Intervention de Nicolas Dufourcq

Réunion du mercredi 7 février 2018 à 16h15
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance :

Comme je l'ai dit, il est très difficile de définir ce qu'est une entreprise stratégique. Plutôt que ce champ sémantique qui n'est plus très opérant, Bpifrance privilégie dans son appréhension des entreprises une autre dichotomie en distinguant entre les actifs qui participent ou non de la puissance française.

Dans le monde mondialisé et ouvert où nous vivons, l'enjeu principal est un enjeu de puissance : faut-il, dans ces conditions, laisser partir des entreprises qui, sans relever directement de secteurs stratégiques liés à la souveraineté nationale – je pense aux entreprises du secteur agroalimentaire –, n'en participent pas moins de la puissance française et contribuent à sa propagation dans le monde ? Selon moi, la réponse est non. Il n'est pas forcément approprié que je cite des noms qui pourraient illustrer mon propos, mais il suffit de regarder le CAC 40 pour se faire une idée des entreprises qui projettent la puissance française à l'étranger.

C'est la raison pour laquelle nous pensons, à Bpifrance – mais c'est une opinion totalement partagée au sommet de l'État – que le rôle de la puissance publique est d'empêcher qu'on nous arrache ces môles d'amarrage de notre puissance. Sans les énumérer, on peut néanmoins avancer qu'il s'agit d'entreprises dont le comité exécutif est essentiellement composé de Français, qui développent une culture patriotique – je n'ai pas dit chauvine –, dont l'un des motifs est la défense des intérêts nationaux à l'anglo-saxonne.

Arnaud Montebourg avait totalement raison lorsqu'il disait que nous ne devions pas être naïfs et qu'il fallait renoncer à toute position idéologique. La guerre économique dans laquelle nous sommes engagés exige que nous ayons des divisions, et les grandes entreprises françaises sont ces grosses divisions sur lesquelles repose notre puissance ; il faut donc les protéger.

C'est cette analyse qui nous a conduits à entrer au capital de Morpho et d'Ingenico, à remonter au capital de Technip, de Vallourec ou de Soitec, à réinjecter du capital dans Stmicroelectronics, à rester au capital d'Eutelsat ou à prendre les 12 % du capital de Peugeot. Toutes ces décisions relèvent de la même logique, qui guide également certains de nos investissements dans les entreprises de taille intermédiaire : quand nous investissons par exemple dans les développeurs de la transition énergétique comme Neoen, Quadran, Eren, Albioma, des entreprises que les Français connaissent peu, mais qui sont potentiellement de futurs leaders dans le domaine de l'énergie et qui, d'ores et déjà, ont investi le marché mondial du photovoltaïque et de l'éolien, nous agissons pour le soutien de la puissance française.

Notre doctrine va jusqu'à vouloir convaincre l'État de renoncer à ses exigences en matière de part française pour les entreprises bénéficiant de notre garantie assurantielle. Nous n'avons jusqu'à présent guère eu gain de cause, mais il est essentiel à nos yeux de permettre à ces groupes français de projeter une part de notre puissance dans le monde.

Nous investissons également dans le domaine de l'éducation supérieure privée, avec Ipésup, l'INSEEC, les écoles de Condé ou AD Éducation, car nous estimons que, dans la spécialisation internationale, la France se doit de posséder un ou deux groupes suffisamment puissants : il n'y a pas de raison que ces groupes appartiennent tous à des fonds de pension américains, brésiliens ou suisses. Nous avons besoin d'une sorte de SODEXO de l'éducation, d'envergure internationale. Cela vaut pour bien d'autres domaines, où la France, sans qu'il y ait nécessairement d'enjeux strictement stratégiques, doit pouvoir affirmer sa spécialisation internationale.

Je suis bien sûr plutôt favorable à l'extension du décret Montebourg aux entreprises du secteur numérique, des data ou de l'intelligence artificielle, à ceci près que nous devons raisonner comme les Canadiens : autant il n'est pas question de voir nous échapper tout le travail de consolidation de la cybersécurité réalisé par Atos, Thales ou Orange, autant les start-up françaises qui travaillent sur l'intelligence artificielle doivent pouvoir vivre leur vie dans un marché sans frontières.

Les Israéliens vont très loin dans cette perspective, puisqu'ils n'empêchent aucune vente de start-up dans le domaine de la cybersécurité ; ils considèrent même qu'à l'occasion de leur rachat, la vente de leur capital à des prix très élevés permet au pays de réinvestir dans les nouvelles générations de chercheurs en cybersécurité, et que c'est gagnant-gagnant. Je pense qu'ils ont raison, et que la France, dans le domaine de l'innovation, est de plus en plus un très gros Israël et non un petit États-Unis ; c'est très différent.

En matière d'activisme positif, tout dépend des situations. L'État peut ne détenir que 5 % du capital d'une entreprise relativement fragile ou en difficulté : si vous êtes correctement représenté au conseil d'administration, parce que vous êtes l'État, vous serez de facto impliqué dans toutes les décisions. À l'inverse, vous pouvez détenir 25 % du capital d'une entreprise très riche, qui se développe sans problème, vous ne saurez pas tout. Il n'y a donc pas de règles.

En ce qui concerne les meilleures pratiques qui peuvent nous inspirer à l'étranger, nous travaillons très activement avec deux fonds souverains. Le premier est la Banque de développement chinoise, avec laquelle nous avons monté cinq fonds franco-chinois. Elle n'exerce pas les fonctions d'un fonds stratégique mais pratique comme nous le capital développement pour les PME et le fond de fonds, sans gérer aucune grosse participation, en tout cas pas dans le champ que nous avons en commun. Le second est le Fonds stratégique d'Abou Dhabi, Mubadala, ultra-professionnel, totalement market based, ne recrutant – à prix d'or – que sur le marché. C'est un fonds entièrement privé, dans la gestion comme dans l'esprit, et très autonome par rapport au pouvoir politique d'Abou Dhabi.

Vous m'avez interrogé sur nos actions prédictives. C'est un domaine compliqué dans lequel nous manquons d'outils et de compétences.

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