Intervention de Pierre Veltz

Réunion du jeudi 18 janvier 2018 à 9h35
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Pierre Veltz, sociologue et économiste :

Élie Cohen est un excellent médecin légiste ! Il a parfaitement décortiqué le cadavre. Nous sommes clairement en train de vivre la fin d'un cycle. Ne soyons pas totalement négatifs et reconnaissons que ce fameux colbertisme a bien fonctionné dans certains domaines comme l'aéronautique et les filières énergétiques où nous ne nous en sortons pas si mal.

Les changements actuels nous arrivent de multiples horizons et possèdent de multiples facettes. La montée du digital, de la numérisation, se ressent dans tous les secteurs. Quant à la mondialisation, nous ne savons pas très bien quel tournant elle est en train de prendre. Pour certains, nous serions dans une phase de démondialisation. Le commerce international a augmenté moins vite que le PIB mondial pendant quelques années, ce qui les a fait conclure à une démondialisation. Depuis deux ans, ce n'est plus le cas. Nous constatons la montée de la Chine, une bonne reprise de l'industrie américaine et une évolution positive de l'industrie européenne.

Dans ce cadre nouveau, comment peut-on redéfinir la politique industrielle et le rôle de l'État ? Faut-il laisser jouer les forces du marché le plus librement possible, tout en aménageant leurs conditions générales, conformément à la politique horizontale ? Faut-il redéfinir des politiques verticales, sachant qu'elles ne peuvent plus être identiques à celles pratiquées par le passé ?

Dans vos propos liminaires, monsieur le président, vous avez mis l'accent sur la notion d'industries et d'entreprises stratégiques pour le pays. Que faut-il garder ? Quel type de contrôle faut-il conserver sur les fusions-acquisitions, les réorganisations, les restructurations internationales ? Pour répondre à ces questions, il faut se placer dans une perspective plus large et essayer d'avoir une vision de notre économie future sur le territoire, en partant du fait que les grandes entreprises sont désormais présentes dans le monde selon un modèle de développement extrêmement extraverti. Dans ce contexte, quel est le rôle de l'État ?

Cette réflexion conduit à se poser une série de questions. Quel est le champ de ce qu'on appelle la politique industrielle ? Dans le livre que vous avez cité, je mets beaucoup l'accent sur l'intégration – pour ne pas dire la fusion – progressive entre les secteurs des services, en tout cas des services entre entreprises (business to business – B to B) dans lesquels la France occupe des positions relativement fortes grâce à des sociétés comme Atos ou Dassault Systèmes. Que devient la relation entre les services et le monde manufacturier traditionnel ? Il suffit de regarder autour de soi pour constater que, notamment sous l'effet du numérique, la frontière est devenue extrêmement floue entre ces deux mondes.

Or toutes nos institutions et nos organisations, qu'elles soient patronales ou syndicales, et la construction même de nos statistiques continuent à séparer ces deux mondes de manière assez rigide. Les politiques de compétitivité, je pense au rapport Gallois, ont été extrêmement centrées sur le monde manufacturier et son relatif décrochage qui est indéniable. Pour ma part, je pense qu'il faut adopter une vision plus large. Il ne s'agit pas seulement d'une question de nomenclature ou de définition de périmètre. Il y a là un enjeu de fond, ne serait-ce que parce que les infrastructures générales, je pense aux questions de normes, continuent à séparer ces deux mondes de manière très rigide.

Ce constat peut conduire à des conclusions assez différentes. Certains économistes – Lionel Fontagné et son équipe, par exemple – estiment qu'à ce stade d'intégration entre les services et l'industrie, on peut imaginer une France « industrielle » mais factory free, c'est-à-dire sans usines. C'est une nouvelle version du fameux concept de fabless utilisé par Serge Tchuruk au début des années 2000. L'ancien PDG d'Alcatel avait provoqué un véritable séisme, d'ailleurs à sa grande surprise. Ces économistes tiennent un raisonnement qui rejoint un peu les propos d'Élie Cohen : tant qu'on garde chez nous certaines activités et la R&D, on peut avoir une industrie au sens large du terme, ce que j'appelle une hyper industrie, qui soit performante tout en n'ayant plus d'activité manufacturière sur le territoire.

Pour ma part, je suis très opposé à cette idée. À mon avis, elle témoigne d'une grande méconnaissance de la complexité des fonctions manufacturières, au sens étroit du terme. Ceux qui ont visité des usines modernes savent que ce sont des objets extrêmement sophistiqués qui ont besoin d'un environnement technologique très avancé. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, l'avenir de l'industrie manufacturière mondiale n'est pas essentiellement dans les pays émergents, en tout cas pas dans la grande masse de ces derniers. Certains pays comme la Chine et d'autres tirent actuellement leur épingle du jeu, mais l'avenir appartient plutôt à des pays plateforme qui seront en nombre assez limité car les compétences exigées seront extrêmement pointues.

Le mouvement de robotisation et la balkanisation des dérégulations montrent que nous sommes très loin de la mondialisation lisse et homogène que nous avions imaginée à un moment. On voit des formes de retour de la production dans des pays développés, même si le mouvement reste encore relativement marginal. American Apparel a ainsi créé, à grand renfort de publicité, une grosse usine de textile-habillement sur le sol américain mais qui utilise très peu de main-d'oeuvre. Le secteur du textile-habillement est assez typique : la production a été complètement déléguée à des pays à faibles coûts salariaux parce que c'était une industrie très intensive en main-d'oeuvre ; après le textile, l'habillement devient extrêmement robotisé, ce qui va provoquer une très importante redistribution des cartes.

À mon avis, il est extrêmement dangereux de penser que l'on peut séparer durablement les centres de conception, la distribution, la logistique et le marketing de la fabrication. Pour bien concevoir les produits, il faut une interaction permanente avec les usines. Il est donc très important de garder des usines sur le sol national. Ce n'est pas du tout contradictoire avec l'idée qu'il faut aussi réfléchir à améliorer la qualité et l'efficacité de nos grands services. En fait la compétitivité est globale.

Quand on compare l'industrie manufacturière de la France à celle de l'Allemagne, comme cela a été fait dans le rapport Gallois et d'autres, on ne peut pas se limiter au monde manufacturier. En moyenne, les exportations manufacturières françaises intègrent entre 30 % et 40 % de services. Le coût et la qualité de ces services sont donc absolument essentiels. En moyenne, ces exportations intègrent aussi quelque 30 % de composants achetés. Dans ce domaine, l'Allemagne a été beaucoup plus efficace que nous parce qu'elle a mobilisé toute son « arrière-cour » – je n'y mets aucune connotation péjorative – des pays d'Europe de l'Est, ce que nous n'avons évidemment pas été capables de faire. Nous devons absolument avoir une vision globale. Ce qui nous manque, c'est d'avoir une vision stratégique du territoire, de la manière dont il sera équipé en services numériques et en industries manufacturières.

Sans revenir sur les concepts de politique industrielle développés par Élie Cohen, je dirais que nous éprouvons actuellement une grande difficulté à définir ce qu'est un secteur industriel. L'idée de politique industrielle verticale est très liée aux filières et à secteurs industriels, mais il y a actuellement beaucoup de discussions autour de ce vocabulaire.

L'une des caractéristiques du nouveau monde dans lequel nous entrons, c'est une extraordinaire hybridation technologique qui est transversale à beaucoup de secteurs. Le numérique pousse à cela de manière extrêmement puissante, ce qui fait que les frontières jusqu'alors traditionnelles entre les secteurs sont très largement bousculées. Après avoir développé des logiciels de calcul de structures pour les avions, Dassault Systèmes travaille à présent dans des domaines variés comme l'urbanisme ou la santé. Les systèmes techniques actuels sont très ouverts et peuvent difficilement se réduire à la notion de filière.

En France, je ne vois guère qu'un domaine où la notion de filière reste encore très forte : l'aéronautique et le spatial, des secteurs qui sont liés à la défense. Ce n'est pas un hasard si c'est dans ce domaine que les institutions de filière fonctionnent le mieux. Même le secteur de l'automobile est complètement percuté par des technologies exogènes : le numérique, comme le montrent les tentatives d'entrée des GAFA ; le passage du moteur thermique au moteur électrique, qui représente un vrai changement de système technique. La question des batteries est absolument stratégique pour l'avenir de la France. Or le monde des batteries n'a vraiment rien à voir avec le monde de la mécanique traditionnelle, voire de la mécatronique.

Pour ma part, je raisonnerais plutôt à partir des nouveaux systèmes techniques qui sont en train d'émerger et qui sont centrés autour de grands sujets sociétaux, comme la santé et la mobilité. Le devenir de l'automobile s'analyse en termes de mobilité, on peut le constater à la manière dont les industriels conçoivent désormais leur métier. Ils comprennent qu'ils vont devoir proposer des services et ne plus se contenter de vendre des objets, et ils sont d'ailleurs assez mal armés pour ce faire. Ils vendent déjà des services financiers mais ils n'en sont pas à considérer la voiture comme un service de mobilité. Le changement de posture est culturel et profond.

Les nouveaux systèmes sociotechniques, qui s'organisent autour de la mobilité, demandent de nouvelles infrastructures physiques et normatives. C'est là que la puissance publique a un rôle à jouer : il faut équiper le territoire en stations de recharge électrique, adapter la régulation aux voitures autonomes, etc. Ce changement de système ne peut pas être totalement pris en charge par les entreprises, ne serait-ce que parce qu'il implique des adaptations normatives qui ne sont pas de leur ressort. Or les normes sont absolument stratégiques, ce que nous avons toujours eu du mal à comprendre en France. Il faut aussi repenser le système de propriété intellectuelle. Tout cela ne peut pas se faire sans l'État.

La santé est l'exemple type de l'imbrication entre l'industrie et les services. À mon avis, la technologique appliquée à ce secteur représente un enjeu central des prochaines décennies. Alors que le génie mécanique et l'ingénierie informatique n'avaient aucun rapport avec le domaine du vivant, nous assistons désormais à une fusion des deux mondes. Dans le domaine de la recherche, les grandes universités américaines créent des instituts mixtes où les roboticiens travaillent avec les médecins, les ingénieurs et les biologistes.

Du côté du marché et de la demande, on constate que l'on ne peut plus séparer le médicament des appareils médicaux, alors que les entreprises pharmaceutiques ne sont absolument pas équipées pour gérer ces dispositifs. Prenons le traitement du diabète. Sur le papier, il paraît très simple d'assurer une surveillance permanente grâce à un système qui associe une pompe à insuline sous-cutanée et un capteur de glycémie sans aiguille. Le dispositif fonctionne en boucle fermée avec un contrôle automatique du débit de base de la pompe. En fait, cela ne se développe pas vraiment pour des raisons purement économiques mais aussi parce que ces grandes entreprises pharmaceutiques n'ont pas cette culture du dispositif médical.

Le changement de système passe par la même trilogie : industrie-services-numérique. Si l'État n'intervient pas pour fixer des règles et créer de nouvelles infrastructures, nous n'allons pas nous en sortir.

L'une des manières d'avancer consisterait à lancer des expérimentations en vraie grandeur. Avec le programme d'investissements d'avenir (PIA), on a multiplié les petites expérimentations. Il est temps de sortir de l'ère des démonstrateurs. Il faut ajouter au zéro aux montants en question pour mettre en place des expérimentations lourdes sur des territoires entiers à une échelle industrielle.

Prenons l'exemple de la mobilité. Il est clair que le déploiement de la voiture électrique est une évolution inéluctable. Or, en France, son développement se fait dans un certain désordre. Nous ne mettons pas toutes les chances de notre côté pour être en position de leadership international alors que nous disposons de tous les atouts nécessaires. Il serait bon de lancer une expérimentation à grande échelle, en choisissant une ou deux villes où mettre le paquet. Tout le monde en tirerait des enseignements : les industriels, les collectivités, les services.

Là réside le nouveau modèle de la recherche. Le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives a constitué une aventure formidable mais ses recherches se limitaient au laboratoire. Aujourd'hui, en matière de mobilité ou de santé, le laboratoire, c'est la société tout entière.

Grâce au grand emprunt et au PIA, nous avons beaucoup avancé. J'ai présidé récemment le jury de l'appel à manifestation d'intérêts de l'action « Territoires d'innovation de grande ambition » dont le cahier des charges était extrêmement ouvert et, avec les membres du jury, nous avons été très heureusement surpris de la qualité des projets qui nous ont été soumis. Les financements devraient toutefois passer à l'échelle supérieure.

Pour terminer, je distinguerai quelques sujets clefs pour une nouvelle politique industrielle et territoriale.

Il y a d'abord toutes les questions relevant de la fiscalité du capital et des charges qui restent très largement non résolues. Les taux de marge des entreprises sont trop faibles. Il faut absolument les reconstituer.

Il y a ensuite les politiques d'innovation pour lesquelles l'État consacre beaucoup d'argent : 10 milliards d'euros, soit 25 % de plus que le budget du ministère de la justice. Elles sont loin d'être optimales car les dispositifs sont très dispersés : soixante-deux au niveau national et quatre-vingt-neuf au niveau régional, selon un rapport de France Stratégie. Les patrons de PME ne peuvent pas passer leur vie à rechercher le dispositif le plus adapté. C'est une excellente chose que les régions reprennent la main en ce domaine mais il faut éviter les superpositions. Mieux vaudrait régionaliser certains dispositifs nationaux que de les faire coexister avec les dispositifs propres aux régions et aux métropoles.

Enfin, il y a la formation. Celle des ingénieurs n'est pas en cause : nous savons qu'elle est reconnue au plan international. Le grand sujet de préoccupation est la formation des techniciens et des opérateurs qualifiés. Un même lamento se fait partout entendre : les directeurs d'usine ne parviennent pas à recruter, y compris dans les régions où le taux de chômage est élevé. Les usines modernes sont extrêmement sophistiquées et nécessitent un personnel qualifié. Quand j'ai interrogé des proviseurs du bassin minier du Pas-de-Calais où j'ai travaillé ces dernières années, j'ai été effaré de constater que deux fois sur trois, ils répondaient qu'ils regrettaient de ne pas envoyer assez d'élèves dans l'enseignement général. C'est d'une certaine manière un drame français. Le défi stratégique est de valoriser la formation professionnelle, d'opérer une montée en gamme, de travailler avec le monde des entreprises. Il faut former cette jeunesse qui ne demande qu'à travailler et lui montrer qu'occuper un job passionnant dans le monde industriel, c'est mieux que d'être chômeur après avoir fait des études de psychologie à la fac !

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