Monsieur le président, vous l'avez précisé, je suis membre des commissions locales d'information de La Hague, de Flamanville, et du centre de stockage de la Manche, dans la circonscription de Mme Sonia Krimi. Nous vivons au contact des installations : ma famille maternelle est originaire d'un coin qui se trouve à trois kilomètres de l'usine de La Hague, et je baigne dans le nucléaire depuis tout petit. Je me sens donc particulièrement concerné par le sujet.
Nous avons remis aux autorités exécutives responsables de la sécurité nucléaire en France, comme le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), un rapport sur la sécurité nucléaire, rédigé par des experts. Nous avons en effet considéré que, dans notre République, ces autorités étaient garantes de la sécurité, et qu'il était raisonnable de ne remettre ce rapport qu'à elles seules, sachant qu'il contient certaines informations. Certes, toutes les données qu'il présente proviennent du domaine public – aucune information n'a été obtenue grâce à une fuite, et aucune n'a pour origine un document confidentiel. Elles sont issues de rapports publiés par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de documents rédigés par des experts internationaux, ainsi que d'observations effectuées sur la voie publique. L'IRSN a donc pu dire qu'il n'y avait pas grand-chose de nouveau dans notre rapport, mais ce qui est nouveau, c'est de réunir ces informations, de les présenter ensemble, de les faire analyser par des experts et d'en tirer globalement une histoire.
Monsieur le président, vous avez demandé à recevoir ce rapport. Après en avoir informé le HFDS, nous vous en avons remis personnellement une copie pour qu'il soit accessible aux membres de la commission d'enquête dans des conditions que vous vous êtes engagé à respecter afin que ce document ne tombe pas entre toutes les mains. Nous voulons évidemment éviter que certaines « recettes » traînent n'importe où, et je pense que nous avons fait preuve de responsabilité en ne rendant pas ce rapport public.
Nous vous remercions d'avoir créé cette commission d'enquête car, au-delà des questions de sûreté, il nous semble essentiel aujourd'hui d'aborder la question de la sécurité. En France, à l'opposé de ce que propose l'architecture institutionnelle d'autres pays nucléarisés, l'Autorité de sûreté (ASN) n'a pas compétence en matière de sécurité. Il s'agit clairement pour nous de l'un des enjeux de votre travail.
Je me trouvais la semaine dernière en Belgique. Nous avons beaucoup échangé avec l'Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), l'équivalent local de notre ASN. Cette autorité de sûreté s'occupe aussi la sécurité. Il ne s'agit pas pour eux de travailler sur les scénarios d'actes de malveillance, mais de s'intéresser à leurs conséquences potentielles. Bien évidemment, ces scénarios doivent rester dans le domaine régalien des ministères de la défense ou de l'intérieur. Personne ne conteste cette attribution. En revanche, lorsqu'elle travaille de son côté sur le « design » des installations, l'autorité de sûreté doit disposer d'une évaluation de ce qui pourrait se produire si de tels actes survenaient. On sait mesurer les effets des risques sismiques, des risques d'inondation ou d'incendie ; il faut pouvoir faire de même avec ceux liés aux risques en cas d'actes de malveillance.
Après la catastrophe de Fukushima, des évaluations complémentaires de sécurité (ECS) ont été menées dans tous les pays européens, et toutes les autorités de sûreté des pays européens ont reçu une évaluation globale effectuée au niveau international. En France, l'ASN n'a même pas été destinataire des informations relatives à la sécurité !
Dans le questionnaire que vous m'avez fait parvenir préalablement à cette audition, vous vous interrogez sur l'évolution de la situation globale en matière de sûreté des installations nucléaires en France, en vous demandant si le nombre d'incidents ou d'accidents enregistrés est révélateur ? Il faut rester prudent avec ce type de données. Nous constatons que leur nombre augmente, certes, mais c'est probablement parce que l'Autorité en décèle ou en annonce davantage. Autrement dit, une forte hausse du nombre d'incidents déclarés ne constitue pas un indicateur en soi.
Il reste en revanche toujours intéressant d'analyser les événements eux-mêmes. Par exemple, on a découvert récemment que des tuyaux d'alimentation en eau de refroidissement étaient rouillés. C'est assez symptomatique de la situation, car le parc arrive aujourd'hui en fin de cycle de fonctionnement. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que des tuyaux rouillent au bout d'un certain temps : l'usure et la corrosion ne sont pas des phénomènes imprévisibles. Il n'y a finalement rien de plus normal, mais ce qui ne l'est pas, c'est que l'exploitant n'ait pas analysé suffisamment tôt la situation, et qu'il n'ait pas investi pour remplacer les éléments très naturellement frappés d'obsolescence.
Le problème du vieillissement est donc majeur. Il sera posé lors de la quatrième visite décennale (VD4) qui commencera par le site du Tricastin en 2019. L'enjeu est considérable car la plupart des défaillances identifiées lors des incidents ne sont pas finalement très surprenantes : elles sont très souvent causées par une usure normale que l'exploitant aurait dû anticiper.
Évidemment, derrière tout cela se pose une question financière. Tout le monde sait que qui s'est passé avec Areva, et tout le monde sait que la situation financière d'Orano – ex-Areva – et d'EDF est difficile. Or ces entreprises doivent faire une quantité considérable de choix majeurs. Un véritable mur se dresse devant nous parce que, ces dernières années, il y a eu une vraie carence d'analyse prospective et d'anticipation : aujourd'hui, il faut, en même temps, entretenir l'existant, et investir. Quel que soit le contenu de la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), bien que la situation économique de l'industrie nucléaire ne soit pas aujourd'hui très reluisante, il faudra sortir énormément d'argent. Je crois que votre commission d'enquête devra regarder de très près cette question du vieillissement, et ses conséquences en termes de coûts.
La sécurité semble constituer un enjeu aujourd'hui plus qu'hier. Il suffit d'allumer la télévision pour comprendre que tout le monde a désormais conscience des menaces qui pèsent sur nous en raison des évolutions géopolitiques et géostratégiques. Ce n'est pas vraiment nouveau, mais les craintes sont sans doute plus fortes. Les événements du 11 septembre 2001 ont eu des conséquences pour l'industrie nucléaire : on a par exemple décidé que l'EPR serait construit avec une coque dite « avion ». Elle protège non seulement le réacteur, mais aussi les piscines où sont entreposés les combustibles irradiés. C'est très bien, mais le reste de notre parc nucléaire a été construit avant 2001, à une époque où personne n'imaginait les actes de malveillance auxquels nous pensons aujourd'hui : la plupart des piscines ne bénéficient donc pas de ce type de coque.
En France, nous sommes confrontés à des problèmes structurels particuliers : la question sûreté versus sécurité se pose toujours, et le fonctionnement de nos institutions en matière de sécurité nécessiterait une analyse approfondie. Sur le papier tout paraît simple : vous avez, d'un côté, l'ASN, et, de l'autre, le HFDS, le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN)…
À ce sujet, je rappelle que les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) ont été créés à la suite de l'introduction de militants de Greenpeace sur des sites nucléaires, en 2007. Le général de gendarmerie qui dirige le COSSEN explique lui-même publiquement qu'il a obtenu des budgets et que ce commandement spécialisé a été créé grâce à certaines de nos actions. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Au passage, j'invite le ministère de la transition écologique et solidaire à financer les treize postes du COSSEN qui restent à pourvoir sur les soixante-dix-sept prévus en 2016. Il serait bon que le COSSEN ait les moyens de ses ambitions.
Je reviens à mon problème de sécurité. Tout semble en effet parfaitement organisé, mais je vous invite à poser par exemple une question simple : « Qui peut faire une prescription sur l'épaisseur des murs des piscines de refroidissement ? » Nous l'avons posée lorsque, après l'affaire des drones, nous nous trouvions autour de la table avec l'IRSN, l'ASN, le HFDS… Personne ne savait répondre : tout le monde se regardait. Prévoir des gendarmes, des caméras ou des grillages supplémentaires : il y a bien des gens qui s'occupent de tout cela. Même si nous pouvons discuter du travail effectué par l'ASN, il n'y a pas de doute sur le fait que la question de la sûreté est traitée. En revanche, nous avons un vrai problème dès que nous abordons la question de la défense passive des installations, de leur structure. Le HFDS n'a pas les moyens d'investigation en termes d'études de génie civil et, les autres intervenants gèrent les clôtures, les habilitations… Finalement, personne ne travaille sur les installations elles-mêmes.
Il s'agit pourtant, selon nous, d'une priorité absolue. Bien plus que de savoir si l'on affecte quelques gendarmes de plus aux installations, il est essentiel de s'intéresser au « design » des structures et à leur protection, qu'il s'agisse des piscines ou de la source froide dans le périmètre des installations. Je rappelle que ces sources froides trouvent souvent leur origine dans un cours d'eau ou un canal voisins. Que se passerait-il si cette source venait brutalement à se tarir ? Imaginez, par exemple, que l'une des écluses du canal de Donzère rompe, et que le canal se vide. Les pompes de la centrale de Tricastin n'alimenteraient plus cette dernière et il y aurait rupture de la source froide. On ne s'intéresse pas assez aujourd'hui aux équipements annexes qui ne sont pas nécessairement au coeur de la centrale. Je pourrais vous citer un bon nombre d'exemples similaires.
En tout cas, vous devriez regarder de près cette question structurelle. Comment construire une entité qui aurait l'autorité et la compétence pour cumuler les fonctions afin d'intervenir dans tout le champ et de vérifier que l'interaction entre sécurité et sûreté fonctionne bien ?