Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, de nous recevoir. La question qui est l'objet de cette audition nous mobilise grandement depuis un an. Nous sommes à un tournant de la négociation sur le Brexit. Jusqu'au mois de décembre, les négociations pilotées par le « groupe de travail article 50 » ont été consacrées aux modalités de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Nous abordons maintenant les discussions sur la phase de transition et les relations futures – régler les questions liées à la sortie du Royaume-Uni était évidemment un préalable nécessaire pour envisager l'après. Le Conseil européen du 15 décembre dernier a considéré que les progrès sur les différents sujets identifiés au titre du retrait étaient suffisants pour que l'on passe à la phase suivante, à savoir la négociation du cadre des relations futures et l'organisation de la période de transition, qui s'ouvrira sitôt le Royaume-Uni devenu un État tiers, au mois de mars 2019.
Au cours de la première phase, la position du Royaume-Uni a mis du temps à se stabiliser. En revanche, face au Royaume-Uni, les vingt-sept autres membres de l'Union européenne ont fait preuve d'une grande unité, d'une grande cohérence, travaillant efficacement et en bonne intelligence avec la Commission européenne.
Un enjeu majeur est évidemment de consolider cette approche au cours de la seconde phase, dont les enjeux sont encore plus déterminants. J'en citerai trois.
Premièrement, nous aurons à consolider les engagements pris par le Royaume-Uni dans la première phase, pour les inscrire dans un accord juridique de retrait qui sera soumis à la validation du Conseil et du Parlement européen. Les questions, majeures, de la facture et du droit des citoyens ont été réglées. Celle de la frontière irlandaise reste l'objet de fortes incertitudes – nous avons trouvé une rédaction qui permet d'avancer, mais, sur le fond, le problème reste entier. Il faudra être vigilant quant aux solutions qui pourront être trouvées pour mettre en place un système sans frontière visible, mais qui ne porte pas atteinte aux règles du marché intérieur.
Deuxièmement, les modalités de la phase de transition doivent être définies. Les directives de négociation vont être adoptées la semaine prochaine par le Conseil. Disons-le simplement, le principe retenu est : « tout sauf les institutions. » Tout se passe comme si le Royaume-Uni restait dans l'Union européenne, sauf qu'il n'y est plus, et ne siège plus dans les institutions. Les Britanniques devront donc appliquer l'ensemble des règles de l'Union européenne et respecter la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), ils devront contribuer au budget de l'Union européenne comme s'ils en étaient encore membres, sans participer au processus de décision. Cette transition doit être d'une durée limitée et prendre fin au plus tard le 31 décembre 2020, pour éviter que se prolonge un régime particulier. Cette échéance maintient une certaine pression pour que soit adopté un régime permanent.
Troisièmement, il s'agit de définir d'ici au mois de mars 2019 les principes qui régiront nos relations futures avec le Royaume-Uni. Le Conseil européen du mois de mars prochain doit adopter des orientations de négociation et donner un nouveau mandat à la Commission. La négociation formelle d'un accord de libre-échange ne pourra, elle, commencer que quand le Royaume-Uni sera devenu un pays tiers, mais nous devrions avancer grandement auparavant. Notre priorité sera de garantir des conditions de concurrence équitable et de préserver l'unité, la stabilité financière et l'autonomie réglementaire de l'Union européenne.
Aujourd'hui, la seule option, compte tenu des principes fixés par Mme May, notamment l'objectif de sortir du marché intérieur et de l'union douanière, l'objectif de recouvrer la souveraineté législative et juridictionnelle et de pouvoir conclure des accords de libre-échange avec des pays tiers et celui de limiter la liberté de circulation des personnes, nous paraît celle d'un accord de libre-échange, sur le modèle du Comprehensive economic and trade agreement (CETA). Des réflexions se poursuivent encore au Royaume-Uni sur l'union douanière et certains paramètres, mais il convient en tout cas de clarifier le débat pour expliciter les différents modèles et les contraintes qui en résultent.
Compte tenu de l'importance de nos relations économiques avec le Royaume-Uni mais aussi pour des raisons de politique internationale ou de sécurité, notre objectif sera de maintenir des relations économiques et humaines aussi étroites que possibles. Un accord de libre-échange le permet, mais il n'offrira jamais le même degré d'intégration que l'appartenance à l'Union européenne ou au marché intérieur, qui suppose des règles identiques appliquées par des institutions communes qui assurent l'égalité des armes entre les acteurs économiques. La sortie de l'Union européenne impliquera nécessairement des barrières et des contrôles. Dans le cadre d'un accord de libre-échange, cela devrait être aussi limité que possible – c'est notre objectif – mais ce sera d'autant plus limité que le Royaume-Uni acceptera d'appliquer les règles européennes, notamment en matière de concurrence et d'aides d'État. Nous travaillons étroitement avec les acteurs économiques pour qu'ils se préparent. La possibilité que nous n'arrivions pas à nous mettre d'accord demeure. Certes, le risque d'une sortie brutale sans accord me paraît s'être fortement réduit, car nous avons beaucoup progressé sur les conditions de l'accord de retrait et la phase de transition, mais la situation politique reste compliquée au Royaume-Uni et les positions des uns et des autres sont assez différentes. Il convient donc de se préparer à tous les scénarios.
Quant à l'impact économique, nous avions anticipé, comme tous les organismes de prévision, que le référendum britannique sur le Brexit en juin 2016 aurait des effets plus immédiats et plus directs. Nous imaginions la possibilité d'un choc, qui aurait pu affecter les marchés, un choc de confiance, mais en 2016 et 2017 toutes les surprises politiques, tous les chocs exogènes ont été « absorbés » par les marchés. Il en fut ainsi, par exemple, de l'élection du président Trump. Pour l'instant, l'impact du référendum sur le Brexit sur l'activité économique est négligeable. En revanche, il a entraîné une dépréciation très importante de la livre, qui a perdu de l'ordre de 16 % depuis le référendum, et une forte accélération de l'inflation, qui atteint environ 3 % au Royaume-Uni. Cela n'est pas sans inciter la Banque d'Angleterre à envisager un resserrement de sa politique monétaire, et nous commençons à constater des premiers effets sur le pouvoir d'achat et la consommation intérieure. La croissance s'en trouvera affectée. À court terme, la dépréciation de la livre stimule les exportations, mais, sur un plan microéconomique, et sans que cela se traduise pour l'instant en termes macroéconomiques, nous constatons des changements dans certaines décisions d'investissement au Royaume-Uni.
En l'absence d'accord, le droit commun de l'organisation mondiale du commerce (OMC) s'appliquerait, et les conséquences du Brexit se feraient beaucoup plus fortes, et bien plus sensibles pour le Royaume-Uni que pour l'Union européenne. Selon nos estimations, l'impact serait dix fois plus fort sur le Royaume-Uni que sur l'Union européenne. Certes, de telles estimations sont sujettes à caution, mais tous les organismes de prévision considèrent que c'est avant tout le Royaume-Uni qui serait affecté. L'impact ne serait pas forcément le même pour tous les pays membres de l'Union européenne, inégalement exposés au commerce avec le Royaume-Uni. Le cas de l'Irlande est particulièrement notable : 16 % des exportations irlandaises sont destinées au marché britannique. Avec 7 % d'exportations à destination du Royaume-Uni, la France est plus proche de la moyenne de l'Union européenne ; des pays très ouverts comme les Pays-Bas, la Belgique, les pays du Nord sont plus exposés que nous. Quoi qu'il en soit, il importe de se préparer aux différents scénarios.
Avec l'ensemble des acteurs économiques, nous avons essayé d'évaluer filière par filière l'impact potentiel du Brexit. Certes, nous sommes moins exposés que d'autres pays au niveau macroéconomique, mais environ 500 entreprises et certains secteurs – les vins et spiritueux, l'agroalimentaire et l'automobile – seront plus particulièrement affectés par le rétablissement de barrières aux échanges, notamment le rétablissement de contrôles réglementaires. Ils le seraient encore plus si des droits de douane devaient être rétablis. Ainsi, pour le secteur automobile, le droit commun de l'OMC prévoit l'application de droits de douane élevés de l'ordre de 8 %. Or les flux, les allers-retours entre la France et le Royaume-Uni sont nombreux dans ce secteur. Il en résulterait donc un coût de frottement important. Une sortie sans accord serait préjudiciable également pour le secteur de la chimie.
Des secteurs seraient extrêmement touchés du fait de barrières non-tarifaires ou de règles d'homologation : le nucléaire, le transport aérien et le transfert de données personnelles. La levée des obstacles aux échanges dans ces trois secteurs relève non d'un accord commercial mais d'accords spécifiques, et une rupture sans accord serait particulièrement problématique.
Notre objectif serait donc de parvenir à un accord de libre-échange. Nous serions également ouverts à un accord sur le modèle norvégien : le pays reste un pays tiers à l'Union européenne mais adhère à l'Espace économique européen et participe au marché intérieur, en acceptant d'appliquer toutes les réglementations européennes, sans participer à leur définition, de reconnaître la juridiction de la Cour de justice de l'Union européenne, de se soumettre aux contrôles prévus en matière d'aides d'État, de contribuer au budget communautaire et d'accepter la libre circulation des personnes. Un accord de ce type répondrait à nos objectifs économiques mais nous paraît difficile à accepter pour le Royaume-Uni. La solution est donc sans doute un accord de libre-échange allant le plus loin possible, avec des droits de douane faibles, voire nuls, des procédures allégées et l'application la plus large possible par le Royaume-Uni des règles de l'Union européenne, mais sans aller aussi loin que l'adhésion au marché intérieur.
L'un des enjeux majeurs pour l'économie française et européenne à long terme est la question de l'équivalence des règles de concurrence. Il faut éviter que le Royaume-Uni diverge sur le plan réglementaire tout en gardant un accès plein et entier à notre marché. Un arbitrage doit être fait entre le souci à court terme de perturber le moins possible la fluidité des échanges et l'objectif de moyen terme, qui est d'éviter que notre marché français et européen reste complètement ouvert à un pays qui n'appliquerait pas les mêmes règles, ne serait pas soumis aux mêmes contraintes en matière d'aides d'État et pourrait se livrer au dumping fiscal, réglementaire, environnemental, social, etc. Les accords de libre-échange classiques sont généralement conclus avec des pays tiers dont la taille et la proximité géographique au marché européen sont bien moindres – un accord avec le Canada peut être très ouvert, car le Canada est loin et nous en sommes séparés par des barrières naturelles. Nous devons donc être particulièrement vigilants
Nous serons particulièrement vigilants aussi à propos des services financiers. Ils doivent être traités non dans un accord de libre-échange mais de façon séparée, sur la base de régimes d'équivalence, après analyse du régime juridique, du cadre juridique et des règles de supervision. C'est le dispositif en vigueur dans l'Union européenne pour tous les pays tiers en matière financière. Nous avons conclu des accords d'équivalence avec les États-Unis et le Canada. L'idée serait d'appliquer ce type de régimes, en les perfectionnant et en les renforçant un peu, avec le Royaume-Uni. C'est à notre sens la seule façon de maîtriser les risques liés à la stabilité financière propres à ce secteur. La situation est paradoxale : le Royaume-Uni a pris une place très importante en matière de services financiers au sein de l'Union européenne, jusqu'à avoir en certains domaines une position monopolistique. Pour maîtriser notre propre risque et conserver notre souveraineté, il ne faut pas nous placer en position de faiblesse en reconnaissant les normes britanniques. Un régime d'équivalence amélioré, renforcé serait une solution.
Les Britanniques caricaturent souvent la position française en prétendant que notre seul objectif est de profiter du Brexit en rapatriant de l'activité – financière ou industrielle – en France. Nous voulons évidemment être attractifs à l'heure de la relocalisation des investissements, mais nous sommes surtout très vigilants sur les règles d'équivalence et de concurrence, et sur l'intégrité du système européen, avec un ordre juridique au sommet duquel la CJUE s'assure de l'application homogène des règles communes et du caractère sain et équitable des conditions de la concurrence.
En cas de sortie brutale, nous disposons des capacités nécessaires pour que l'ensemble de l'activité financière soit traité au niveau européen, avec de très rares exceptions, principalement la compensation sur certains produits, localisée en grande partie à Londres. À très court terme, dans une situation de Brexit dur, cela pourrait poser des difficultés, mais nous pourrions y faire face en reconnaissant unilatéralement à titre temporaire l'équivalence du régime britannique pour assurer la continuité des contrats en cours.
Tels sont les enjeux. Les incertitudes quant à l'issue du processus restent nombreuses. Au cours des prochaines négociations, il s'agira de maintenir l'unité des Vingt-sept, quand bien même leurs intérêts sont plus divergents qu'au cours de la première phase et de la négociation budgétaire. Le mécanisme d'une négociation pilotée par la Commission qui rapporte très régulièrement au Conseil via un « groupe de travail article 50 » qui se réunit très souvent et travaille sur l'ensemble des sujets est de nature à favoriser cette unité, à offrir une vue globale et à défendre une position européenne harmonisée, nonobstant d'inévitables débats entre les Vingt-sept.