Quel est l'intérêt de l'activité de lobbying dans le cadre des procédures IEF ou IDE – pour investissements directs étrangers ?
Il faut garder à l'esprit l'idée que ces procédures ne sont pas simplement juridiques ; elles sont également institutionnelles. En clair, nous ne sommes pas seulement dans une logique de guichet, avec dépôt d'une demande d'autorisation préalable, mais également dans une logique d'anticipation et de négociation avec les pouvoirs publics. Cette dernière encouragée par les textes nécessite d'interagir avec de nombreux pouvoirs publics.
Même dans le cadre du CFIUS américain, les opérations type IEF sont par définition des opérations sensibles qui font souvent l'objet de campagnes d'influence pouvant aller jusqu'à des tentatives de déstabilisation, de neutralisation, voire de prédation. Ce sujet complexe n'est donc pas sans lien avec des problématiques d'intelligence économique, et même de guerre économique.
Dans ce cadre, quel rôle joue le lobbyiste – dénommé « représentant d'intérêts » depuis la loi dite « Sapin II » ? Il est représentant d'intérêts, ce qui fait l'objet d'une obligation déclarative auprès de la HATVP. Il est aussi, de plus en plus, un tiers de confiance, à l'instar de ce qui se passe aux États-Unis. Sa connaissance des acteurs comme des règles en fait quelqu'un à qui l'on peut parler en « off », et avec qui on pourra organiser la négociation entre l'acquéreur, le vendeur et les pouvoirs publics.
Rappelons que nous nous situons dans un cadre d'une liberté d'investissement qui suppose que l'acquéreur comme le vendeur peuvent normalement acheter et vendre librement. Cependant, parce qu'un régime dérogatoire a été instauré, l'État s'invite autour de la table et détient des pouvoirs très importants : il peut autoriser l'opération, la refuser, la modifier, et s'il n'en est pas satisfait, il peut procéder à un désinvestissement, voire appliquer des sanctions financières si des engagements n'ont pas été respectés. L'interaction avec les pouvoirs publics est donc essentielle.
Si l'on veut esquisser une comparaison entre les droits américains et français, comme vous m'avez invité à le faire, il faut rappeler qu'aux États-Unis, les opérations transfrontalières s'inscrivent dans le schéma du « marché du droit ». À Washington, ce marché du droit est organisé autour de trois grands axes : celui du droit de la concurrence, celui de l'anticorruption – avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et la compliance –, et celui de la sécurité nationale. Le dispositif CFIUS est un pilier à part entière de toutes les opérations transfrontalières. Les États-Unis disposent ainsi un système d'intelligence économique tout à fait remarquable puisque les acteurs font remonter énormément d'informations vers les pouvoirs publics sur la nature et les enjeux de l'ensemble des opérations auxquelles ils participent. Sans être « complotiste », on peut parler de synergies de ces régulations pour les prises de contrôle étrangères avec certains intérêts géostratégiques. Tout cela constitue un écosystème qui travaille de concert aux intérêts bien compris de l'ensemble des participants.
J'en viens aux trois grandes questions de l'attractivité, de la prévisibilité, et de la prédictibilité. L'attractivité concerne l'impact des régulations sur les opérations de fusion-acquisition. La prévisibilité est un sujet majeur pour les investisseurs étrangers, qui repose sur l'équité du processus d'examen. Quant à la prédictibilité, elle se révèle essentielle pour les États souverains, car elle engage la crédibilité des positions de protection des États contre un ennemi potentiel.
Il faut bien comprendre que ces questions et les arbitrages qu'elles commandent – par exemple entre sécurité ou liberté d'investissement – se posent dans tous les pays, et à tous les parlements. Elles sont totalement légitimes, et l'enjeu de la régulation ne consiste pas à repousser l'une ou l'autre mais à les articuler.
Pour commencer, arrêtons-nous sur l'attractivité. Les dispositifs de régulations sont globalement semblables dans le monde. Nulle part le principe de la liberté d'investissement n'a jamais été démenti, même au plus fort de périodes noires, comme après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et l'augmentation de la régulation en matière de sécurité nationale.
Dans ce pays, une nouvelle réglementation doit être mise en place, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA) : elle ne remettra absolument pas en cause le principe de liberté des investissements étrangers. Il existe outre-Atlantique des régulations qui sont fonction des systèmes de droit. Il faut comprendre que les États-Unis sont une nation, alors que l'Europe est un marché. Pour une nation, la notion de sécurité nationale est très importante. Cependant, parce qu'elle n'est pas définie dans les textes, elle pose un problème en termes de prédictibilité : l'investisseur étranger ne sait jamais, a priori, si son acquisition porte atteinte à la sécurité nationale américaine.
En Europe, nous adoptons une logique un peu différente puisque nous sommes sur marché. Les traités renvoient aux États membres le soin de défendre leur sécurité nationale et l'Europe demande à chacun d'entre eux d'établir une liste des secteurs à protéger. Cela permet que l'investisseur étranger ne soit pas soumis à ce que l'on pourrait appeler « le fait du prince », ou à des tentations protectionnistes. Les logiques américaines et européennes ne sont pas les mêmes. Certains évoquent par exemple un « CFIUS européen », ce qui me fait toujours un peu bondir parce que, par définition, le CFIUS protège la sécurité nationale. Comment pourrions-nous invoquer une sécurité nationale européenne qui n'existe pas – c'est en tout cas mon point de vue ?
Les dérogations à la règle de la liberté d'investissement, fondées sur la sécurité nationale, existent dans tous les dispositifs. Depuis dix ans, nous observons un mouvement international de multiplication des réglementations visant à accroître les pouvoirs de contrôle des États sur les investissements étrangers, sans remettre en cause le principe de liberté d'investissement. En France, le décret dit « Villepin », du 30 décembre 2005, a été complété, en 2014, par le décret Montebourg. Dans la même veine, aux États-Unis, le Foreign Investment and National Security Act date de 2007, en Allemagne une loi est entrée en vigueur en 2017 et, au Royaume-Uni et en Italie, des textes sont sur le point d'être adoptés, s'ils ne le sont pas déjà. En la matière, nous n'avons donc pas affaire à une lubie française, mais à une tendance internationale cohérente avec les évolutions du monde.
Ces dispositifs n'ont cependant nullement mis en cause la capacité des États à attirer des investisseurs étrangers. En 2017, on a enregistré dans le monde 938 milliards de dollars de fusion-acquisition dans le secteur de l'énergie et des infrastructures, et 625 milliards dans celui des technologies, médias et télécoms.
Pour vous montrer le niveau de protection du dispositif français par rapport au dispositif américain, j'ai « appliqué » ce dernier à notre CAC 40 : la législation américaine protégerait plus des trois quarts du périmètre en question alors que le décret Montebourg n'en concerne peu ou prou que les deux tiers. Nous avons encore beaucoup de marge si nous voulons augmenter notre niveau de protection.
J'en viens à la prévisibilité. De façon générale, dans la plupart des dispositifs, le ministère de l'économie est la porte d'entrée des investisseurs étrangers. L'idée générale est de leur présenter un interlocuteur rassurant, qui est, en quelque sorte, « acquis ». Ils pourraient s'inquiéter d'être confrontés à un ministère dont la logique pencherait trop du côté de la défense de la sécurité nationale. Les véritables enjeux de prévisibilité concernent la lisibilité des textes applicables, en particulier les questions de notification et d'enquête. De ce point de vue, la France peut vraiment améliorer son dispositif et le rendre plus lisible.
Partout dans le monde, nous assistons à un allongement des durées d'instruction des autorisations préalables. En pratique, cet allongement existe d'ailleurs déjà. En France, par exemple, le texte prévoyant un délai de deux mois peut facilement être détourné : dès lors que le délai ne court que lorsqu'un dossier est complet, il suffit que ce dossier ne le soit jamais. Aux États-Unis, le délai de quatre-vingt-dix jours est parfaitement lisible pour l'investisseur, mais il ne s'enclenche qu'après une notification volontaire qu'il est d'usage de ne déposer en accord avec le Treasury, qu'une fois que toutes les parties prenantes sont tombées d'accord – ce qui signifie que deux ou trois mois ont pu déjà s'écouler. Pour éviter ces « détournements », la tendance actuelle est à l'allongement de la procédure, comme dans la récente loi allemande ou le futur FIRRMA américain. De façon générale, la durée moyenne d'instruction de quatre-vingt-dix jours sera portée à cent cinquante ou cent quatre-vingts jours – qui correspondent aux délais raisonnables observés dans le monde. Ce point peut constituer pour vous une piste de réflexion.
La prévisibilité se fonde aussi sur une logique de réassurance de l'investisseur. Il doit savoir à quelle sauce il va être mangé. Sur ce plan, la procédure de rescrit est très importante. En France, elle alimente l'idée que l'on accumule la paperasserie, alors qu'elle est particulièrement utile. Aux États-Unis, le nouveau dispositif FIRRMA renforce la procédure de light filing qui correspond à un rescrit simplifié.
Les investisseurs sont également particulièrement attentifs aux possibilités de recours. Ils ont véritablement le sentiment que les décisions prises relèvent du « fait du prince ». Il est vrai qu'il est difficile de contester une décision fondée sur un motif de sécurité nationale. La question a été évoquée aux États-Unis après que le Président Obama a empêché l'installation d'une ferme éolienne à côté d'une base militaire. Les investisseurs chinois qui ont fait appel devant les tribunaux américains ont été déboutés au motif que les décisions de ce type du Président des États-Unis ne sont pas susceptibles d'appel puisqu'elles relèvent de la sécurité nationale et qu'il est, de toute façon, la seul et unique personne à pouvoir rendre une décision fondée sur ce motif. Le juge a toutefois laissé entendre au plaignant que le gouvernement américain aurait bien fait de donner un peu plus d'informations sur les raisons pour laquelle il ne lui était pas permis de réaliser son investissement.
Toutes ces opérations se déroulent dans un écosystème assez particulier, notamment en termes de règles de transparence. Les lois sur le lobbying aux États-Unis sont extrêmement strictes et la négociation avec le ministère de l'économie se fait principalement par l'intermédiaire des avocats. Toutes les autres actions qui conduisent à rencontrer les membres du Congrès, par exemple, sont soumises aux règles extrêmement strictes relatives au lobbying. La France vient seulement de créer la HATVP. Disons, de façon caricaturale, que dans ce domaine, les choses se font de façon très professionnelles aux États-Unis, alors qu'en France, les opérations sont parfois réalisées dans un certain entre soi et que la transparence pourrait être améliorée – et je ne prêche pas contre ma paroisse.
Nous avons en tout cas constaté un changement d'attitude au sein de l'administration française. La nomination d'un Commissaire à l'information stratégique et la sécurité économiques (CISSE) a été, de ce point de vue, très important. Monsieur le président, vous évoquiez mes relations avec Multicom 2 : le fait que ce Commissaire participe à l'élaboration de la position du gouvernement français sur les investissements étrangers ouvre une sorte de sas de négociations avec les pouvoirs publics, qui est particulièrement utile. Le commissaire invoque notamment le secret-défense ce qui permet d'échanger avec lui des informations qui reste sous le sceau du secret : vous pouvez donc entamer les négociations essentielles qui se déroulent en amont. Ces étapes ont donc lieu en toute transparence mais restent entourées d'une certaine confidentialité – ce qui est important pour rassurer l'investisseur quant à la façon dont il sera traité.
Enfin, je veux évoquer la prédictibilité. Les débats de votre commission d'enquête peuvent se lire à l'aune de ce qui s'est produit, en 2006, aux États-Unis, après que le CFIUS a donné une autorisation à une opération dite « Dubaï Ports ». Lorsque le Congrès s'en était ému, le CFIUS avait expliqué que le pouvoir législatif ne disposait d'aucun droit de regard en la matière. Mal lui en a pris : la législation a été profondément modifiée obligeant le CFIUS à communiquer un état statistique de ses opérations. Les représentants du peuple américain considèrent qu'il est tout à fait normal que, s'agissant de la sécurité nationale des États-Unis, le peuple soit informé de ce qui se passe dans les couloirs du CFIUS. À l'époque, le processus interministériel avait également été amélioré, et la loi avait instauré une sorte de sas permettant à certains parlementaires, tenus au secret, d'être informés des procédures en cours. Finalement, alors qu'il y a dix ans la procédure relevait de la sécurité nationale et restait confinée entre quelques personnes, elle est désormais soumise à des contrôles internes et externes.
La prédictibilité se renforce si l'on sait que certaines opérations font l'objet d'un refus. La France ne communique pas à ce sujet, mais, à mon sens, elle aurait intérêt à le faire : les investisseurs hostiles doivent savoir qu'ils courent un risque. Cette information fait partie de l'arsenal de dissuasion face à la prédation.
La question de la définition du secteur stratégique entre aussi dans le champ de la prédictibilité. L'État n'est pas très au clair sur sa propre définition. On trouve dans les textes les seize secteurs qu'a cités le professeur Audit, mais également la « défense des intérêts nationaux français », les « intérêts fondamentaux de la nation », les « secteurs économiques porteurs d'intérêts stratégiques », auxquels il faut ajouter les pôles de compétitivité, les filières stratégiques, la liste des technologies clés du ministère de l'industrie, sans parler de l'approche capitalistique de l'État via l'Agence des participations de l'État (APE), et la Banque publique d'investissement (Bpifrance). Il est donc fortement souhaitable que le législateur se saisisse de la question et dise ce qu'est un « secteur stratégique ».
De façon générale, les législations se renforcent partout pour que les Parlements contrôlent davantage les dispositifs de régulation.
Pour conclure, on peut dire que ces dispositifs ne réduisent pas à néant l'attractivité en matière d'investissements étrangers ; que plus la prévisibilité progresse, plus les investisseurs sont contents de travailler avec un pays comme la France, et que plus la prédictibilité renforcera notre crédibilité, moins nous risquerons des tentatives de prise de contrôle hostiles.