Il reste environ 200 Français, dont beaucoup sont franco-ukrainiens. D'autres arrivent, malgré nos recommandations, qui n'ont pas changé : l'Ukraine étant un pays en guerre, nous déconseillons formellement à tout Français de franchir la frontière, quelles que soient ses responsabilités et ses motivations. Reviennent, par exemple, des agriculteurs qui étaient installés en Ukraine et qui veulent faire les semailles, malgré les recommandations. Nous suivons ces personnes, mais elles ne sont pas censées être là : nous ne pourrions pas leur apporter une aide particulière si elles étaient confrontées à des difficultés graves.
Ce qui me frappe après ces deux mois de guerre, c'est la résilience et la résistance extraordinaires de l'Ukraine, qui n'avaient pas été anticipées – pas par les Russes, en tout cas. Et, si les Ukrainiens ont fait cent fois mieux que ce qu'on pouvait attendre d'eux, les Russes ont fait cent fois moins bien que ce qu'on pensait. D'où la situation actuelle et le possible succès ukrainien – ce n'est plus exclu – face à l'agression russe.
L'élément le plus emblématique est le courage extraordinaire du président Zelensky, Dès les premiers jours, il s'est révélé être un chef et un homme d'État. Globalement, toute la classe politique fait preuve d'un immense courage. Beaucoup de jeunes députés – souvent des femmes –, qui ont fait leur apparition sur la scène politique ukrainienne en 2019 en même temps que le président Zelensky et son mouvement Serviteur du peuple, se sont également révélés face à cette épreuve.
Il est vrai qu'il y a un État ukrainien et que l'administration fonctionne, mais je suis aussi très frappé par l'existence d'une vraie décentralisation. Un des héritages des Cosaques de la steppe est que chacun participe et apporte sa pierre à l'édifice. Une nation ukrainienne – c'est effectivement la bonne expression – s'est levée pour faire face à cette agression absolument injustifiée et inqualifiable. Cela se voyait déjà lorsque nous avons organisé le convoi qui a traversé toute l'Ukraine : chaque village s'est armé, chaque communauté a sorti ses vieux fusils – beaucoup de gens avaient des kalachnikovs – chacun prenait part à sa défense.
Lorsque j'étais à Lviv, je suis allé voir comment les choses se passaient dans deux villes moyennes de 80 000 habitants, Drohobytch et Stryï, notamment s'agissant de la solidarité entre les régions. En effet, l'est de l'Ukraine est russophone alors que l'ouest est nationaliste et ukrainophone : comment les uns allaient-ils accepter les autres ? Or il était très émouvant de voir l'élan de solidarité et de générosité qui s'est manifesté, absolument incroyable et très spontané, en faveur de ceux qui arrivaient – car si cinq millions de personnes ont quitté l'Ukraine, six millions se sont déplacées à l'intérieur du pays. Les municipalités se mobilisaient, des bénévoles faisaient la cuisine et trouvaient à loger des gens dans des familles ou des gymnases, sans toujours parler la même langue – quitte à indiquer, comme je l'ai vu sur un petit panneau, « ici c'est l'Ukraine, ici on parle ukrainien » pour bien faire comprendre à ceux qui arrivaient de l'est qu'ils devaient s'y mettre. L'élan de générosité des Polonais et des Baltes a aussi été extraordinaire – j'ai vu des flots d'aide venant en particulier de ces pays.
La défense est organisée au niveau des villes : ce sont les maires qui s'en chargent. C'est d'ailleurs pourquoi on voit souvent le maire de Marioupol ou celui de Kiev. L'État – le président Zelensky, le gouvernement et les députés – gère les relations internationales et la communication extérieure. Les villes de l'arrière, par exemple de l'ouest comme Stryii, prennent sous leur aile un régiment ou un bataillon de défense territoriale, qu'elles nourrissent et équipent, et dont elles récupèrent les blessés. Des liens se créent, par exemple entre un bataillon qui se bat du côté de Kiev et une ville de l'ouest, et tout cela fonctionne d'une façon décentralisée et remarquablement efficace. C'est très surprenant pour les Français que nous sommes : ce n'est pas du tout une pyramide. À côté de l'armée, il y a la nation en armes.
Car l'unanimité prévaut : il n'existe quasiment pas de dissensions. Les partis prorusses se sont retrouvés complètement sur la touche, ou alors ont rejoint le mouvement. Des villes complètement russophones, telles que Kharkiv, ne souhaitent pas passer dans le giron russe.
L'erreur majeure du renseignement russe a sans doute été de croire que les gens dont le russe est la langue maternelle, comme d'ailleurs le président Zelensky, ne se sentiraient pas ukrainiens. Or les Russes n'ont réussi qu'à coaliser la nation ukrainienne… Nous avons connu à peu près le même phénomène pendant la Révolution française avec les soldats de l'An II : l'agression crée la nation. Les doutes qui pouvaient porter sur la réalité de la nation ukrainienne n'existent plus : elle est incroyablement courageuse et résiliente.
Sur le plan militaire, en matière de tactique et de stratégie, les Ukrainiens ont remarquablement progressé en deux mois. J'ai aussi été très frappé par la victoire des Ukrainiens à Kiev. Le plan russe était certes trop ambitieux – si nous n'avions pas anticipé leur attaque générale sur Kiev, c'est parce qu'elle paraissait irrationnelle, et elle l'était effectivement : la ville ne pouvait pas tomber en trois jours. Mais quand les Russes ont vu qu'ils n'arrivaient pas à encercler la ville, ils ont tenté de reculer d'une vingtaine de kilomètres et d'établir une sorte de ligne de tranchées pour pouvoir bombarder la capitale avec leur artillerie à leur guise, ce qui aurait été une menace terrible et compromis tout retour à la « normale » dans la capitale ukainienne. Or les Ukrainiens, parce qu'ils arrivent à passer derrière les lignes, qu'ils sont très forts en matière de guérilla et qu'ils savent parfaitement utiliser les équipements qui leur sont fournis, ont réussi à détruire les chaînes logistiques et de communication et à obliger les Russes à repasser derrière la frontière – c'est une véritable défaite pour eux.
Les Ukrainiens éprouvent aujourd'hui un sentiment de confiance. Ils ont vu qu'ils tenaient le choc. Je sens un très net raidissement de leur côté, pour deux raisons. D'une part, les Ukrainiens ont remporté des succès militaires, ce qui crée un sentiment de confiance. D'autre part, les crimes abominables, innommables des Russes – je suis allé à Boutcha et à Irpin – soudent la nation. Une rivière de sang sépare désormais les deux peuples. Il faudra des décennies pour surmonter les crimes commis dans ces villes, de même que les bombardements de Marioupol ou de Tchernihiv. Les propos tenus à l'égard des Russes sont terribles et le président Poutine arrive au résultat qu'il voulait éviter : on évite maintenant de parler russe, parce que c'est la langue de ceux qui torturent et assassinent.
J'en viens au travail extraordinaire de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), qui a envoyé une équipe sur place. Nous avons été les premiers à répondre à la demande de la procureure générale d'Ukraine, et nous avons fait école : nous sommes submergés de questions pratiques ou juridiques venant d'autres pays de l'Union européenne, qui veulent assurer la relève. Une fois encore, notre action a une très forte visibilité et nous soutenons les Ukrainiens précisément là où ils le demandent.