous déplacer, mais nous nous sommes arrêtés assez vite car nous ne voulions pas faire de mauvaise rencontre. Les Ukrainiens ont proposé de nous loger dans une caserne, ce que nous avons refusé par crainte d'un tir de missile. Nous avons fini par camper un peu n'importe comment dans un centre de vacances, avec la neige tombant pendant la nuit, ce qui a encore compliqué les choses. Le lendemain matin, nous avons repris la route et roulé quelque trente-six heures en suivant une voiture ouvreuse de la Garde nationale. La très grande majorité des agents sont alors rentrés en France tandis qu'avec un noyau dur de collaborateurs, j'ai pris la direction de Lviv.
Il était assez impressionnant de revenir en zone de guerre : nous voyions les files de voitures et de camions qui cherchaient à quitter l'Ukraine et nous étions les seuls à rouler dans l'autre sens. Nous sommes finalement arrivés le 2 mars à vingt-deux heures à Lviv, où j'ai pu ouvrir notre ambassade dans d'assez bonnes conditions.
Nous avons bien fait de rester sur le territoire ukrainien : cela a été très bien perçu par les Ukrainiens, qui ont vu dans notre décision un geste de solidarité et de sympathie.
Pendant sept semaines, nous avons pu très bien travailler car de nombreux responsables ukrainiens se trouvaient à Lviv. Au titre de la présidence française de l'Union européenne, j'ai tout de suite formé un petit groupe de collègues européens présents dans cette ville, que j'ai animé et qui a reçu à plusieurs reprises le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, lorsqu'il était de passage. Notre présence a été très utile : nous étions aux prises avec les besoins des Ukrainiens, ce qui nous a aussi aidés à organiser l'aide humanitaire. À Lviv, la grande capitale de l'ouest du pays, l'atmosphère était assez particulière : bien que la ville ait été frappée à plusieurs reprises, il y avait beaucoup de monde et d'animation dans les rues, une activité importante, mais aussi de nombreux réfugiés et déplacés internes.
Certains nous ont suivi, presque heure par heure. Ainsi, mon collègue italien, lorsque nous avons décidé de nous relocaliser à Kiev, y est arrivé deux heures après moi. Les Britanniques et les Américains étaient partis bien avant nous en Pologne, de même que le délégué de l'Union européenne. En réalité, nous n'étions qu'un noyau dur présent à Lviv : seuls six États membres de l'Union – la Hongrie, deux États baltes, la Croatie, l'Italie et la France – étaient représentés à Lviv.
Après sept semaines à Lviv, nous avons considéré après analyse approfondie qu'il était possible de retourner dans la capitale, dès lors qu'il était avéré que les Ukrainiens avaient gagné la bataille de Kiev et que la ville n'était plus sous la menace de l'artillerie – la menace que représentent les tirs de missiles existe aussi bien à Lviv qu'à Kiev et nous avons considéré, avec Paris, qu'elle était acceptable. J'ai été très heureux de cette décision, qui nous a permis de revenir à Kiev le 15 avril et de rouvrir notre ambassade le lendemain. Là encore, nous avons servi de boussole à nos partenaires : beaucoup nous ont rejoints dans les jours qui ont suivi et trente-deux ambassades sont aujourd'hui ouvertes dans la capitale ukrainienne. Si nous sommes partis parmi les derniers de Kiev et revenus parmi les premiers, nous n'avons cependant pas été les plus présents : ainsi, mon collègue polonais n'a jamais quitté la ville, signe de l'attachement de la Pologne à l'Ukraine – à vrai dire, il est le seul représentant d'un État membre de l'Union européenne à n'être jamais parti.
Désormais, nous nous organisons autour d'un noyau dur de volontaires et nous menons à nouveau une activité soutenue à Kiev. À notre retour, le 15 avril, le contraste avec Lviv était assez fort car la capitale était déserte – par ailleurs nous avions dû passer par Irpin, un moment très impressionnant, avec tous ces chars détruits. Le centre névralgique de la ville, qui abrite les bâtiments de la présidence, la Rada et la rue Bankova, est très protégé : c'est une sorte de « zone verte », par analogie avec la situation en Irak, avec beaucoup de checkpoints. Mais lorsque je l'ai quittée la semaine dernière, la capitale avait déjà un peu repris son visage habituel : quelque 500 000 habitants y rentrent chaque jour et, malgré les menaces, la vie reprend doucement.
J'en viens aux missions que nous menons, pendant cette guerre, en tant qu'ambassade. Notre choix de rester dans le pays a été mis à notre crédit et nous avons poursuivi dans de bonnes conditions notre travail politique, diplomatique et de contact avec les autorités ukrainiennes, même si, logiquement, certains circuits sont devenus plus directs : le Président de la République n'a plus besoin de nous pour appeler le président Zelensky, avec lequel la relation est quasi quotidienne. En outre, le fait de mener sur place notre travail d'analyse politique est un atout considérable, puisque nous sommes au contact direct de nos interlocuteurs.
Notre deuxième mission, qui a été très prenante, était de permettre à la communauté française de quitter le pays. Alors que les listes consulaires comptaient 1 000 inscrits, nous nous sommes aperçus que les Français vivant en Ukraine étaient à peu près 1 700 : beaucoup d'entre eux se sont manifestés au début de la crise. Avec l'aide du centre de crise et de soutien du Quai d'Orsay, qui a pris le relais, nous avons fourni une aide au départ – en réalité, surtout des conseils, car c'est cela que nos compatriotes attendaient de nous. À mon grand étonnement, je me suis aperçu que les trains fonctionnaient très bien, y compris depuis Kharkiv ou Tchernihiv et dans les villes bombardées : nous avons donc conseillé à nos compatriotes de prendre le train et c'est par ce moyen que nombre d'entre eux ont quitté l'Ukraine – même si les gares étaient surchargées, il restait des places. Pour les situations plus difficiles, nous avons mis en place, par l'intermédiaire de prestataires ukrainiens toujours opérationnels sur le terrain, un système de bus et de navettes au profit de la communauté française et des ayants droit au sens large. De l'autre côté de la frontière, ces derniers étaient accueillis par des agents et collègues du ministère des affaires étrangères, venus sur place pour faciliter le passage. C'était un gros travail, assez compliqué, mais le Quai d'Orsay a de l'expérience en la matière.
Globalement, nos compatriotes ont pu quitter l'Ukraine, même si certaines situations étaient plus difficiles à gérer que d'autres. Cette mission est maintenant achevée.
Non, aucun. Certains Français ont passé plusieurs jours dans des conditions difficiles sous les bombardements à Soumy ou Tchenihiv par exemple. Même si nous ne pouvions rien faire directement dans l'immédiat, nous restions en contact avec eux, ce qui était très précieux : ils savaient que nous ne les oubliions pas et que nous leur enverrions dès que possible un petit autobus pour les récupérer.
Notre troisième mission, toujours en cours, concerne l'aide humanitaire et le soutien militaire, auxquels s'ajoutera bientôt la reconstruction. Là encore, le fait d'être restés dans le pays est un gage d'efficacité pour le travail de l'ambassade. Du fait de l'élan de solidarité qui se manifeste dans le monde entier, les Ukrainiens sont submergés d'aides et ne vont donc chercher que celles dont ils ont vraiment besoin. En la matière, l'équipe de l'ambassade et moi-même nous chargeons en quelque sorte de la diplomatie du premier et du dernier kilomètre.
Ainsi, le transfert de l'ambassade à Lviv nous a permis d'être en contact journalier avec le service ukrainien de la sécurité civile (SESU), qui y avait été délocalisé. Dès le 7 mars – « diplomatie du premier kilomètre » –, j'ai rencontré mon interlocutrice habituelle, la vice-ministre chargée de ces questions, qui m'a dressé une liste très précise des équipements dont l'Ukraine avait besoin. Je pense par exemple à des échelles de 40 mètres – dans les années 1990, on a construit des immeubles plus élevés que les traditionnels bâtiments soviétiques à quatre étages bâtis à l'époque de Khrouchtchev, mais le parc de camions de pompiers n'a pas été adapté et la sécurité civile ne peut pas évacuer les occupants de ces immeubles s'ils sont bombardés – ou encore à des équipements de désincarcération. De ce fait, nous avons pu transmettre à Paris dès le 7 mars une liste très précise des besoins ukrainiens. Le centre de crise et de soutien du Quai d'Orsay alors rassemblé, avec les collectivités locales, les équipements demandés et a organisé des convois pour les acheminer en Ukraine. Et, dès le 18 mars – « diplomatie du dernier kilomètre » – j'ai pu réceptionner ces convois à Tchernivtsi dans le sud-ouest de l'Ukraine et communiquer autour de cet événement.
Nous avons toujours fonctionné ainsi. En l'occurrence, le goulet d'étranglement, pour les Ukrainiens, est qu'ils ont du mal à trouver les chauffeurs pour aller chercher ces camions de pompiers ou autres. Nous sommes en mesure d'acheminer ces véhicules jusqu'à la frontière roumaine mais, pour des raisons de sécurité, nos conducteurs ne la franchissent pas. Puisque les chauffeurs ukrainiens sont occupés à de nombreuses autres activités, notamment militaires, ils ne vont chercher que ce dont ils ont besoin – ils iront récupérer le reste, stocké dans des entrepôts en Pologne, lorsqu'ils en auront le temps. Aussi le fait d'être sur place, aux deux extrémités de la chaîne, a-t-il constitué un gage d'efficacité de notre action.
Nous avons apporté à l'Ukraine 100 millions d'euros d'aide humanitaire, 615 tonnes d'équipements, cinquante véhicules d'urgence, des ambulances et, en matière financière, 300 millions d'euros de prêts de l'Agence française de développement.
Vous comprendrez aisément que je parle moins de notre soutien militaire. Évidemment, à Lviv, le contact direct avec nos interlocuteurs constituait là encore un atout formidable.
Oui. Les Ukrainiens connaissent parfaitement leurs besoins et savent ce qu'ils veulent. Ils nous communiquent des listes précises – vous savez par exemple qu'ils souhaitent obtenir des canons Caesar et que le Président de la République a accepté que nous leur en livrions. Initialement, ils nous demandaient principalement des gilets pare-balles et des équipements de protection, puisqu'ils ont dû armer et équiper des centaines de milliers d'hommes.
Dès le 16 avril, le lendemain de mon retour à Kiev, j'ai rencontré en tête à tête le ministre ukrainien de la défense, M. Oleksiy Reznikov. Nous avons poursuivi la conversation qu'il avait eue avec Mme Parly quelques jours auparavant – puisqu'il n'est pas possible de tout dire au téléphone, notre ministre des armées avait invité son homologue ukrainien à évoquer les aspects plus techniques avec moi.
Nous n'avons pas à rougir du soutien que nous apportons à l'Ukraine, de la solidarité dont nous faisons preuve, de la pertinence de nos actions, ni du travail de notre ambassade, qui ont été remarqués. Peu d'autres pays ont été aussi réactifs et efficaces dans leur aide.
Monsieur l'ambassadeur, c'est un privilège de vous accueillir parmi nous dans le cadre de cette audition, en dépit des circonstances dramatiques que connaît l'Ukraine. Je tiens tout d'abord à vous exprimer notre plus grande reconnaissance pour votre engagement au service des populations ukrainiennes et des ressortissants français, ainsi que pour l'ensemble des actions de soutien à l'Ukraine que vous avez menées ces derniers mois. Ce sentiment de mon groupe est très largement partagé parmi les membres de notre commission.
Je tiens à rappeler que nous, députés de la majorité, condamnons fermement l'agression de l'Ukraine par la Russie. Nous approuvons le haut niveau de sanctions mis en place par l'Union européenne, sous présidence française, alors qu'un sixième train de sanctions incluant un embargo progressif sur les livraisons de pétrole est actuellement à l'étude. Comme ses alliés, la France fournit à l'Ukraine des armes permettant d'enrayer la progression des forces russes. Les députés du groupe La République en Marche soutiennent cet envoi de matériel permettant aux forces ukrainiennes de se défendre et de protéger leur territoire et, surtout, les populations civiles. Cela nous distingue peut-être d'autres groupes politiques de l'Assemblée nationale.
Par ailleurs, je veux ici redire notre effroi face aux exactions commises à Boutcha et ailleurs dans le pays. De tels faits ne sauraient être ignorés ; il convient au contraire de les documenter. À ce titre, nous nous félicitons que les gendarmes accueillis par votre ambassade soient présents sur le terrain afin d'identifier les victimes et de collecter les preuves de crimes de guerre. Avec plusieurs collègues de la commission des affaires étrangères, nous avons fait parvenir aux députés russes de la Douma une lettre leur rappelant leur responsabilité devant l'histoire au regard de cette agression et des exactions perpétrées.
Permettez-moi à présent de vous adresser quelques questions. La première portera sur la possibilité d'évacuation des civils, notamment de ceux qui se sont retranchés dans l'usine Azovstal et plus généralement à Marioupol. Le président Macron avait engagé des discussions avec la Turquie et la Grèce afin d'ouvrir un corridor humanitaire. Comment se déroulent aujourd'hui la prise en charge et l'évacuation des populations, en particulier à Marioupol ?
Le président Macron s'entretient régulièrement avec les présidents Poutine et Zelensky. Ce dernier réclame un cessez-le-feu avant de commencer la négociation. Vous semble-t-il qu'il souhaite s'engager dès maintenant dans la voie du dialogue ? À vos yeux, quelles sont les chances de parvenir à un cessez-le-feu ?
Le président Poutine pourrait avoir la velléité d'assiéger Odessa en vue d'asphyxier l'Ukraine. Le port d'Odessa, sur la mer Noire, est en effet le poumon économique du pays, où transitent 30 % du pétrole importé par l'Union européenne ainsi que d'autres marchandises, notamment du blé et des céréales. La prise d'Odessa permettrait aussi aux forces russes d'établir la continuité territoriale des régions qu'elles occupent, de l'est jusqu'au sud, et de verrouiller leur mainmise sur la Crimée. Cette hypothèse d'un siège d'Odessa serait-elle de nature à faire durer la guerre ?
En cas de désescalade ou d'apaisement du conflit, comment voyez-vous l'avenir ? Quel pourrait être le nouveau paysage de l'Ukraine à l'issue de cette guerre ? Quelles concessions l'Ukraine serait-elle prête à faire ? Une partition du Donbass est-elle envisageable ? Envisagez-vous le retour des réfugiés et le début d'un travail de reconstruction, dès maintenant ou à moyen terme ?
Le groupe Les Républicains tient à vous rendre hommage, monsieur l'ambassadeur, et salue votre action, ainsi que celle de l'ensemble de votre équipe et de la cellule de crise du Quai d'Orsay. Par votre courage et votre implication inlassable pour protéger nos compatriotes, vous avez montré l'excellence du corps diplomatique français, que les Français reconnaissent unanimement.
Combien reste-t-il de citoyens français à Kiev et en Ukraine ? Comment continuez-vous à assurer leur protection ou à leur permettre de quitter le pays ?
Vous avez décrit les semaines éprouvantes que vous avez vécues et que vous continuez à vivre, dans une situation de crise totalement inédite. Nous n'imaginions pas voir en Europe, à 2 000 kilomètres de Paris, des scènes qui ressemblent à celles que les générations précédentes ont connues et que nous-mêmes n'avions vues que dans des films sur la seconde guerre mondiale. Nous aussi, nous condamnons totalement l'agression et l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et nous soutenons le principe des sanctions. Il est regrettable que de tels faits se produisent alors que nous avions tous imaginé que l'Europe pourrait ne plus connaître la guerre.
Je veux rendre hommage à la résistance du peuple ukrainien, à ses dirigeants et au président Zelensky, que nous avons d'ailleurs écouté dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Ce courage et cette résistance forcent l'admiration. Ils donnent une leçon à tous ceux qui n'imaginaient pas qu'un peuple européen puisse se comporter de la sorte.
Il importe toutefois que nous essayions, autant que faire se peut, de nous projeter dans l'avenir. Comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Nous avons le sentiment que les Russes entendent désormais se concentrer sur le Donbass et Odessa afin de relier ce port au Donbass et à la Crimée. Cependant, Kiev est toujours bombardée, comme lors de la visite du secrétaire général de l'ONU, António Guterres. Devons-nous craindre que les Russes veuillent envahir totalement le pays ? Enfin, quel rôle pourra jouer l'Union européenne, dont la France assure la présidence jusqu'à la fin du mois de juin, dans l'évolution de ce pays lorsque le conflit aura cessé – nous l'espérons, dans les meilleurs délais ?
Cette crise me touche beaucoup – j'habite à Cracovie, et nous avons d'ailleurs été un peu voisins à une époque, monsieur l'ambassadeur. Mon groupe partage l'ensemble des observations qui ont été faites précédemment et salue le travail réalisé par notre pays, que vous avez dignement représenté pendant ces deux mois de guerre.
Je tiens aussi à rappeler deux éléments qui sont parfois un peu oubliés ici.
D'une part, la solidarité française s'est aussi exprimée au niveau des Français de l'étranger, en particulier les communautés françaises de Pologne, de Roumanie, de Moldavie, de Slovaquie et de Hongrie. Les alliances françaises d'Ukraine sont toujours ouvertes : nous continuons à accueillir et à enseigner le français langue étrangère.
D'autre part, face à l'agression, les Ukrainiens se sont regroupés dans le cadre de la nation. J'ai été très surpris, lors de travaux que j'ai menés avec des collègues ukrainiens, d'entendre parler, pour la première fois depuis très longtemps, de « nation multiethnique » – c'est très important dans cette région. Les évolutions qui ont lieu, en particulier au sein du parti prorusse, sont assez évidentes. Il est extraordinaire de voir que ce pays qui avait une démocratie qu'on pourrait qualifier de fragile est en train de se regrouper, comme cela s'était déjà un peu passé après Maïdan, autour de ses institutions alors que celles-ci étaient parfois remises en cause ou ne marchaient pas très bien. Aujourd'hui, les ministères continuent à fonctionner, à expliquer ce qu'ils font chaque jour, et les députés travaillent. J'aimerais vous entendre sur ce point.
Je souhaite aussi vous interroger sur ce qu'on peut appeler la territorialisation, non pas du point de vue russe – quand on analyse leurs manœuvres militaires, on voit apparaître des enjeux assez clairs en Crimée, dans le Donbass et désormais en Transnistrie, ajoutés à l'abandon de Kiev – mais du côté des Ukrainiens. Commence-t-on à faire des différences dans la société et les institutions ukrainiennes ? Le retour des réfugiés à Kiev, qui constitue une bonne nouvelle et qui est assez impressionnant – les deux flux sont maintenant égaux à la frontière – est-il un élément politiquement important, qui peut peser sur l'hypothèse d'une partition ?
Je tiens aussi à vous rendre hommage, ainsi qu'à toute votre équipe, monsieur l'ambassadeur. Vous avez su protéger les Français et garder des liens très forts avec le gouvernement ukrainien pour préserver le niveau de nos relations diplomatiques et apporter le soutien important et pertinent que vous avez décrit.
Vous avez parlé d'anticipation et de préparation du côté français. Il me semble que cela dépend un peu de ce que l'on entend par ces termes. Le départ des Français a certainement été anticipé et préparé – d'ailleurs, vos propos me font penser à ce que nous avait dit l'ambassadeur de France en Afghanistan. En revanche, ce qui s'est passé a surpris tout le monde ici. Le fait que le patron du renseignement militaire français ait été récemment remercié ne signifie pas, me semble-t-il, qu'on ait été ravis de l'anticipation réalisée. Par ailleurs, le Président de la République, qui a tout essayé jusqu'au dernier moment, a lui-même dit qu'il pensait s'être fait avoir. Hormis s'agissant de votre propre travail sur place, parler de préparation et d'anticipation paraît donc un peu surprenant.
Cette guerre change beaucoup de choses sur le plan géopolitique, c'est évident. Certaines relations se sont un peu transformées. Celle avec la Turquie est assez différente maintenant – les Turcs avaient déjà livré du matériel avant le déclenchement du conflit et deux de leurs avions sont restés à Kiev – et il en est de même avec l'Azerbaïdjan. Qu'en est-il concernant la Chine ? Nous devrions prendre conscience que si nous sommes très dépendants de la Russie – même si c'est peut-être dans une moindre proportion que d'autres pays – nous le sommes encore davantage de la Chine, qui entend exporter, sur le plan planétaire, un modèle également très inquiétant.
Par ailleurs, je reprends à mon compte les questions du président Bourlanges sur ce qui se passe à l'intérieur de la société ukrainienne.
Enfin, pour ce que j'en sais, il me semble que les buts de guerre ont un peu évolué. La Russie n'a certes pas réussi à faire tout ce qu'elle voulait, mais elle aurait également décidé, puisque nous aidons l'Ukraine, d'aller un peu plus loin que prévu au départ en envahissant tout le sud-est de l'Ukraine, pour pouvoir relier toutes les populations russophones, y compris en Transnistrie. Le confirmez-vous ? La guerre pourrait dès lors durer beaucoup plus longtemps qu'on le pensait – on parle désormais de quatre ans.
Certaines des questions de Mme Dumas relèvent de celles dont ceux qui connaissent les réponses ne sont pas autorisés à les dire. Henry Kissinger l'avait formulé ainsi, avec beaucoup d'humour, au sujet de la disposition des fusées nucléaires tactiques en Allemagne : « I could tell you if I didn't know » !
Vous êtes le seul à pouvoir nous parler des Ukrainiens, de leur vie quotidienne, de la prise de conscience civique de leur identité nationale un peu « champignon », un peu improvisée, et de ce qui se passe au sein des forces politiques. Je vivais sur des stéréotypes, selon lesquels l'Ukraine était un pays sympathique mais dont l'État était déliquescent et corrompu. Je ne sais pas si l'État ukrainien est corrompu mais, comme vous l'avez souligné à plusieurs reprises, il ne s'est pas du tout révélé déliquescent – il montre même quelque chose d'assez fort. Il nous manque des éléments pour apprécier vraiment ce qu'il en est. La question est d'importance : cet État frappe à la porte de l'Union européenne, il est intéressant de savoir s'il tient debout ou non.
Il reste environ 200 Français, dont beaucoup sont franco-ukrainiens. D'autres arrivent, malgré nos recommandations, qui n'ont pas changé : l'Ukraine étant un pays en guerre, nous déconseillons formellement à tout Français de franchir la frontière, quelles que soient ses responsabilités et ses motivations. Reviennent, par exemple, des agriculteurs qui étaient installés en Ukraine et qui veulent faire les semailles, malgré les recommandations. Nous suivons ces personnes, mais elles ne sont pas censées être là : nous ne pourrions pas leur apporter une aide particulière si elles étaient confrontées à des difficultés graves.
Ce qui me frappe après ces deux mois de guerre, c'est la résilience et la résistance extraordinaires de l'Ukraine, qui n'avaient pas été anticipées – pas par les Russes, en tout cas. Et, si les Ukrainiens ont fait cent fois mieux que ce qu'on pouvait attendre d'eux, les Russes ont fait cent fois moins bien que ce qu'on pensait. D'où la situation actuelle et le possible succès ukrainien – ce n'est plus exclu – face à l'agression russe.
L'élément le plus emblématique est le courage extraordinaire du président Zelensky, Dès les premiers jours, il s'est révélé être un chef et un homme d'État. Globalement, toute la classe politique fait preuve d'un immense courage. Beaucoup de jeunes députés – souvent des femmes –, qui ont fait leur apparition sur la scène politique ukrainienne en 2019 en même temps que le président Zelensky et son mouvement Serviteur du peuple, se sont également révélés face à cette épreuve.
Il est vrai qu'il y a un État ukrainien et que l'administration fonctionne, mais je suis aussi très frappé par l'existence d'une vraie décentralisation. Un des héritages des Cosaques de la steppe est que chacun participe et apporte sa pierre à l'édifice. Une nation ukrainienne – c'est effectivement la bonne expression – s'est levée pour faire face à cette agression absolument injustifiée et inqualifiable. Cela se voyait déjà lorsque nous avons organisé le convoi qui a traversé toute l'Ukraine : chaque village s'est armé, chaque communauté a sorti ses vieux fusils – beaucoup de gens avaient des kalachnikovs – chacun prenait part à sa défense.
Lorsque j'étais à Lviv, je suis allé voir comment les choses se passaient dans deux villes moyennes de 80 000 habitants, Drohobytch et Stryï, notamment s'agissant de la solidarité entre les régions. En effet, l'est de l'Ukraine est russophone alors que l'ouest est nationaliste et ukrainophone : comment les uns allaient-ils accepter les autres ? Or il était très émouvant de voir l'élan de solidarité et de générosité qui s'est manifesté, absolument incroyable et très spontané, en faveur de ceux qui arrivaient – car si cinq millions de personnes ont quitté l'Ukraine, six millions se sont déplacées à l'intérieur du pays. Les municipalités se mobilisaient, des bénévoles faisaient la cuisine et trouvaient à loger des gens dans des familles ou des gymnases, sans toujours parler la même langue – quitte à indiquer, comme je l'ai vu sur un petit panneau, « ici c'est l'Ukraine, ici on parle ukrainien » pour bien faire comprendre à ceux qui arrivaient de l'est qu'ils devaient s'y mettre. L'élan de générosité des Polonais et des Baltes a aussi été extraordinaire – j'ai vu des flots d'aide venant en particulier de ces pays.
La défense est organisée au niveau des villes : ce sont les maires qui s'en chargent. C'est d'ailleurs pourquoi on voit souvent le maire de Marioupol ou celui de Kiev. L'État – le président Zelensky, le gouvernement et les députés – gère les relations internationales et la communication extérieure. Les villes de l'arrière, par exemple de l'ouest comme Stryii, prennent sous leur aile un régiment ou un bataillon de défense territoriale, qu'elles nourrissent et équipent, et dont elles récupèrent les blessés. Des liens se créent, par exemple entre un bataillon qui se bat du côté de Kiev et une ville de l'ouest, et tout cela fonctionne d'une façon décentralisée et remarquablement efficace. C'est très surprenant pour les Français que nous sommes : ce n'est pas du tout une pyramide. À côté de l'armée, il y a la nation en armes.
Car l'unanimité prévaut : il n'existe quasiment pas de dissensions. Les partis prorusses se sont retrouvés complètement sur la touche, ou alors ont rejoint le mouvement. Des villes complètement russophones, telles que Kharkiv, ne souhaitent pas passer dans le giron russe.
L'erreur majeure du renseignement russe a sans doute été de croire que les gens dont le russe est la langue maternelle, comme d'ailleurs le président Zelensky, ne se sentiraient pas ukrainiens. Or les Russes n'ont réussi qu'à coaliser la nation ukrainienne… Nous avons connu à peu près le même phénomène pendant la Révolution française avec les soldats de l'An II : l'agression crée la nation. Les doutes qui pouvaient porter sur la réalité de la nation ukrainienne n'existent plus : elle est incroyablement courageuse et résiliente.
Sur le plan militaire, en matière de tactique et de stratégie, les Ukrainiens ont remarquablement progressé en deux mois. J'ai aussi été très frappé par la victoire des Ukrainiens à Kiev. Le plan russe était certes trop ambitieux – si nous n'avions pas anticipé leur attaque générale sur Kiev, c'est parce qu'elle paraissait irrationnelle, et elle l'était effectivement : la ville ne pouvait pas tomber en trois jours. Mais quand les Russes ont vu qu'ils n'arrivaient pas à encercler la ville, ils ont tenté de reculer d'une vingtaine de kilomètres et d'établir une sorte de ligne de tranchées pour pouvoir bombarder la capitale avec leur artillerie à leur guise, ce qui aurait été une menace terrible et compromis tout retour à la « normale » dans la capitale ukainienne. Or les Ukrainiens, parce qu'ils arrivent à passer derrière les lignes, qu'ils sont très forts en matière de guérilla et qu'ils savent parfaitement utiliser les équipements qui leur sont fournis, ont réussi à détruire les chaînes logistiques et de communication et à obliger les Russes à repasser derrière la frontière – c'est une véritable défaite pour eux.
Les Ukrainiens éprouvent aujourd'hui un sentiment de confiance. Ils ont vu qu'ils tenaient le choc. Je sens un très net raidissement de leur côté, pour deux raisons. D'une part, les Ukrainiens ont remporté des succès militaires, ce qui crée un sentiment de confiance. D'autre part, les crimes abominables, innommables des Russes – je suis allé à Boutcha et à Irpin – soudent la nation. Une rivière de sang sépare désormais les deux peuples. Il faudra des décennies pour surmonter les crimes commis dans ces villes, de même que les bombardements de Marioupol ou de Tchernihiv. Les propos tenus à l'égard des Russes sont terribles et le président Poutine arrive au résultat qu'il voulait éviter : on évite maintenant de parler russe, parce que c'est la langue de ceux qui torturent et assassinent.
J'en viens au travail extraordinaire de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), qui a envoyé une équipe sur place. Nous avons été les premiers à répondre à la demande de la procureure générale d'Ukraine, et nous avons fait école : nous sommes submergés de questions pratiques ou juridiques venant d'autres pays de l'Union européenne, qui veulent assurer la relève. Une fois encore, notre action a une très forte visibilité et nous soutenons les Ukrainiens précisément là où ils le demandent.
Oui. Nous avons apporté de la technologie, grâce à un laboratoire mobile de pointe. Les Ukrainiens ont de bonnes bases, mais nous les aidons à être plus efficaces, par exemple pour l'identification de l'ADN.
Après ces deux mois, on a le sentiment que les Russes ont échoué sur tous les plans. Ils avaient tout faux depuis le départ – en matière de renseignement, de logistique, de moyens de communication… Leur impréparation est étonnante. Ils avaient un plan incroyablement ambitieux : ils comptaient prendre Kiev en quelques jours. Mais pas les moyens de le réaliser. Un officiel ukrainien m'a même confié qu'un plan retrouvé sur le corps d'un officier russe montrait que les forces russes comptaient parader boulevard Khreshchatyk, l'équivalent des Champs-Élysées, au bout de seulement douze heures. Les soldats russes avaient d'ailleurs un uniforme de parade dans leur paquetage.
Quant au fameux convoi de soixante kilomètres de long, dont les médias occidentaux ont abondamment parlé au début de la guerre, il était constitué non pas de chars mais de camions bâchés de la gendarmerie mobile, la Rosgvardia, qui n'était pas une force d'attaque mais était censée assurer la garde des bâtiments officiels une fois Kiev conquise.
Le renseignement et la communication sont donc des échecs. Les Russes ont aussi failli en matière logistique et tactique. Ils n'ont toujours pas la maîtrise du ciel, ce qui est pourtant un préalable – et ils l'ont de moins en moins à mesure que le temps passe.
Des deux : ils n'ont jamais réussi à éliminer complètement l'aviation, même si elle est limitée, et la défense antiaérienne se renforce. Kiev est désormais assez bien protégée.
La stratégie retenue n'a pas été bonne : attaquer l'ensemble de l'Ukraine était sans doute le signe d'une trop grande confiance. En fait, seule l'offensive menée à partir de la Crimée constitue un succès, sachant qu'il n'y avait aucune force ukrainienne pour bloquer l'isthme permettant l'accès à la Crimée – peut-être à tort. Les Russes ont donc pu atteindre Kherson, à 120 kilomètres au nord, mais il s'agit d'un succès dans le vide. Dès qu'ils se heurtent à une résistance, ils n'arrivent pas à progresser. On nous parle actuellement d'une grande offensive dans le Donbass, mais ils avancent péniblement, kilomètre par kilomètre.
Donetsk n'est toujours pas vraiment dégagée. Quant à Marioupol, qui n'est pas encore prise, elle aurait dû l'être dans les premières heures par un coup de main, car elle se situait à 20 kilomètres de la ligne de contact.
Le commandement a également échoué. L'absence de sous-officiers constitue manifestement un énorme problème car il manque un échelon intermédiaire crucial entre les soldats et les officiers, notamment pour s'occuper et prendre soin du matériel. C'est l'une des raisons des nombreux abandons de blindés.
Après deux mois, on constate donc que les Ukrainiens progressent chaque jour, par leur volonté et grâce au soutien occidental, alors que les Russes reproduisent avec leur offensive dans le Donbass les mêmes erreurs que celles commises aux alentours de Kiev. Un pays a fait beaucoup mieux qu'attendu, et l'autre beaucoup moins bien. On a probablement surestimé l'armée russe du fait de sa supériorité numérique en blindés.
Un flot continu d'aide se déverse. Chaque jour supplémentaire renforce donc la confiance des Ukrainiens et entraîne un durcissement de leur position, renforcé par la découverte des crimes de guerre.
Aujourd'hui, il n'y a pas de réelles négociations. C'est compréhensible, mais inquiétant pour la sortie de crise. Le risque pour le président Zelensky, comme me le disent nombre de mes interlocuteurs, est qu'il bénéficie actuellement d'un taux de confiance de 80 % ou 85 %, ce qui est exceptionnel, mais que s'il venait à signer un accord en renonçant par exemple au Donbass, voire même à la seule Crimée, il s'exposerait à l'opposition de l'ensemble de la population comme de l'armée, qui ne le comprendrait pas, après autant de souffrances et de destructions. La popularité du commandant en chef des armées, le général Zaloujny, progresse énormément, avec un taux de confiance de 95 %. Cela témoigne aussi de la foi du pays dans la victoire – alors que souvent lors des guerres les chefs militaires font plutôt l'objet de critiques. Le peuple ukrainien sent qu'il tient le bon bout et qu'il va peut-être ou sans doute l'emporter. Mais jusqu'où ? Alors qu'elle paraissait absurde il y a quelques semaines, l'hypothèse d'une grande contre-attaque bousculant l'armée russe n'est plus complètement exclue même si bien sûr on est encore loin sur le terrain d'en être là.
S'agissant de l'évacuation des civils de Marioupol, les marges de manœuvre sont malheureusement limitées. Des discussions se poursuivent entre Ukrainiens et Russes. Une intervention avait été envisagée avec les Turcs car ils disposent d'un bateau qui aurait pu accoster à Berdiansk, mais l'idée n'a pas prospéré.
Vladimir Poutine est à la recherche d'un succès pour le 9 mai. Il n'en a pas actuellement, sauf à dire qu'il a finalement conquis Marioupol. Il n'aura pas beaucoup plus que cela : il n'arrivera pas à occuper la totalité des oblasts de Lougansk et de Donetsk. Le plan A consistait à soumettre l'ensemble de l'Ukraine par un coup de force réalisé en quelques jours. Il a échoué. Le président Poutine s'est rabattu sur un plan B qui visait à couper l'Ukraine de tout accès à la mer d'Azov et à la mer Noire puis à remonter jusqu'à la Transnistrie. Mais il existe un écart entre le plan et sa réalisation. Odessa ne peut plus être prise par la mer, un débarquement étant impossible compte tenu du renforcement de la défense sol-mer. L'erreur a été de penser que cette ville, russophone, basculerait du côté russe. Cela n'a pas été le cas et Odessa est restée fidèle, alors qu'on pouvait s'interroger sur ce point. Le peuple ukrainien est à l'origine un peuple paysan : le sud, vers Kherson –zone de steppe peu propice à l'agriculture – ou le Donbass industriel sont des régions où il est ethniquement moins représenté, mais Odessa reste hors de portée de Vladimir Poutine. Qu'il la veuille, c'est possible ; mais qu'il puisse l'avoir paraît très compliqué.
Je rends hommage à votre action et à celles de vos équipes, en vous demandant de leur transmettre la reconnaissance des Français d'Ukraine. Certains d'entre eux s'interrogent sur l'éventualité d'un retour dès à présent en Ukraine.
Reste l'épineux problème du lycée français de Kiev. Je suis en contact avec des responsables du ministère de l'éducation nationale pour voir dans quelles conditions les élèves peuvent passer le baccalauréat. Certains élèves ont été affectés dans des établissements situés soit dans les pays limitrophes, soit en France ; ils pourraient y passer leurs examens mais les parents d'élèves souhaiteraient qu'ils bénéficient d'un contrôle continu. J'essaie de leur expliquer que ce n'est pas mieux et de défendre les décisions prises.
La France aidait beaucoup l'Ukraine avant le début du conflit. C'est peu connu. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ? Souvent des personnes bien intentionnées veulent faire des comparaisons en matière d'aide, mais ce n'est pas possible en faisant abstraction de la continuité du lien entre le France et l'Ukraine.
Vous avez assisté à la naissance d'une nation, mais avez-vous vu la naissance d'une nation européenne ? Quels sont les atouts qui pourraient favoriser son adhésion à l'Union européenne ? Quelles réformes les Ukrainiens devraient-ils entreprendre ? En ont-ils les moyens ? Quel est l'état des finances ukrainiennes ? Le conflit peut se prolonger, et la guerre coûte cher. On parle beaucoup de son coût pour les Russes, mais combien de temps les Ukrainiens peuvent-ils tenir ?
Quelle est selon vous la probabilité de l'annonce d'une mobilisation générale par Poutine le 9 mai ? Enfin, ce jour-là, on parlera beaucoup de M. Poutine – en bien ou en mal, qu'il annonce une victoire ou non. Je suis inquiète car cela occultera que le 9 mai est la Journée de l'Europe. Un grand concert est organisé par la Commission européenne ; nous devrions tous nous mobiliser pour fêter l'Europe plutôt que de laisser le champ libre aux éclats de M. Poutine. Le Quai d'Orsay a-t-il prévu de mettre en avant l'Europe lors de cette journée du 9 mai ?
Cette guerre est une tragédie. C'est un défi sans précédent pour l'Europe et, bien évidemment, pour l'Ukraine. Celle-ci a choisi de s'ouvrir vers l'extérieur, en se tournant vers les pays occidentaux : l'Ukraine est de plus en plus européenne et il est plus que jamais essentiel d'exprimer notre soutien fraternel à son peuple.
Il a été reproché aux pays occidentaux d'être trop lents à livrer des armes, par crainte que cela soit considéré comme une cobelligérance par les Russes. La situation évolue depuis quelques jours. Sous réserve de l'approbation du Congrès, le président Biden a promis 33 milliards de dollars d'aide, dont 20 milliards d'aide militaire. Hier, le Premier ministre britannique Boris Johnson a annoncé un nouveau plan de 355 millions d'euros. De notre côté, le chef de l'État a promis de renforcer l'aide humanitaire mais aussi militaire, notamment avec des armes plus offensives, comme les canons d'artillerie Caesar.
Cet accroissement de l'aide militaire, conjugué avec la détermination des Ukrainiens, laisse espérer une issue du conflit plus favorable. Pourtant, l'armée russe continue d'avancer dans l'est du pays, même si c'est lentement. D'un point de vue logistique, l'aide militaire à l'Ukraine est-elle acheminée de manière efficace vers les théâtres de combats ? Est-elle entravée, voire détruite, par les bombardements russes ? Peut-on d'ores et déjà observer une différence dans la puissance de feu ukrainienne ?
Les États-Unis soutiennent les Ukrainiens, non seulement militairement mais aussi en partageant de manière quasi totale leur renseignement stratégique. À de nombreuses reprises, des renseignements ont été rendus publics pour fragiliser l'adversaire. Dans la guerre de l'image à laquelle nous assistons, l'utilisation du renseignement alimente une guerre continue de l'information pour attaquer la crédibilité de l'adversaire. Même si cette forme de guerre est ancienne, les moyens qu'elle utilise ont évolué, notamment avec l'émergence des nouveaux canaux médiatiques que constituent les réseaux sociaux. Quel regard portez-vous sur l'évolution des stratégies de renseignement, en France ou en Europe ?
Connaît-on réellement les buts de guerre de Vladimir Poutine ? On pouvait imaginer au début de l'invasion qu'il avait l'ambition de faire main basse sur l'ensemble de l'Ukraine, mais on n'a jamais eu confirmation de ses buts de guerre. Et c'est encore moins le cas désormais que la prise de Kiev semble improbable et que les troupes russes ont de plus en plus de difficultés à progresser.
La présidente moldave a fait part récemment de sa crainte que son pays soit entraîné dans le conflit en raison de la question de la Transnistrie. Quelles sont les évolutions en cours ? Comment la Transnistrie se comporte-t-elle ? Existe-t-il un risque d'annexion par la Russie, qui effectuerait la jonction en passant par une large bande du littoral de la mer Noire ?
Une jeunesse frappe à nos portes. Elle est algérienne, guinéenne, malienne ou marocaine. Quatre catégories d'étudiants bénéficiaires de la protection temporaire et susceptibles d'être accueillis dans les établissements d'enseignement supérieur français ont été définies par une circulaire du 22 mars dernier. Parmi les 61 000 étudiants étrangers que l'UNESCO a comptabilisés en Ukraine dans son dernier recensement, un peu moins de 1 000 seraient arrivés en France et, pour les non-nationaux, dans des conditions déplorables. Les universités sont prêtes. Certaines procèdent déjà à des inscriptions et ont appelé récemment dans une tribune à inclure davantage ces étudiants. Pourtant, il existe des blocages administratifs et une majorité de ces étudiants ont déjà fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français.
Quelle est votre analyse de cette situation ? Quelles sont les réflexions à plus long terme sur le sort des étudiants que l'Ukraine avait choisi d'accueillir ?
L'invasion de l'Ukraine par la Russie nous concerne tous parce que ses conséquences sont dévastatrices pour le peuple ukrainien et que tout cela se déroule aux portes de l'Union européenne. La solidarité qui s'est organisée dans toute l'Europe prouve que chacun se sent touché. En France, cette solidarité s'est exprimée partout, jusqu'à l'extrême ouest de la Bretagne – de nombreuses familles ukrainiennes ont été accueillies dans le Finistère, jusqu'à la pointe du Raz.
Il est une nécessité absolue de conjuguer les efforts avec nos partenaires européens et nos alliés pour arrêter ce conflit et, à ce stade, pour organiser des couloirs humanitaires – qui jusqu'à présent n'ont pas été respectés. Nous souhaitons tous que les atrocités subies par le peuple ukrainien cessent et qu'on renforce l'aide humanitaire, dont la population a cruellement besoin.
Des députées ukrainiennes, leurs collègues masculins étant au front, continuent à siéger au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Elles font preuve de beaucoup de courage. Avec d'autres collègues de cette assemblée, nous avons organisé une souscription pour leur fournir des gilets pare-balles.
Les pourparlers avec les différents dirigeants étrangers, y compris avec le Président de la République hier, n'ont pas permis d'avancées concrètes en vue d'un cessez-le feu et de l'évacuation des civils. Quels sont les leviers et les marges de manœuvre pour y parvenir ?
Que pensez-vous des dernières déclarations de Poutine, qui demande à la France de cesser toute aide militaire à l'Ukraine ?
Selon vous, la menace d'une attaque nucléaire par la Russie est-elle réelle ? Le sujet n'a pas encore été évoqué mais il préoccupe beaucoup de monde, en France comme à l'étranger.
L'Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) regroupe quatre-vingt-dix Parlements. L'Ukraine est membre de l'Organisation internationale de la francophonie depuis plusieurs années et les Parlements de plusieurs des pays limitrophes sont membres de l'APF. Je salue leur engagement, par exemple en Pologne ou en Roumanie, pour l'accueil des réfugiés.
Ma question touche donc aux liens de l'Ukraine avec l'Europe et avec la France. Le français est la troisième langue étrangère enseignée en Ukraine. L'adhésion du Parlement ukrainien à l'APF constituerait un signe de reconnaissance internationale. Nous avons eu des contacts avec des collègues de la Rada, le parlement ukrainien, à ce sujet. Que pouvez-vous nous en dire ? Quelle aide pourriez-vous apporter pour contribuer à ce geste très fort ?
L'envoi de certaines armes est présenté par les autorités russes comme un acte de belligérance, justifiant une « montée aux extrêmes » de la guerre, comme dirait Clausewitz, extrêmement préoccupante. La question du type d'armes envoyées devient donc tout à fait cruciale. Comment la distinction entre les armes de soutien et les autres est-elle pensée par les autorités ukrainiennes et par nous sur le terrain ?
Cette conception évolue-t-elle ? L'envoi d'armes de soutien permettant aux Ukrainiens de défendre leur territoire est fondamentalement justifié, ne serait-ce que par le mémorandum de Budapest de 1994, qui garantit les frontières du pays : dès lors que l'Ukraine est attaquée, il est normal que nous l'aidions à se défendre.
À titre d'illustration, le missile sol-mer qui a détruit le croiseur amiral de la flotte russe n'était pas d'origine britannique mais ukrainienne – heureusement, selon certains experts, car les Russes, qui ont déjà vécu cet événement comme une grande humiliation, auraient pu y voir un acte délibéré d'un pays membre de l'OTAN.
Par ailleurs, quand les Russes conquièrent du terrain, c'est la désolation, le désert complet. Dans le Donbass, par exemple, il n'y a presque plus personne et tout semble détruit. On n'y voit plus que des personnes âgées n'ayant pas pu quitter les lieux, qui errent dans les décombres et s'efforcent de survivre. Mon camarade Bruno Racine, grand latiniste devant l'éternel, m'avait rappelé ces mots que Tacite, dans la Vie d'Agricola, prêtait aux Germains à propos des destructions menées dans leur pays par les Romains : « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant » – « Partout où ils sèment la désolation, ils appellent cela la paix ». Les Russes font la même chose. C'est plus qu'un génocide : le territoire lui aussi est détruit. C'est tout à fait terrifiant.
En effet, c'est un élément très important. Les Russes ne font rien du territoire du Donbass conquis en 2014, ou en tout cas ils le laissent dans une très mauvaise situation économique. C'est d'ailleurs ce qui explique le refus de la région de Kharkiv, par exemple, de tomber de nouveau dans l'escarcelle russe. En 2014, la ville, qui est d'ailleurs d'une taille comparable à celle de Donetsk, avait failli devenir la troisième des « Républiques populaires » et le drapeau ukrainien qui se trouvait sur le bâtiment du gouvernorat avait failli être mis à bas. Mais depuis, les habitants de Kharkiv ont bien vu l'intérêt de rester du côté de l'Ukraine. La ville s'est énormément développée, notamment dans le domaine des nouvelles technologies, les jeunes sont tournés vers le monde européen et anglo-américain. Le Donbass est devenu un repoussoir et l'échec des Russes devant Kharkiv tient aussi à cela, à cette désolation qu'apportent les Russes. Il en est de même pour Marioupol.
S'agissant de cette dernière ville, la France faisait déjà beaucoup avant la guerre. Quelques jours à peine avant le conflit, le 18 février, je recevais dans mon bureau le maire de la ville, avec lequel nous avions noué des liens très étroits. Nous étions sur le point de financer, à travers un prêt du Trésor, la réparation d'une usine de traitement des eaux. Le maire de Marioupol venait également me présenter des projets de rénovation du front de mer, que nous aurions probablement financés. Cela montre d'ailleurs, outre ces liens privilégiés, que le maire de la ville lui-même ne s'attendait pas à une attaque. Bref, depuis deux ou trois ans, nous avions engagé, à notre initiative, des coopérations très étroites avec l'Ukraine, notamment dans le domaine économique. Nous avions fourni, à travers des prêts du Trésor, 50 hélicoptères Airbus. Nous avions également un projet important concernant la fourniture de 130 locomotives Alstom.
En ce qui concerne la cobelligérance, les choses sont très claires : est considéré comme cobelligérant un pays qui envoie des soldats en appui sur le territoire d'un autre État. La fourniture d'armements en tant que telle ne nous conduit pas à être cobelligérants. Du reste, la charte des Nations unies nous impose d'aider un pays subissant une agression. Lors de la guerre des Malouines, c'est un missile français – un Exocet – qui avait coulé le Sheffield ; les Britanniques ne nous ont jamais considérés pour autant comme des cobelligérants.
Je connais le discours que tiennent les Russes à ce propos, mais il n'y a aucun soldat français sur le sol ukrainien. Nous considérons donc que nous ne sommes pas cobelligérants, et que les armements que nous fournissons ne nous conduisent pas à l'être.
Les Ukrainiens ont quand même utilisé récemment des armes venant de chez nous pour détruire des positions en Russie. Ne voyez aucune critique dans mes propos : il s'agit seulement de relever un léger flou.
L'arrivée d'armes de technologie récente va changer le conflit. En effet, les Ukrainiens ont démarré la guerre avec un armement de type soviétique ; grâce aux armes de type OTAN, ils sont en train d'opérer un saut technologique ; mais ce saut ne fait que répondre à l'évolution tactique de la guerre et à l'escalade décidée par la Russie dans le Donbass. La confiance des Ukrainiens tient notamment au fait qu'ils disposent de matériel de ce niveau et pas les Russes, qui rencontrent au contraire des problèmes d'approvisionnement.
La francophonie est effectivement une réalité en Ukraine. Il faudra relancer les actions dans ce domaine une fois la paix revenue, ou en tout cas après un cessez-le-feu. Il existait un délégué à la francophonie et, à la Rada, certains députés parlent très bien le français. Les Ukrainiens souhaiteront donc sans doute renouer des liens.
L'élan de solidarité des Français est très impressionnant vu de Kiev. Les Ukrainiens y sont très sensibles. Il y a eu de nombreux reportages montrant le déploiement de drapeaux ukrainiens en France et l'accueil très chaleureux qui est réservé aux réfugiés, notamment par les municipalités. Il est donc très émouvant pour moi d'être ambassadeur de France en Ukraine. Des pompiers de toute la France ont accompagné les convois jusqu'à la frontière ukrainienne : chaque service départemental a mis l'un de ses camions à disposition.
Toute la France soutient le peuple ukrainien dans son malheur et admire son courage. En ce qui concerne les étudiants étrangers, les universités ukrainiennes faisaient venir des milliers d'étudiants des pays du tiers-monde, notamment d'Inde, d'Égypte et du Maroc, pour les former à la médecine ou encore à l'économie. Ces étudiants se sont trouvés pris au piège au moment du déclenchement de la guerre ; ils ont été victimes du conflit. À Soumy, par exemple, une ville attaquée dès le début de la guerre, plusieurs centaines d'étudiants indiens étaient restés bloqués et se trouvaient dans une situation très difficile. Leur ambassadeur s'est donné beaucoup de mal pour les faire sortir. Certains de ces étudiants étrangers se sont réfugiés en France. Il faut les accueillir le mieux possible. La question est de savoir s'ils vont pouvoir y poursuivre leurs études. C'est le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation qui est chargé du dossier.
Il m'est difficile de dire quels sont les buts de guerre de Vladimir Poutine, car nous ne sommes pas dans sa tête. Par ailleurs, je ne suis pas en poste à Moscou. J'ai donc beaucoup de peine à interpréter ce que disent et pensent les dirigeants russes.
On sait à peu près ce que le président de la Fédération de Russie voudrait, à savoir dominer l'Ukraine et la transformer en un pays satellite, à l'image de la Biélorussie. Sur le plan purement militaire, ses objectifs sont clairs : à partir de la Crimée, il souhaite atteindre les sources d'eau, à Kherson. En effet, il n'y a pas d'eau dans la péninsule. Celle-ci est alimentée par un canal creusé du temps de Staline. Pour le reste, Vladimir Poutine voudrait chasser complètement l'Ukraine de la mer d'Azov, voire de la mer Noire. Mais entre les buts de guerre et la réalité, il y a évidemment une différence.
Au départ, le président russe espérait sans doute que la Biélorussie entrerait en guerre. Or les Biélorusses ont été assez intelligents pour ne pas se lancer dans l'aventure. Ils ont également été freinés par la diplomatie ukrainienne – car les relations entre les deux peuples étaient très bonnes. Les Ukrainiens ont bien joué. Ils ont déconseillé à Loukachenko d'entrer dans le conflit et le président biélorusse lui-même, au bout de quelques jours, a vu comment les choses tournaient pour les Russes, ce qui a dû modérer son enthousiasme. Par ailleurs, il a probablement eu peur de perdre son pouvoir. Il a donc continué à louvoyer.
En ce qui concerne la situation en Moldavie, notamment en Transnistrie, nous sommes vigilants. Il n'y a que 1 500 soldats russes dans ce territoire. Sous toute réserve, ils ne sont pas très opérationnels. Les Russes voulaient très certainement, au départ, prendre Odessa et rejoindre la Transnistrie mais cela risque d'être compliqué.
Dans ce conflit, le renseignement joue effectivement un rôle considérable.
La situation économique, quant à elle, est une vraie préoccupation. Il faut fournir environ 5 milliards d'euros par mois à l'Ukraine. L'Union européenne est prête à donner beaucoup d'argent, y compris pour la reconstruction du pays – car le président Zelensky est désormais tourné vers cet objectif ; il insiste même beaucoup sur ce point auprès de ses interlocuteurs. À ses yeux, il y a deux axes principaux. D'une part, il faut commencer à penser à la reconstruction et y travailler dès à présent. D'autre part, chaque pays devrait prendre en charge une ville en particulier – on retrouve là l'organisation qui se fait autour des villes. Il s'agirait d'une sorte de partenariat ou de jumelage. Par exemple, les Suédois ont fait savoir qu'ils s'occuperaient de Jytomyr. Nous allons devoir réfléchir nous aussi au choix d'une ville. Le plus évident, mais certainement pas le plus simple, serait que nous prenions en charge Marioupol puisque nous avions déjà cette relation particulière que j'évoquais.
L'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne est désormais l'une des priorités du président Zelensky. C'est un de ses rares points d'accord avec Moscou – car, selon lui, les Russes n'auraient pas d'opposition de principe à ce que l'Ukraine rejoigne l'UE, contrairement bien sûr à son adhésion à l'OTAN.
Du fait de la présidence française de l'Union européenne, le président Zelensky se tourne vers nous à ce sujet.
Les Ukrainiens ont déposé leur demande de candidature et ont pressé la Commission européenne pour qu'elle leur envoie la première partie du questionnaire. La ministre chargée des affaires européennes, Mme Stefanichyna, a accompli avec ses équipes un travail remarquable : les réponses à ce document très complexe – 1 500 pages en anglais – ont été fournies dans des délais incroyablement rapides. Les Ukrainiens répondent désormais à la deuxième partie et ils attendent une première réponse à leur demande d'adhésion lors du Conseil européen de juin.
Jusqu'à la fin de la présidence française, c'est donc une des questions qui va nous être posée. Plusieurs de nos partenaires européens ont déjà répondu favorablement à cette demande des Ukrainiens : les Baltes, les Polonais et les Slovaques la soutiennent vigoureusement.
Y a-t-il eu sous votre autorité, pendant cette période, compte tenu de la présidence française de l'Union, la constitution d'une sorte d'« équipe d'Europe » des postes diplomatiques ? Avez-vous eu le souci d'une approche collective sur le terrain, comme cela a été le cas à Bruxelles ?
C'est un peu ce que nous avons fait à Lviv et au sein de la délégation de l'Union européenne : nous avons essayé de faire fonctionner, sur place, cette « équipe d'Europe ». Il y a beaucoup d'attente en Ukraine envers l'Union européenne. De fait, celle-ci est très visible : Mme von der Leyen est venue parmi les premiers, suivie par Charles Michel – comme à chaque fois, on observe une concurrence entre les deux têtes de l'exécutif européen.
Il est déjà venu au début de la crise, le 8 février, et il a dit publiquement qu'il attendait la bonne occasion pour faire un nouveau déplacement. Je pense qu'il reviendra dans les prochaines semaines. Il est très attendu.
On dit qu'il pourrait s'y rendre en compagnie du président du gouvernement italien et du chancelier allemand. J'entendais ce matin M. Bruckner, qui revient lui-même d'un court déplacement en Ukraine, dire qu'une telle visite serait très dangereuse car ce serait offrir une cible aux Russes. Ces derniers sont capables d'effectuer des tirs de précision, comme ils l'ont fait de manière assez étrange lors de la visite en Ukraine du secrétaire général des Nations unies. Ne serait-ce pas prendre un risque excessif ? Pascal Bruckner disait en substance qu'il préférait voir le président Macron en vie à Paris plutôt que mort à Kiev… Moi-même, je suis prêt à m'y rendre mais si le Président de la République a prévu un déplacement, ma présence serait parfaitement inutile.
Quoi qu'il en soit, merci infiniment, monsieur l'ambassadeur. Vous nous avez fait part de votre admiration pour les Ukrainiens et de votre confiance dans leur capacité à combattre, sans exclure une inquiétude réelle car le conflit peut dégénérer à tout moment.
La séance est levée à 17 h 10.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Sandra Boëlle, M. Jean-Louis Bourlanges, Mme Frédérique Dumas, M. Pierre-Henri Dumont, M. Bruno Fuchs, Mme Maud Gatel, Mme Anne Genetet, Mme Olga Givernet, M. Michel Herbillon, M. Bruno Joncour, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, M. Frédéric Petit, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Liliana Tanguy, Mme Valérie Thomas
Excusés. – M. Frédéric Barbier, M. Pierre Cordier, M. Bernard Deflesselles, M. Jean‑Paul Lecoq, Mme Isabelle Rauch
Assistait également à la réunion. – M. Jacques Krabal