La commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires a procédé à l'audition de M. Yannick Rousselet, responsable nucléaire de Greenpeace France.
Mes chers collègues, nous accueillons M. Yannick Rousselet qui est chargé des questions relevant du nucléaire au sein de Greenpeace France. Il est également membre du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire, ainsi que de plusieurs commissions locales d'information.
Greenpeace est une organisation ouvertement opposée à l'énergie nucléaire, à l'origine d'actions médiatiques récentes, puisque certains de ses militants se sont introduits dans deux centrales d'EDF à l'automne 2017. L'organisation est également à l'origine d'un rapport – dont seul un résumé a été publié – qui appelle l'attention sur la vulnérabilité des piscines de refroidissement. Monsieur Rousselet, je ne doute pas que vous serez interrogé sur ces sujets.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yannick Rousselet prête serment.)
Monsieur le président, vous l'avez précisé, je suis membre des commissions locales d'information de La Hague, de Flamanville, et du centre de stockage de la Manche, dans la circonscription de Mme Sonia Krimi. Nous vivons au contact des installations : ma famille maternelle est originaire d'un coin qui se trouve à trois kilomètres de l'usine de La Hague, et je baigne dans le nucléaire depuis tout petit. Je me sens donc particulièrement concerné par le sujet.
Nous avons remis aux autorités exécutives responsables de la sécurité nucléaire en France, comme le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), un rapport sur la sécurité nucléaire, rédigé par des experts. Nous avons en effet considéré que, dans notre République, ces autorités étaient garantes de la sécurité, et qu'il était raisonnable de ne remettre ce rapport qu'à elles seules, sachant qu'il contient certaines informations. Certes, toutes les données qu'il présente proviennent du domaine public – aucune information n'a été obtenue grâce à une fuite, et aucune n'a pour origine un document confidentiel. Elles sont issues de rapports publiés par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de documents rédigés par des experts internationaux, ainsi que d'observations effectuées sur la voie publique. L'IRSN a donc pu dire qu'il n'y avait pas grand-chose de nouveau dans notre rapport, mais ce qui est nouveau, c'est de réunir ces informations, de les présenter ensemble, de les faire analyser par des experts et d'en tirer globalement une histoire.
Monsieur le président, vous avez demandé à recevoir ce rapport. Après en avoir informé le HFDS, nous vous en avons remis personnellement une copie pour qu'il soit accessible aux membres de la commission d'enquête dans des conditions que vous vous êtes engagé à respecter afin que ce document ne tombe pas entre toutes les mains. Nous voulons évidemment éviter que certaines « recettes » traînent n'importe où, et je pense que nous avons fait preuve de responsabilité en ne rendant pas ce rapport public.
Nous vous remercions d'avoir créé cette commission d'enquête car, au-delà des questions de sûreté, il nous semble essentiel aujourd'hui d'aborder la question de la sécurité. En France, à l'opposé de ce que propose l'architecture institutionnelle d'autres pays nucléarisés, l'Autorité de sûreté (ASN) n'a pas compétence en matière de sécurité. Il s'agit clairement pour nous de l'un des enjeux de votre travail.
Je me trouvais la semaine dernière en Belgique. Nous avons beaucoup échangé avec l'Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), l'équivalent local de notre ASN. Cette autorité de sûreté s'occupe aussi la sécurité. Il ne s'agit pas pour eux de travailler sur les scénarios d'actes de malveillance, mais de s'intéresser à leurs conséquences potentielles. Bien évidemment, ces scénarios doivent rester dans le domaine régalien des ministères de la défense ou de l'intérieur. Personne ne conteste cette attribution. En revanche, lorsqu'elle travaille de son côté sur le « design » des installations, l'autorité de sûreté doit disposer d'une évaluation de ce qui pourrait se produire si de tels actes survenaient. On sait mesurer les effets des risques sismiques, des risques d'inondation ou d'incendie ; il faut pouvoir faire de même avec ceux liés aux risques en cas d'actes de malveillance.
Après la catastrophe de Fukushima, des évaluations complémentaires de sécurité (ECS) ont été menées dans tous les pays européens, et toutes les autorités de sûreté des pays européens ont reçu une évaluation globale effectuée au niveau international. En France, l'ASN n'a même pas été destinataire des informations relatives à la sécurité !
Dans le questionnaire que vous m'avez fait parvenir préalablement à cette audition, vous vous interrogez sur l'évolution de la situation globale en matière de sûreté des installations nucléaires en France, en vous demandant si le nombre d'incidents ou d'accidents enregistrés est révélateur ? Il faut rester prudent avec ce type de données. Nous constatons que leur nombre augmente, certes, mais c'est probablement parce que l'Autorité en décèle ou en annonce davantage. Autrement dit, une forte hausse du nombre d'incidents déclarés ne constitue pas un indicateur en soi.
Il reste en revanche toujours intéressant d'analyser les événements eux-mêmes. Par exemple, on a découvert récemment que des tuyaux d'alimentation en eau de refroidissement étaient rouillés. C'est assez symptomatique de la situation, car le parc arrive aujourd'hui en fin de cycle de fonctionnement. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que des tuyaux rouillent au bout d'un certain temps : l'usure et la corrosion ne sont pas des phénomènes imprévisibles. Il n'y a finalement rien de plus normal, mais ce qui ne l'est pas, c'est que l'exploitant n'ait pas analysé suffisamment tôt la situation, et qu'il n'ait pas investi pour remplacer les éléments très naturellement frappés d'obsolescence.
Le problème du vieillissement est donc majeur. Il sera posé lors de la quatrième visite décennale (VD4) qui commencera par le site du Tricastin en 2019. L'enjeu est considérable car la plupart des défaillances identifiées lors des incidents ne sont pas finalement très surprenantes : elles sont très souvent causées par une usure normale que l'exploitant aurait dû anticiper.
Évidemment, derrière tout cela se pose une question financière. Tout le monde sait que qui s'est passé avec Areva, et tout le monde sait que la situation financière d'Orano – ex-Areva – et d'EDF est difficile. Or ces entreprises doivent faire une quantité considérable de choix majeurs. Un véritable mur se dresse devant nous parce que, ces dernières années, il y a eu une vraie carence d'analyse prospective et d'anticipation : aujourd'hui, il faut, en même temps, entretenir l'existant, et investir. Quel que soit le contenu de la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), bien que la situation économique de l'industrie nucléaire ne soit pas aujourd'hui très reluisante, il faudra sortir énormément d'argent. Je crois que votre commission d'enquête devra regarder de très près cette question du vieillissement, et ses conséquences en termes de coûts.
La sécurité semble constituer un enjeu aujourd'hui plus qu'hier. Il suffit d'allumer la télévision pour comprendre que tout le monde a désormais conscience des menaces qui pèsent sur nous en raison des évolutions géopolitiques et géostratégiques. Ce n'est pas vraiment nouveau, mais les craintes sont sans doute plus fortes. Les événements du 11 septembre 2001 ont eu des conséquences pour l'industrie nucléaire : on a par exemple décidé que l'EPR serait construit avec une coque dite « avion ». Elle protège non seulement le réacteur, mais aussi les piscines où sont entreposés les combustibles irradiés. C'est très bien, mais le reste de notre parc nucléaire a été construit avant 2001, à une époque où personne n'imaginait les actes de malveillance auxquels nous pensons aujourd'hui : la plupart des piscines ne bénéficient donc pas de ce type de coque.
En France, nous sommes confrontés à des problèmes structurels particuliers : la question sûreté versus sécurité se pose toujours, et le fonctionnement de nos institutions en matière de sécurité nécessiterait une analyse approfondie. Sur le papier tout paraît simple : vous avez, d'un côté, l'ASN, et, de l'autre, le HFDS, le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN)…
À ce sujet, je rappelle que les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) ont été créés à la suite de l'introduction de militants de Greenpeace sur des sites nucléaires, en 2007. Le général de gendarmerie qui dirige le COSSEN explique lui-même publiquement qu'il a obtenu des budgets et que ce commandement spécialisé a été créé grâce à certaines de nos actions. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Au passage, j'invite le ministère de la transition écologique et solidaire à financer les treize postes du COSSEN qui restent à pourvoir sur les soixante-dix-sept prévus en 2016. Il serait bon que le COSSEN ait les moyens de ses ambitions.
Je reviens à mon problème de sécurité. Tout semble en effet parfaitement organisé, mais je vous invite à poser par exemple une question simple : « Qui peut faire une prescription sur l'épaisseur des murs des piscines de refroidissement ? » Nous l'avons posée lorsque, après l'affaire des drones, nous nous trouvions autour de la table avec l'IRSN, l'ASN, le HFDS… Personne ne savait répondre : tout le monde se regardait. Prévoir des gendarmes, des caméras ou des grillages supplémentaires : il y a bien des gens qui s'occupent de tout cela. Même si nous pouvons discuter du travail effectué par l'ASN, il n'y a pas de doute sur le fait que la question de la sûreté est traitée. En revanche, nous avons un vrai problème dès que nous abordons la question de la défense passive des installations, de leur structure. Le HFDS n'a pas les moyens d'investigation en termes d'études de génie civil et, les autres intervenants gèrent les clôtures, les habilitations… Finalement, personne ne travaille sur les installations elles-mêmes.
Il s'agit pourtant, selon nous, d'une priorité absolue. Bien plus que de savoir si l'on affecte quelques gendarmes de plus aux installations, il est essentiel de s'intéresser au « design » des structures et à leur protection, qu'il s'agisse des piscines ou de la source froide dans le périmètre des installations. Je rappelle que ces sources froides trouvent souvent leur origine dans un cours d'eau ou un canal voisins. Que se passerait-il si cette source venait brutalement à se tarir ? Imaginez, par exemple, que l'une des écluses du canal de Donzère rompe, et que le canal se vide. Les pompes de la centrale de Tricastin n'alimenteraient plus cette dernière et il y aurait rupture de la source froide. On ne s'intéresse pas assez aujourd'hui aux équipements annexes qui ne sont pas nécessairement au coeur de la centrale. Je pourrais vous citer un bon nombre d'exemples similaires.
En tout cas, vous devriez regarder de près cette question structurelle. Comment construire une entité qui aurait l'autorité et la compétence pour cumuler les fonctions afin d'intervenir dans tout le champ et de vérifier que l'interaction entre sécurité et sûreté fonctionne bien ?
Monsieur Rousselet, pourriez-vous nous indiquer qui sont les auteurs du récent rapport de Greenpeace sur la sécurité des réacteurs nucléaires et des piscines d'entreposage du combustible ?
Je n'ai pas les détails en tête, mais nous avons fait appel à des experts. Nous avons d'ailleurs eu du mal à en réunir. Lorsqu'on s'en tient à la sûreté, tout va bien, mais lorsqu'on passe à la sécurité, c'est un peu plus compliqué. Certains des experts que nous connaissons ne voulaient pas se mouiller.
Ed Lyman est un universitaire et un expert reconnu aux États-Unis. Jean-Claude Zerbib vient du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il a beaucoup travaillé sur les piscines, et il a, en particulier, contribué à l'installation de celles du site d'Areva La Hague. David Boilley, de son côté, a étudié les conséquences d'un accident, et nous avons demandé à un expert britannique une analyse plus économique. Yves Marignac, que vous avez reçu avant moi, a coordonné l'ensemble de ces travaux – il n'a pas été un contributeur direct, mais il a veillé à la cohérence du rapport.
Vous présentez dans ce rapport, qui mérite d'être lu, un certain nombre de scénarios d'attaques potentielles. Vous insistez sur la nécessité d'améliorer la défense passive en renforçant les structures des installations, en particulier s'agissant des piscines qui constituent un point faible majeur. Orano et EDF nous ont expliqué qu'un certain nombre de problèmes de sécurité pourraient être résolus si l'on transformait juridiquement le périmètre des installations nucléaires en zones militaires. Ils citent notamment les problèmes d'intrusion. Comme vous êtes un peu spécialistes en la matière (sourires), nous vous demandons votre avis.
Sachant qu'une procédure judiciaire est en cours en matière d'intrusion, je n'entrerai pas dans les détails s'agissant de l'action de Greenpeace – j'ai moi-même été entendu hier matin.
Cela dit, soyons clairs : la transformation du périmètre en zone militaire n'est pas du tout une réponse au problème – pas plus que l'accroissement de la sévérité des sanctions que M. Claude de Ganay, présent parmi vous, a contribué à promouvoir. En renforçant ce type d'éléments répressifs, on peut probablement finir par empêcher des militants pacifiques d'entrer dans les centrales, mais cela ne résout en rien le problème d'une véritable agression qui aurait d'ailleurs sans doute aussi un vrai caractère militaire. Tout cela est d'autant moins adapté au problème que, comme vous l'avez vu dans le film diffusé sur Arte au mois de novembre dernier, et comme cela est indiqué dans notre rapport, il n'y a désormais même plus besoin d'entrer dans l'installation pour lui nuire gravement : beaucoup d'actions peuvent être menées de l'extérieur.
Autrement dit, le changement de statut juridique des zones des centrales peut être une partie de la réponse si l'on veut combattre les lanceurs d'alerte, mais il ne constitue pas une réponse effective pour protéger l'installation.
Puisque nous en parlons, je vous signale que lorsque EDF annonce 1 000 gendarmes mobilisés, cela semble énorme, mais qu'il faut entrer dans les détails. N'oublions pas que nous comptons en France vingt PSPG, et qu'il faut assurer la même sécurité de jour, de nuit, et le week-end – les personnels en question font donc les trois-huit. L'effectif annoncé doit en conséquence être divisé par vingt, puis au moins par trois, et il faut ensuite déduire les absences classiques pour congés, maladies… Finalement, vous constaterez qu'il ne reste que quatre ou cinq gendarmes réellement présents en permanence sur chaque site – et je ne parle même pas des moments où ils ne sont pas là du tout parce qu'on leur a demandé par exemple la veille, d'aider leurs collègues sur le passage du Tour de France, au Mont Ventoux. La réalité, c'est que les moyens des PSPG sont extrêmement faibles.
Quels sont les points faibles des différentes installations nucléaires en termes de sécurité ? Nous avons parlé des piscines, mais il en existe peut-être d'autres. Sur quels sujets devons-nous nous pencher plus particulièrement selon vous ?
Pour nous, les piscines sont une vraie priorité, parce que les termes sources, le niveau de radioactivité, peuvent y être supérieurs à la radioactivité que l'on trouve dans le réacteur lui-même.
Vous nous interrogiez, dans votre questionnaire, sur la différence des conséquences, selon que nous aurions affaire à une fusion d'un réacteur ou à une fuite dans une piscine. Le coeur est installé dans une enceinte de confinement fabriquée pour prévenir ce genre de catastrophe, avec des filtres qui peuvent filtrer certains radioéléments. Je ne dis pas que l'enceinte résisterait dans tous les cas, mais, a priori, une fusion d'un réacteur a plus de chances d'être confinée qu'une fuite dans la piscine, tout simplement parce que cette fuite n'a pas du tout été pensée préalablement. Or, au moment des arrêts de tranche, il peut y avoir jusqu'à près de trois fois le volume du coeur du réacteur dans la piscine : celui en cours d'utilisation, celui qui attend de partir à La Hague, et d'autres entreposages EDF. Le volume de termes sources y est donc très élevé et, en cas de dénoyage, le feu de combustibles, extrêmement puissant, aurait des conséquences environnementales et sanitaires très importantes.
Je reviens aux limites du cloisonnement entre sûreté et sécurité. Aujourd'hui, l'ASN regarde s'il existe un risque de rupture de tubulures en cas de problème sismique, et elle évalue le risque de siphonnage, mais elle ne peut pas aller au-delà de la surface de cette fuite « maîtrisée » à laquelle on sait apporter des réponses – des cuves permettent de remplir la piscine. En clair, on n'a pas prévu le cas où il y aurait un trou de deux mètres carrés au milieu de la piscine, alors que le rapport démontre que c'est parfaitement possible. Cela entraînerait un dénoyage très rapide de la piscine, et vous vous retrouveriez dans la pire des situations, avec, non seulement, un début de fusion des combustibles, mais aussi, fabrication d'hydrogène, parce que les combustibles seraient en partie noyés, en partie dénoyés.
Comme je le disais, il y a aussi un problème avec les stations de pompage. Aujourd'hui, tout le monde a oublié à quoi elles servent. Elles sont pourtant la source froide, l'origine de l'eau qui arrive dans la centrale. Malgré cela personne ne se préoccupe de leur sécurité. Elles sont même parfois accessibles très facilement depuis l'extérieur du site. Ce point mérite que vous y regardiez de près.
Il faut aussi s'intéresser aux installations électriques. En juillet 2006, lors de l'accident de la centrale de Forsmark, en Suède, qui avait pour origine un court-circuit, nous étions à six minutes de la fusion du coeur, selon les dires du directeur de la centrale lui-même. On sait qu'il faut évacuer l'énergie dans les centrales, et qu'en cas de rupture de l'alimentation électrique on se retrouve en difficulté. Bien sûr, des systèmes redondants sont prévus, en particulier avec le diesel et l'ultime secours, qui sont en cours de déploiement aujourd'hui, mais, si le système d'alimentation électrique est rompu, nous risquons de nous retrouver dans des situations qui ont, statistiquement, de fortes chances d'aboutir à des fusions de réacteur.
Vous n'avez pas abordé ce matin la question des transports sur laquelle Greenpeace insistait beaucoup dans le film diffusé à la fin de l'année dernière par Arte sur la sécurité nucléaire.
Nous parlons des transports depuis longtemps. À nouveau, des questions se posent en termes de sûreté, mais même si des lacunes existent, et nous pouvons en discuter, globalement cette problématique liée aux « risques naturels » est prise en compte. Le risque qu'un camion chute d'un pont a par exemple été envisagé – les conteneurs ont la résistance nécessaire… En revanche, il existe un vrai problème de sécurité. Il est d'autant plus fort que l'on a eu par exemple l'idée folle d'installer l'usine Melox, qui a besoin du plutonium venant de La Hague, à l'autre bout de la France : toutes les semaines, entre 300 et 450 kilos de plutonium sont transportés dans des camions, sous forme de poudre (PuO2), entre le département de la Manche et celui du Gard. Au début des années 2000, ils étaient accompagnés d'une escorte très réduite : des camionnettes de gendarmerie se passaient le relais sur le territoire. En 2003, nous avons bloqué un des camions ; depuis, il y a des escortes spécialisées. Nous avons gagné un cran de sécurité. Malheureusement, ces escortes ont tendance à suivre de véritables routines, et à s'endormir. En plus, comme nous sommes dans un système lié à l'industrie, il faut s'organiser pour que les chauffeurs soient rentrés chez eux le week-end : ils partent toujours le lundi et le mardi, et ils rentrent toujours le jeudi et le vendredi. Quant aux gendarmes de l'escorte, ils dorment systématiquement dans le même hôtel de Cherbourg : il suffit de savoir qu'ils sont présents le dimanche soir pour deviner que le camion partira le lundi matin. La routine fait partie des éléments qui rendent ce système extrêmement fragile. Je sais que, depuis la diffusion du film, cela préoccupe très fortement les responsables de la sécurité – ils ont visionné le document cinquante fois. Aujourd'hui, en France, nous n'avons pas vraiment de réponse pour résoudre ce problème.
En Allemagne, les camions de Siemens n'ont rien à voir avec les nôtres : ce sont de vrais camions blindés ; du départ à l'arrivée, les chauffeurs sont enfermés dans la cabine où ils disposent de toilettes ; les véhicules n'ont pas de portes à l'arrière, les conteneurs sont posés à l'intérieur et le couvercle est soudé… Aux États-Unis, le transport est totalement militarisé : un hélicoptère et des blindés accompagnent le camion.
En France, il faut aussi parler du transport des déchets de moyenne et faible activité. Tous les jours, cinq camions, environ, quittent l'usine de La Hague, chargés de déchets de faible activité, pour se rendre dans l'Aube, à Soulaines. Les chauffeurs sont seuls : ils prennent la nationale 13, la Francilienne, et ils s'arrêtent au restoroute en laissant leur véhicule sur le parking. Généralement, ils se retrouvent même entre eux, et on peut parfois voir, sur la même aire, garés côte à côte, deux ou trois camions remplis de déchets nucléaires. Si quelqu'un amène un camion avec un logo « radioactif » dans la capitale, et menace de le faire sauter, il y aura un problème ; le Parisien moyen ne cherchera pas à faire la différence selon le contenu du véhicule : plutonium, combustibles irradiés ou déchets nucléaires. Or, et nous avons eu la réponse du HFDS, personne ne s'occupe de cette question sur le plan de la sécurité. Clairement, la question de sécurité n'est pas aujourd'hui prise en compte s'agissant de ces transports. Il est vrai que le risque radiologique est faible, mais si l'on examine les effets potentiels, cela ne fait pas une grosse différence. Nous pensons qu'il faut aussi regarder ces transports d'extrêmement près – le rapport de l'ASN fournit un inventaire relativement bien fait en la matière.
Évidemment, les transports les plus problématiques restent ceux des matériaux fissiles de catégorie 1 – en particulier le plutonium et le MOX. Aujourd'hui, le système est faillible, et il faut donc l'examiner très sérieusement.
J'ai discuté hier avec l'un des responsables de la CGT à la centrale de Cruas qui était présent lorsque les militants de Greenpeace y sont entrés. Il me racontait qu'à ce moment-là, les 450 salariés avaient été confinés dans la centrale dont on avait fermé les accès, et que les pompiers et la police avaient mis trente minutes à intervenir en raison des bouchons sur les routes. Disposez-vous d'informations sur les plans d'évacuation des centrales elles-mêmes ? Je ne parle même pas des villes qui se trouvent aux alentours. Mon interlocuteur estimait qu'en fait aucune centrale ne pouvait être évacuée en cas d'accident.
Je pense que cette évacuation est prévue. Elle doit entrer dans le cadre des plans d'urgence interne (PUI) – pour l'extérieur, il y a des plans particuliers d'intervention (PPI) – qui doivent, selon les cas, opter entre le confinement ou l'évacuation des personnes qui se trouvent à l'intérieur des centrales. Il faut peut-être se pencher sur le problème s'agissant des arrêts de tranche ou de la sous-traitance. À mon avis, les personnels d'EDF doivent être assez bien couverts, mais il faudrait y regarder d'un peu plus près pour ce qui concerne les personnels supplémentaires – un arrêt de tranche peut mobiliser plusieurs milliers de travailleurs sur un site.
À la suite de l'intrusion de Greenpeace à Cruas, en novembre dernier, j'ai interrogé le ministre de l'intérieur qui m'a répondu que les forces de sécurité étaient nombreuses et mobilisées sur chaque site nucléaire. Manifestement, vous n'êtes pas totalement d'accord avec lui, et votre démonstration semble convaincante : mille gendarmes, cela semble beaucoup, mais si l'on tient compte du nombre de sites, des trois-huit, des malades et des congés, il ne reste plus grand monde.
On peut imaginer plusieurs types d'attaques terroristes : certes, il y a le cas d'une attaque d'un terroriste aguerri avec toute la difficulté qu'il y aurait à y faire face, mais il y a aussi la possibilité de tentatives par des personnes mal intentionnées que des forces de sécurité bien organisées pourraient repousser facilement. Selon vous, quels sont les moyens humains nécessaires pour assurer raisonnablement la sécurité des sites ? Je rappelle que vous êtes entrés en moins de dix minutes sur le site de Cruas, et que vous étiez vingt-deux : forcément cela nous interpelle !
À Cruas, jusqu'à quelle zone de la centrale avez-vous réussi à vous introduire ? Les centrales sont construites sur le modèle des poupées russes, avec différentes barrières érigées pour limiter les intrusions jusqu'à la « zone vitale ».
Vous avez affirmé que si l'on faisait un trou de deux mètres carrés au milieu de la piscine on tombait sur les éléments combustibles. C'est faux ! On ne tombe pas sur le milieu des éléments combustibles au milieu de la piscine : ils sont partout recouverts d'un même niveau d'eau.
Les diesels d'ultime secours dont vous avez parlé sont bien la troisième redondance. Il y a bien des diesels prévus en redondance avant ceux-là.
C'est important : il ne faut pas laisser penser que l'on n'avait rien prévu auparavant. Après Fukushima, on a prévu une troisième couche, un secours supplémentaire par rapport à celui qui existait déjà.
J'ajoute que, s'agissant de la présence humaine, vous n'avez mentionné ni les équipes internes de sécurité ni les équipes prestataires mobilisées pour la sécurité des sites. Le PSPG constitue bien une ligne de sécurité, mais il n'y a pas que six personnes qui assurent la sécurité d'une centrale nucléaire.
Bonjour, monsieur Rousselet. Vous avez évoqué les PSPG en laissant entendre que Greenpeace était quasiment à l'origine de leur création…
Si ce sont eux qui le disent, vous devez donc vous féliciter qu'ils soient sur place. Dans ce cas, qu'est-ce qui motive encore vos intrusions ? Faites-vous de même aux États-Unis ou dans d'autres pays ?
Monsieur de Ganay, pourquoi ne sommes-nous pas satisfaits par la présence des PSPG sur les sites ? Tout simplement parce qu'ils ne sont pas suffisamment efficaces. Vous traitez le problème sous un angle qui n'est pas du tout le bon : ce qui est en jeu, ce ne sont pas les intrusions de Greenpeace. On s'en fout des intrusions de Greenpeace parce qu'elles ne représentent pas une menace – elles sont peut-être une menace pour l'image de l'exploitant, mais, en tout cas, pas pour l'installation elle-même.
Vous vous demandez si en augmentant les effectifs du PSPG sur les sites vous pourrez empêcher Greenpeace d'agir. J'ai déjà répondu à cette question : oui, si les sanctions sont très fortes, nous avons nos limites – par exemple sur le plan financier. Mais la question n'est pas là ! La vraie question est de savoir si le PSPG sera capable d'arrêter de véritables terroristes. Aujourd'hui, ma réponse est que le dimensionnement du PSPG ne lui permet pas de répondre à tous les scénarios d'attaque. Vous prendrez connaissance de notre rapport à ce sujet. Le PSPG tel qu'il existe aujourd'hui permet de répondre à certaines catégories d'attaques, mais il faut fermer toutes les portes et pas seulement quelques-unes.
S'agissant des agressions externes, je donnerai l'exemple de la centrale de Borssele de l'électricien néerlandais EPZ, au Pays-Bas : ils ont construit tout autour de la centrale derrière les grillages un tumulus de cinq à six mètres de haut. C'est tout simple, et cela permet d'éviter un tir direct. Évidemment cela n'empêche pas toutes les agressions – ça n'arrête pas les avions ou les drones –, mais à chaque fois que l'on peut fermer des portes et installer une barrière passive supplémentaire, on résout des problèmes bien plus efficacement qu'en ajoutant deux gendarmes à l'effectif en place. Je maintiens que les PSPG ne sont pas suffisamment nombreux.
Ce dernier point me permet de répondre à ce qui a été dit sur le nombre de personnes présentes pour assurer la sécurité des sites. Je vous renvoie aux procès-verbaux de la gendarmerie sur ce qui s'est passé au mois d'octobre, lorsque nous sommes entrés sur le site de Cattenom : il y avait six personnes sur place, gardiens compris, pour sécuriser les lieux. En plus des deux gendarmes, on comptait quatre civils : ils étaient six en tout ! À Cruas, ils étaient un peu plus nombreux : il y avait quatre gendarmes.
C'est archifaux ! Il va falloir couper court à toutes ces fausses informations : reportez-vous aux procès-verbaux de gendarmerie ! Nous n'avons jamais prévenu qui que ce soit ! EDF a dit cela, et tout le monde s'est mis à croire une chose pareille ! Pourquoi ne pas prétendre aussi que nous les rencontrons la veille pour préparer l'activité ensemble ! C'est du délire complet. Nous n'avons jamais prévenu avant de faire une action. Si c'était le cas, qui aurait un intérêt quelconque à nous laisser faire ? J'ai l'impression que l'image d'EDF ne sort pas très grandie de nos actions, et celle du PSPG encore moins. Comment croire qu'ils sont prévenus avant que nous n'intervenions ? Vraiment, ce n'est pas sérieux.
Évidemment, lorsque l'action est enclenchée, lorsque les choses sont faites et que nous sommes sur place, nous entamons des discussions avec les autorités. À Cruas, nous n'avons même pas parlé du tout avec elles, parce que ça ne s'est pas bien passé puisqu'ils sont venus directement me chercher alors que je n'étais pas du tout concerné – j'étais à l'extérieur.
Nous sommes parvenus dans la zone dite « de sécurité renforcée ». Je vous renvoie au schéma publié par EDF : ils définissent trois zones, et nous étions dans la troisième. Les gens ont bien passé l'ensemble des barrières…
L'objectif de l'action était de démontrer que l'on pouvait toucher la piscine – vous avez vu des mains sur la piscine –, que quelqu'un pouvait aller au contact de la piscine. Jamais nous n'avons pensé à aller dans la salle des commandes ou dans le réacteur… De toute façon, il n'y a pas besoin d'aller à l'intérieur pour démontrer la vulnérabilité de la centrale. D'un point de vue administratif et juridique, puisque vous connaissez bien la question, nous étions dans la zone renforcée. On nous dit que nous n'étions pas dans la zone nucléaire. Évidemment, nous n'avons pas essayé d'entrer dans les bâtiments : ce n'était pas du tout notre objectif. Je dis simplement qu'il y a trois zones, et que nous étions bien arrivés jusqu'à la troisième dite « renforcée » qui est administrativement celle qui est censée être la plus sécurisée…
Non, nous étions dans la troisième zone !
Cela n'a rien à voir ! D'un point de vue administratif, il y a bien trois zones d'après le schéma publié par EDF – ce schéma est très bien fait –, et nous étions dans la troisième zone. Vous vérifierez ! Et puis, j'insiste à nouveau : l'intrusion de Greenpeace n'est pas le sujet.
De la même façon, on nous dit que si ça n'avait pas été Greenpeace, la réaction aurait été différente. Évidemment, mais si des gens entrés dans la centrale avaient eu des intentions malveillantes, ils auraient aussi agi différemment. L'effectif du PSPG sur place est dimensionné a priori pour répondre à une intrusion théorique de trois à quatre personnes. Les quatre malheureux gendarmes présents ne pèseraient pas lourd s'ils étaient confrontés à vingt-deux personnes malheureusement armées.
C'est pour cela que nous insistons autant sur la défense passive. Oui, les gendarmes répondent à une question, de même que les clôtures ou l'intelligence. Mais rien ne vaut mieux que des installations pensées pour résister passivement.
Quant à savoir à quel endroit il faut tirer dans les piscines, il suffit de regarder dans le rapport. En tout état de cause, il ne faut pas être devin pour l'imaginer. Faire un trou de deux mètres carrés dans le milieu de la piscine est malheureusement très facile.
Vous videz ainsi la piscine, et c'est suffisant !
Non, si vous êtes au milieu, vous videz le dessus de la piscine, mais vous gardez les éléments sous eau. Il faut être précis pour ne pas faire peur au public !
Je ne sais pas s'il faut rentrer dans les détails. Je ne comprends pas du tout la question que vous posez.
Je ne veux pas polémiquer, mais le but de cette commission d'enquête n'est pas non plus d'effrayer l'ensemble de la population.
Si on tire au milieu de la piscine, on ne tombe pas dans la moitié des éléments combustibles.
D'accord. Je vous donne acte qu'il faut tirer à un quart de la hauteur d'eau pour arriver aux combustibles.
Je vous remercie pour le travail que vous faites. Que l'on soit pro- ou anti-nucléaire, il est en effet très important, comme celui de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN), de l'ASN, et de toutes les parties prenantes et des corps intermédiaires.
J'aimerais partager avec vous l'expérience de la formation locale de sécurité (FLS) de la Hague, modèle unique qui comprend 162 personnes, payées par Orano, et dédié à la surveillance de tout le site. Elles travaillent en cinq huit et lorsqu'elles n'assurent pas la surveillance des installations, elles s'entraînent. Ce système est très efficace et je vous invite à visiter le site de la Hague où travaillent soixante-deux anciens gendarmes, anciens militaires, ou anciens sapeurs-pompiers de Paris ou autres. Les associations et syndicats que j'ai rencontrés ont vanté les mérites d'une telle structure au sein d'une centrale nucléaire.
Il y a aussi une FLS à Cadarache. Ce sont des systèmes qui ont été créés lorsqu'il y avait un lien avec le plutonium militaire, les matériaux fissiles. Ces personnes ont une compétence de pompier, de secouriste et de gardiennage. Je ne sais pas si ce modèle est parfait, mais il est intéressant de le comparer à l'organisation des PSPG. Ce système complexe, qui comprend à la fois des gardiens civils, de la sous-traitance et des gendarmes, n'est pas rose tous les jours. Prévoir un dispositif unique pourrait être une bonne idée. En tout état de cause, cela ne répondra qu'à une partie du problème, et pas à la question de la défense passive qui me semble essentielle.
Comme vous le savez, nous sommes opposés à l'enfouissement des déchets nucléaires, tel qu'on nous le présente, et favorables à un entreposage en subsurface, comme cela se fait dans la grande majorité des pays nucléarisés. D'ailleurs Orano vend aux États-Unis un procédé de stockage NUHOMS-Matrix qui fonctionne bien a priori. Ce sont des conteneurs TN26 placés dans des alvéoles de béton.
S'agissant du projet Cigéo, de nombreuses interrogations demeurent en ce qui concerne la sûreté. Je crois que l'on n'y mettra jamais là-bas les bitumes. Il reste des questions en ce qui concerne les dégagements d'hydrogène engendrés par certains produits. Il faut également revoir l'inventaire, et nous en avons parlé récemment avec l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) dans le cadre du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR). Pour le moment, il n'y a pas une grande transparence en la matière. Il y a eu une théorie sur un scénario. Avec d'autres scénarios, l'inventaire ne serait peut-être pas tout à fait le même. Y aura-t-il du MOX ou pas ? Il faudra examiner cette question de très près.
J'ai été surpris d'entendre Pierre-Franck Chevet évoquer des risques d'actes de malveillance sur Cigéo. Cela montre qu'un problème existe. Ainsi, ces tuyères verticales d'aération sont des accès qui permettent de faire tomber, de l'extérieur, quelque chose dans le fond. Toutes ces questions d'interaction entre sûreté et sécurité seront à regarder de près dans le cadre du dossier que va déposer l'ANDRA.
Vous laissez entendre que les PSPG ne font pas leur travail, qu'ils ne sont pas suffisamment nombreux... Je ne connais pas tous les sites, mais ils sont cinquante sur celui qui se trouve sur ma commune. Je les vois au quotidien : ils sont présents en permanence sur le terrain. Il y a peut-être des failles dans certaines centrales, mais il ne faut pas généraliser.
Vous dites qu'ils sont cinquante ; c'est à peu près cela. À Gravelines, ils sont quarante-six.
Allez à Belleville à l'improviste, regardez comment sont réparties les équipes, tenez compte des congés, des absents, de ceux qui sont en train de dormir, etc. et vous verrez qu'ils sont quatre ou cinq et non pas cinquante sur place.
Après les événements de Fukushima, des exigences ont été formulées auprès d'EDF. Ont ainsi été créés des groupes d'ultime secours et la Force d'action rapide du nucléaire (FARN). Selon vous, est-ce une vraie plus-value ? Faudrait-il augmenter ses effectifs, ce qui permettrait une plus grande disponibilité ?
La FARN a mis du temps à se mettre en route, mais il semble que l'on arrive à l'effectif prévu initialement. Quant aux équipements, ils semblent être présents. Encore faut-il regarder de près quelle est la disponibilité réelle des hélicoptères. En outre, les conditions météorologiques peuvent être compliquées. En tout état de cause, la FARN constitue clairement une amélioration Mais elle ne répond qu'à une partie du problème.
Je veux revenir sur le film qui a été diffusé récemment sur une chaîne publique, dont le scénario est digne des meilleurs polars hollywoodiens : musique d'ambiance, réunion avant le casse, humour puisque des gendarmes se retrouvent du mauvais côté de la grille, et feu d'artifice final.
Plus sérieusement parce que le sujet est grave, combien de temps avez-vous mis pour organiser ce type d'intervention ? Ne craignez-vous pas les conséquences de ce rapport de force entre la montée en puissance de vos interventions qui sont légitimes – on peut estimer en effet que vous êtes des lanceurs d'alerte – et la sensibilité des personnes censées sécuriser les sites. Cela ne risque-t-il pas de mal se terminer un jour ? C'est une vraie crainte de ma part.
Greenpeace a-t-il déjà fait voler des drones au-dessus des sites nucléaires ?
Je vous invite à la prudence, et donc à répondre de manière générale à une des questions puisqu'une instruction est en cours.
D'un côté, je suis sous serment, et de l'autre je suis poursuivi. Aussi, c'est un peu compliqué pour moi.
Lorsque Greenpeace au sens large prépare une action d'un niveau important, cela peut nécessiter plusieurs mois de préparation.
Vous me demandez si ce rapport de force peut aboutir à un niveau de confrontation qui pose problème. C'est une question que nous nous posons à chaque fois. Nous nous interrogeons toujours sur la nécessité ou non de l'action. Celle-ci ne représente que 2 ou 3 % de l'ensemble de notre travail. Nous passons le reste du temps dans des institutions, des réunions... Reste que l'action devient nécessaire par moments, car les tiroirs sont pleins de bons rapports. À cet égard, la réflexion de Jean-Christophe Niel, le directeur général de l'IRSN, expliquant que notre dernier rapport ne contenait rien de nouveau était très intéressante : de fait tout ce qui est écrit est connu et reconnu. Mais il ne s'est rien passé. Tout le monde sait que les installations ne résisteraient pas aux chutes d'avion – c'est un secret de polichinelle. Après les attentats de 2001, des missiles sol-air ont été installés pendant quelques mois autour de la Hague, puis comme cela donnait une mauvaise image de la région, les élus sont intervenus et ils ont finalement été retirés. Ensuite, comme le ministère de la défense a considéré qu'il y avait un risque, ce sont des missiles Crotale qui ont été déployés. Puis ce fut au tour d'un radar, mais comme il était près de l'usine et que cela donnait là encore une mauvaise image, il a été installé de l'autre côté de Cherbourg où il se voit un peu moins. C'est à chaque fois le même jeu entre ce qui relève d'un côté de la communication et de l'autre de la rationalité de la sécurité.
J'ai eu l'occasion de traiter des risques liés aux chutes d'avion dans le cadre de la commission locale d'information (CLI) de la Hague. En clair, pour pouvoir intercepter un engin, il faudrait que des avions volent en permanence, mais on n'en a pas les moyens. L'analyse des incidents de survol montre en effet que les avions sont interceptés après, c'est-à-dire lorsqu'ils reviennent à l'aérodrome. L'avion de la Germanwings est passé au-dessus de Cadarache avant d'aller s'écraser sur la montagne. Certes, deux Rafale ont décollé d'Orange, mais ils sont arrivés lorsque l'avion était déjà au sol.
Oui, nous nous interrogeons toujours avant de passer à l'action, avant de passer la ligne. Et nous considérons que c'est parfois indispensable. Croyez-vous sincèrement que nous serions tous ici aujourd'hui si nous n'avions pas procédé à des actions de pénétration ? On passe la ligne au vu de ce que l'on sait de la sécurité, en tant que citoyen, en tant qu'association, parce que c'est cela qui va ensuite enclencher un système démocratique. Ensuite, on est à la table des négociations. On est présents parce qu'on pense avoir de la crédibilité, parce qu'on travaille sérieusement et qu'on pose de vraies questions.
Cela étant, vous avez raison, plus on avance dans le temps, plus le risque est grand. On peut très bien se retrouver face à un gendarme fébrile qui commet une erreur. On fait tout pour que cela se passe bien. On n'a jamais eu d'accident, parce que tout est bien préparé. Mais nos militants sont des gens lambda, ils n'ont rien d'un commando spécialisé, et ce ne sont que des bénévoles. Je leur tire mon chapeau parce qu'on ne franchit pas la clôture d'une centrale nucléaire juste pour se promener. Les tiroirs sont pleins de rapports dont tout le monde se fiche. Alors on mène une action, et à ce moment-là les gens lisent le rapport. De fait, il y a eu un rapport, un film et, aujourd'hui, nous sommes là. Et je suis convaincu que vous allez bien travailler.
Nous avons utilisé un drone pour survoler le site de la Hague au mois de novembre 2011. Personne ne nous a vus, on a pu circuler au-dessus de l'usine. À l'époque, Areva avait dit savoir quand nous avions mené cette action. Je les avais mis au défi de trouver la date. En comptant les conteneurs sur les parkings, les voitures, le niveau de peinture des immeubles, ils avaient fini par dire qu'il s'agissait du week-end du 11 novembre, ce qui était exact. Mais ils ne savaient pas si c'était le vendredi ou le lundi… Cette vidéo a été diffusée.
Il nous arrive aussi d'utiliser les drones pour documenter les actions. Mais soyons clairs : dès que nous avons eu connaissance de ces survols en série de drones qui ont eu lieu au mois de novembre 2014, j'ai envoyé un courriel officiel aux autorités pour leur dire que ce n'était pas de notre fait. Nous avons certifié que nous n'avions rien à voir avec cette action. Nous avons enquêté nous aussi, mais le mystère reste entier.
Pouvez-vous confirmer que les personnes, que vous dites lambda, qui mènent des actions ont bien été formées et entraînées un minimum ? Je ne voudrais pas qu'on laisse croire que ces actions peuvent être engagées sans être bien préparées. Je rappelle que des jeunes qui cherchaient à bloquer des convois de déchets nucléaires sont morts parce qu'ils ont voulu copier Greenpeace mais qu'ils n'avaient pas travaillé sérieusement. Nous sommes dans une enceinte officielle : dites bien que ces militants ne sont pas envoyés n'importe comment.
Ce que je peux dire, sans entrer dans le détail, c'est que ce sont des gens avec qui on a parlé longuement – plusieurs jours. C'est avant tout la non-violence et la maîtrise de soi qui entrent en ligne de compte. On leur demande pourquoi ils s'engagent, comment ils réagiraient… Nous devons être sûrs du comportement et de la fiabilité de ces personnes. Mais il n'y a pas à proprement parler « d'entraînement » sauf pour les actions maritimes, par exemple. Les gens font alors ce qu'on appelle des boat training, c'est-à-dire qu'ils apprennent à naviguer avec des bateaux, des zodiacs. Certaines personnes ont aussi des compétences particulières tout simplement parce que c'est leur métier – ils savent grimper parce qu'ils entretiennent la montagne ou des toitures, etc. S'agissant en tout cas de nos actions générales, aucune compétence particulière n'est nécessaire. On m'a accusé de sexisme lorsque j'ai dit qu'il y avait avec nous de frêles jeunes filles. Je voulais simplement montrer cela n'exigeait pas d'aptitudes physiques particulières. Se servir d'une disqueuse pour couper un grillage est à la portée de tout le monde. Aller au pied de la piscine d'une centrale nucléaire ne nécessite aucun surentraînement, c'est facile !
Je me souviens d'un accident qui est survenu il y a une quinzaine d'années et qui montre qu'on ne peut pas faire n'importe quoi.
Il s'agissait de jeunes de Bar-le-Duc qui avaient décidé de bloquer un train en partance pour l'Allemagne. Ils ont essayé, en effet, de faire du Greenpeace. Mais divers changements sont intervenus, notamment d'horaire. Pour notre part, nous aurions annulé l'action. En fait, nous annulons une action dès que les conditions initialement prévues sont modifiées – nous en annulons beaucoup. Ces jeunes n'avaient malheureusement pas l'expérience nécessaire.
Comment envisagez-vous l'organisation entre le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), le Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et l'ASN pour améliorer les choses ?
C'est plutôt aux institutions elles-mêmes de s'organiser. Il faudrait selon moi que la sécurité entre dans les compétences de l'ASN. Il suffirait que certains personnels et ingénieurs glissent d'une tutelle à une autre. D'un point de vue économique, cela ne devrait d'ailleurs pas coûter très cher. Certaines compétences aujourd'hui plus ou moins bien utilisées – à mon avis, elles le sont mal – pourraient devenir efficaces si elles passaient sous la tutelle de l'ASN. C'est réaliste et réalisable.
S'agissant des questions de sécurité qui sont un peu plus votre coeur de métier si je puis dire, vous considérez qu'il est illusoire de croire qu'on va protéger un site contre une attaque par avion en faisant intervenir des avions de chasse parce qu'ils risquent d'arriver trop tard. Vous pensez qu'il est également illusoire d'augmenter le nombre de PSPG et qu'il faudrait davantage tabler sur des défenses passives – tumulus ou bunkérisation des piscines, par exemple. Avez-vous évalué le montant des travaux ? Avez-vous eu accès à des devis ?
Par ailleurs, ne vaudrait-il pas mieux que les déchets soient acheminés en train ?
Y a-t-il un problème de sûreté ou de sécurité ? Il faut répondre à cette question, et peu importe ce que cela coûte.
Quand on nous dit que les avions de chasse peuvent agir à partir de tel point mais qu'il leur faut quinze minutes avant d'arriver au-dessus de l'usine de la Hague, nous répondons qu'ils seront là trop tard. S'il faut faire voler en permanence des avions, prévoyons-le, ou bien installons des missiles Crotale aux pieds de l'usine. Il faut que la réponse soit adaptée au risque et ne pas considérer que la présence de missiles Crotale pose un problème d'image. Cette usine, elle ne fabrique pas du chocolat : il y a l'équivalent de 100 coeurs nucléaires dans les piscines !
Quelles que soient la volonté politique et la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), l'héritage est là : on ne va pas mettre la clé sous la porte. Et, de toute façon, on a une responsabilité collective en la matière.
Si la défense passive que l'on aura instaurée permet de résister à un avion ou à un RPG-7, peu importe qu'il y ait moins de gendarmes. S'interroger sur le nombre adéquat de gendarmes, c'est prendre le problème par le mauvais bout. Il faut fermer les portes les unes derrière les autres, et s'adapter aux différents types de menace, même si on ne les couvre pas à 100 %.
La réglementation sur le transport des déchets est plutôt bien faite. Il est hors de question d'acheminer les matériaux fissiles de catégorie 1 en train car ce sont des cibles extrêmement faciles puisqu'on sait à quelle heure ils partent et qu'on ne peut pas sortir des rails. Mais vous pourrez objecter qu'il n'y a pas une grande différence avec les rails de sécurité des autoroutes. Ce qui peut être discutable, c'est la qualité du camion.
Des évaluations larges ont été faites. Notre première évaluation faisait état de 500 millions à 1 milliard par piscine. Dans un couloir, Jacques Repussard m'avait dit que notre chiffre n'était pas aberrant. Mais je reste modéré sur la question car il faut l'adapter à chaque site. Il est certain que les piscines de Paluel, Penly et Flamanville qui se trouvent entre le réacteur et la falaise n'ont pas besoin d'être traitées de la même manière que celles extrêmement accessibles de Gravelines par exemple. Ensuite se pose la question de la résistance du sol. Cela étant, une étude de l'IRSN considérait que le risque avion était le plus grand là où les approches maritimes étaient possibles. Il y a donc des sites qui sont beaucoup plus fragiles que d'autres.
Notre expertise est limitée sur la question des coûts. Il faut vraiment procéder à une étude réaliste et pragmatique.
Il y a deux types d'actes de malveillance que vous n'avez pas mentionnés, peut-être parce que vous n'avez pas travaillé dessus : les actes internes qui pourraient être dus à des personnels, sachant qu'il y a beaucoup de sous-traitance sur certains sites, et les actes de cybercriminalité.
Sur ceux que l'on appelle les insiders, je citerai l'expérience un peu difficile de la centrale belge de Doel où il y a eu un sabotage interne. Après des mois d'enquête, personne n'a pu identifier qui en était l'auteur ou les auteurs. Ils sont peut-être encore aujourd'hui à l'intérieur du site…
Sur ce point, il y avait des lacunes énormes qui semblent en cours de résolution, parce que le COSSEN a pris en main les habilitations, alors qu'auparavant elles étaient traitées localement. Lors d'un arrêt de tranche à Flamanville, on donnait la liste à la préfecture de la Manche qui la transmettait au renseignement territorial. On passait les noms à la moulinette et, s'il n'y avait rien en face, la personne était habilitée. C'est le COSSEN qui va dorénavant centraliser les habilitations au niveau national, ce qui évitera à chaque site de procéder à des enquêtes. Cela étant, le problème n'est pas complètement réglé car le système ne fonctionne toujours pas au niveau international. Je rappelle que des échanges de fichiers étaient prévus : tel n'est pas encore le cas. Bernard Cazeneuve s'était ainsi battu pour avoir accès aux fichiers étrangers. Quand il y a un arrêt de tranche à Flamanville et qu'il y a 300 Belges, ils sont tous directement habilités puisque l'on n'a rien sur eux. Le système est largement perfectible.
S'agissant des sous-traitants, il faut vraiment regarder la question de très près, surtout s'ils sont étrangers. Puisqu'en l'état actuel des choses, on n'a pas accès à leur fiche d'information, on peut parfaitement habiliter des gens qui posent problème.
Comme vous avez pu le voir dans le film, nous considérons que tout doit être étanche en matière de cybercriminalité. Mais en réalité, il reste toujours partout des plugs pour des clés USB : l'étanchéité est donc fort discutable. Ce n'est pas pour rien que l'on trouve partout des panneaux sur lesquels on peut lire « N'utilisez pas de clé USB ». Nous ne sommes pas allés très loin dans notre réflexion en la matière. Il serait intéressant que vous vous intéressiez à cette question.
Il faudra que l'on réfléchisse aussi à la façon dont sont gérés les personnels et les moments difficiles qu'ils traversent. Ainsi, le pilote de la Germanwings a fait sans doute une espèce de burn out. Cela relève-t-il de la médecine du travail ou doit-il faire l'objet d'un travail plus approfondi ?
On a évoqué récemment dans les médias les quelques dizaines de personnes qui avaient été exclues des sites. L'amélioration du système a sans doute permis de les identifier. Cela étant, chaque année, on retire plus ou moins le même nombre d'habilitations.
Sans entrer dans le détail, j'ai parlé un peu trop à un moment donné de quelqu'un qui s'était radicalisé et qui depuis n'est plus chez EDF. À la base c'était un Français lambda qui est progressivement arrivé à une position très extrême. Vous avez raison, le suivi des personnels est une vraie question, mais je ne suis pas sûr qu'il existe aujourd'hui un dispositif particulier.
Vous dites qu'il faut mettre une coque autour de la piscine. Croyez-vous qu'elle résisterait à la chute d'un avion ?
Il faut le demander aux spécialistes !
Selon Areva, les calculs montrent que l'EPR résiste aux chutes d'avion, mais nos études montrent que ce n'est pas vrai. Certains types d'avions, dans certaines conditions feraient que cela ne résisterait pas. La taille de l'avion et la quantité de kérosène changent tout. Un avion, même très gros porteur, est plutôt un obus mou, mais s'il contient beaucoup de kérosène, c'est la température qui va changer la donne sur la résistance du béton. Il faut donc trouver le juste équilibre.
Si vous regardez les prescriptions de l'ASN, vous verrez assez souvent cette petite phrase à la fin : « dans des conditions économiquement acceptables ». Or aucun service de l'ASN ne s'occupe de l'évaluation du coût. Mais ils prennent des décisions et ajoutent cette petite phrase. En fait, ils répondent à la louche.
En tout cas, cela signifie qu'on se demande ce que la sûreté ou la sécurité vont coûter à l'exploitant Cela devient un des critères qui entre en ligne de compte dans la sûreté et la sécurité. Cela ne devrait pas exister : soit il y a un problème, soit il n'y en a pas. S'il y en a un, on doit le traiter. Lorsque nous demandons à Pierre-Franck Chevet quelles sont leurs compétences dans le domaine, il nous répond qu'il n'y en a pas.
Avec une piscine, il faut un système de refroidissement, des filtres... On est dans un système actif. Cette fameuse piscine centralisée dont parle EDF dans son projet pose le problème de l'accessibilité à partir de l'extérieur et le fait qu'il faut l'alimenter en eau, en électricité alors que le procédé, vanté par Orano, est un système passif puisque c'est un entreposage en subsurface. C'est celui que nous préconisons et qui sera incontournable puisque Cigéo ne prévoit pas de stockage avant 2075 ou 2080 – c'est le temps nécessaire au refroidissement. On peut encore améliorer la sécurité en mettant des tumulus de terre sur les alvéoles de béton. Je vous invite à regarder cette vidéo sur le procédé NUHOMS-Matrix vendu aux États-Unis par Orano et qui est considéré comme un système fantastique d'entreposage. Je ne comprends vraiment pas pourquoi on parle de construire une piscine centralisée : cela n'a aucun sens. D'autant que les études comparatives montrent que les coûts sont à peu près identiques. De plus, cela permet d'éviter une manipulation supplémentaire puisque vous pouvez stocker les combustibles en voie sèche sur le lieu de production. Le système vendu par Orano est tellement simple ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi on ne l'utilise pas.
Je vous remercie pour votre participation. Nous nous réservons le droit de vous inviter à nouveau si nous avons besoin de compléments.
Nous pouvons aussi contribuer par écrit, si besoin. Sinon, nous reviendrons avec plaisir.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 15 février 2018 à 10 heures
Présents. - Mme Bérangère Abba, M. Anthony Cellier, M. Grégory Galbadon, M. Claude de Ganay, Mme Perrine Goulet, Mme Sonia Krimi, Mme Célia de Lavergne, Mme Sandrine Le Feur, M. Jimmy Pahun, Mme Mathilde Panot, Mme Claire Pitollat, Mme Isabelle Rauch, M. Hervé Saulignac, M. Jean-Marc Zulesi.
Excusés. - M. Philippe Bolo, M. Pierre Cordier.