Intervention de Anne-Laure Donskoy

Réunion du jeudi 15 février 2018 à 14h35
Mission d'information sur le suivi des négociations liées au brexit et l'avenir des relations de l'union européenne et de la france avec le royaume-uni

Anne-Laure Donskoy, co-présidente et co-fondatrice de l'association the3million :

Je vous remercie de donner aujourd'hui la parole à the3million, la plus importante association de citoyens européens vivant au Royaume-Uni, forte d'environ 35 000 membres. Nous existons depuis juillet 2016 et tout notre travail de campagne et nos revendications se concentrent vers le but unique de protéger nos droits après le Brexit. Nous avons également développé des partenariats étroits, notamment avec nos collègues de British in Europe.

Où en sommes-nous, après la publication du rapport conjoint de décembre sur l'état des négociations à la fin de la première phase ? Le Parlement européen réclame que soient inclus dans l'accord de retrait final l'ensemble des droits acquis dont jouissent actuellement les citoyens européens vivant au Royaume-Uni et en Europe. Bien que des progrès aient été accomplis en phase 1, il n'en demeure pas moins que le résultat est très décevant, si on considère toutes les promesses qui ont été faites depuis le référendum, plus particulièrement sur le dossier des droits.

Je m'attarderai sur deux points de principe.

Le futur statut de l'immigration tout d'abord. Les directives de négociation de mai 2017 ont clairement indiqué que toute documentation visant à enregistrer les citoyens européens au Royaume-Uni doit être de nature déclaratoire, en vue d'une simple confirmation des droits de la personne concernée. Or, il a été décidé dans le rapport de décembre que les États membres pourraient désormais choisir entre deux options qui changent complètement la donne, non seulement pour les citoyens européens au Royaume-Uni, mais aussi, potentiellement, pour tous les citoyens européens qui souhaiteraient s'établir dans un autre État membre.

Ces deux options sont soit un processus d'enregistrement déclaratoire, comme celui actuellement en vigueur, soit un processus conditionnel ou « constitutif », selon lequel la personne est dans l'obligation de postuler pour « des » droits. Compromis offert aux Britanniques dans un but d'apaisement, cette nouvelle option représente non seulement un accord important par rapport aux directives de négociation, allant plus loin que la législation européenne, mais va aussi avoir des conséquences négatives importantes pour l'ensemble de nos droits.

De fait, il est très regrettable que toute l'attention ait été portée, et continue de l'être, sur le mécanisme d'enregistrement proprement dit, créant ainsi un amalgame entre un soutien pour un système administratif simplifié que tout le monde appelle de ses voeux et un soutien pour le système du settled status ou statut de résident permanent, sans que personne ne se pose de question quant à la nature conceptuelle et juridique de ce nouveau statut, ni quant à ses conséquences du fait de la réduction considérable des droits qu'il entraîne automatiquement.

Afin de bien saisir le problème, il faut considérer le processus d'établissement à la lumière des politiques d'immigration pratiquées au Royaume-Uni, notamment par Mme May quand elle était ministre de l'intérieur, fortement influencées par ce qu'on appelle la doctrine de l'environnement hostile. Ces politiques consistent à rendre la vie le plus difficile possible aux migrants. Officiellement, cela s'adresse aux personnes en situation illégale, mais, dans les faits, cette politique a été étendue à tous les étrangers, à des degrés différents.

Ainsi le settled status transforme les citoyens européens en citoyens tiers, puisque tous les droits que leur confère actuellement la législation européenne disparaîtront le 29 mars 2019 à 23 heures, heure anglaise. Ils devront alors postuler pour de nouveaux droits, contrairement à ce qui est écrit dans les directives de négociation comme dans le rapport conjoint. Les demandeurs de ce statut qui ne seront pas en mesure de répondre à toutes les exigences requises pour constituer le dossier ou qui feront des erreurs, ne serait-ce que de typographie, pourront être confrontés à des conséquences graves, les projetant dans cet « environnement hostile » où ils risquent très fortement de faire l'objet de mesures d'expulsion. Certes, le gouvernement britannique a dit qu'il n'y aurait pas d'expulsion, mais nombre d'antécédents récents brossent un tableau d'une réalité très sombre.

Vous savez peut-être aussi que le gouvernement britannique a introduit une exception à la loi sur les données personnelles dans le cadre des politiques de l'immigration. Cette exception aura pour conséquence qu'une personne qui voit sa demande de settled status refusée ne sera très probablement pas en mesure de savoir sur quels critères elle l'a été, ni si les informations détenues par le ministère de l'intérieur sont erronées. Cela empêchera le demandeur, ou son avocat, de préparer correctement un appel.

Même si cette exception soit s'appliquer au cas par cas, le gouvernement britannique est bien connu pour faire d'une exception la règle générale – on le voit dans tous les domaines. Cette exception affranchit aussi le Royaume-Uni de l'obligation de traiter ces données personnelles de manière juste, transparente et proportionnée. Le danger existe aussi que cette exception soit utilisée pour desservir ceux qui voudraient aller en appel. Si elle est votée, elle sera donc contraire à toute notion de liberté civile et de droits de l'homme.

Il faut aussi savoir que le pourcentage de la part du ministère de l'intérieur est de l'ordre de 10 %. Ce pourcentage a toutes les chances de croître de manière exponentielle lorsque le système se trouvera confronté à trois millions et plus de demandes d'obtention du settled status. Pour agir dans les temps impartis, on parle de 8 000 dossiers à traiter par jour !

Les conséquences de ce pourcentage d'erreur comprennent la fermeture des comptes bancaires, sans recours possible selon des mesures très récentes, le retrait du permis de conduire, l'impossibilité de louer un logement… Cette situation est bien réelle et bien documentée. Le recrutement de personnel en cours ne changera pas grand-chose, dans la mesure où on sait déjà qu'il ne recevra qu'une formation minimale, tout en ayant tout pouvoir de décision sur chaque dossier. On a vu comment s'est comporté le ministère de l'intérieur, l'été dernier, lorsqu'il a adressé par erreur plus de cent lettres d'expulsion à des citoyens européens. Et cela continue d'arriver.

Deuxième point : la gouvernance, en particulier le contrôle juridique. Notre association nourrit de réelles inquiétudes quant à la continuation, au-delà du Brexit, des interprétations fréquemment erronées des lois européennes par le Royaume-Uni. Il sera donc nécessaire de mettre en place une approche à plusieurs volets, de contrôle, de protection et de mise en pratique de nos droits.

Au niveau international, nos droits doivent être protégés par la Cour européenne de justice de l'Union européenne (CJUE) ; nous demandons que la clause crépusculaire d'auto-abrogation au bout de huit ne soit pas appliquée. Il faut aussi absolument que la Commission européenne surveille la mise en pratique de nos droits, de sorte que le ministère de l'intérieur et les tribunaux britanniques interprètent correctement la mise en pratique et la protection de nos droits tels qu'ils seront dans l'accord de retrait, des sanctions étant mises en place en cas de violation.

Au niveau national, il faut un système transparent et efficace de responsabilisation, qui agisse dans l'intérêt des citoyens, de sorte que, si le gouvernement britannique déroge à ses obligations et maltraite nos droits, les individus concernés qui le souhaitent puissent intenter des poursuites. Cependant, le gouvernement britannique parle de la mise en place d'un simple médiateur. Nous rejetons cette proposition, qui est très faible en soi, et qui n'offre aucune garantie d'indépendance, sachant par ailleurs que les médiateurs britanniques n'ont aucun pouvoir réel.

Enfin, il faut savoir que l'aide judiciaire en matière d'immigration est très rarement accordée au Royaume-Uni. Les citoyens dont les revenus sont faibles n'ont ainsi pas accès à l'expertise d'avocats spécialisés. Cela pose donc un problème significatif d'accès à la justice. Si nous n'avons vraiment pas d'autre choix que celui du statut d'établi, tout mécanisme qui y est lié doit absolument être transparent, juste et respectueux, dans la lettre et dans l'esprit, de tous nos droits. Mais, comme je l'ai dit, the3million est tout à fait opposée au settled status.

Pour résumer, l'accord commun de décembre ne pourra en aucun cas protéger nos droits, à cause de ses manquements graves, de ses lacunes et de ses ambiguïtés. Si on n'agit pas maintenant, les droits des citoyens européens risquent d'être fortement limités après le Brexit. Soyons clairs : le settled status va nous livrer aux lions et nous attirer dans le champ d'une politique hostile aux étrangers, politique qui s'étend progressivement et de manière volontariste à tous les domaines de la vie. Potentiellement, ce sont des centaines de milliers de citoyens européens qui risquent de ne pas être autorisés à rester au Royaume-Uni après le Brexit.

Enfin, souvenons-nous du principe premier en vertu duquel les négociations sur les droits des citoyens doivent être menées : il s'agit, d'abord et avant tout, de la vie de personnes, bien avant tout accord commercial, ou tout mécanisme juridique. Nous avons été exclus du vote au moment du référendum, alors que nous résidons au Royaume-Uni souvent depuis des décennies. Nous y sommes venus de bonne foi et nous y avons construit nos vies sous le couvert de la législation européenne.

Nous attendons donc des États membres qu'ils agissent rapidement afin que l'ensemble de ces droits soient, sans exception, garantis et protégés. C'est la seule façon que nous ayons de pouvoir continuer de vivre comme nous l'avons toujours fait, ainsi que le Royaume-Uni et l'Europe nous l'ont promis à maintes reprises depuis le référendum. Si l'Europe, si ses États membres, ne sont pas capables de résoudre ce dossier de manière éthique, forte et réellement protectrice de nos droits, sans se laisser tenter par les compromis, le projet européen n'aura plus de sens, puisqu'il est fondé sur une union des peuples, donc sur une union des personnes.

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