La réunion

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La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq.

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Nous recevons, M. Mathias Audit, agrégé de droit privé, professeur à l'université Paris I, et M. Pascal Dupeyrat, dirigeant et fondateur du cabinet d'affaires Relians Consulting, auteur de plusieurs ouvrages dont le Guide des investissements dans les secteurs stratégiques, et Mondialisation et patriotisme économique. M. Dupeyrat est lobbyiste, inscrit au répertoire de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Dans le cadre de son enseignement et de ses publications, le professeur Audit s'est spécialisé sur certains thèmes clés du droit international des affaires qui retiennent particulièrement l'attention de notre commission d'enquête. On citera de nombreux articles portant, en particulier, sur l'arbitrage, sur la coexistence des procédures contentieuses en matière d'investissements étrangers, sur les différentes questions relatives aux effets d'exterritorialité des droits américain ou britannique anticorruption, ou encore sur les sanctions infligées à des entreprises accusées par les États-Unis de transgresser les règles d'embargo à l'égard de certains pays comme l'Iran ou Cuba.

M. Dupeyrat apporte notamment son aide aux entreprises étrangères qui souhaitent prendre une participation dans une entreprise française, ou simplement l'acheter. À ce titre, il est un praticien de la procédure d'autorisation préalable des investissements étrangers en France (IEF), cheminement administratif dont il a connu les arcanes, avant puis après la publication du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg ». Il est ainsi fréquemment en contact avec le bureau Multicom 2 « Investissements et règles dans le commerce international » de Bercy, dont nous avons entendu les responsables, le 24 janvier dernier.

M. Pascal Dupeyrat, qui pratique également le droit américain particulier aux autorisations des investissements étrangers, pourra dresser un tableau comparatif des deux procédures. Alors que le gouvernement français a annoncé vouloir renforcer le dispositif Montebourg, les Américains sont à nouveau en train de réformer leur Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS). N'avons-nous pas toujours quelques trains de retard ?

Quelles pistes d'évolution législative ou réglementaire devrions-nous suivre en France ? La notion d'entreprise stratégique devrait-elle être encore un peu plus précisée par les textes, comme le souhaite la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne ? Toutefois, dès lors que cette notion semble évolutive, certains pensent qu'il vaut mieux conserver des marges d'appréciation in concreto.

Quelle articulation vous semble souhaitable entre le projet de règlement européen, et ce qui doit relever du droit national ?

Monsieur le professeur Audit, nous aimerions que vous nous éclairiez sur plusieurs sujets en lien avec la mondialisation du droit. En France, la loi dite « Sapin II » a le mérite d'exister et d'afficher une réelle ambition, mais beaucoup s'accordent à penser qu'elle est insuffisante – c'est le cas du directeur de l'Agence française anticorruption (AFA) lui-même, M. Charles Duchaine.

En inaugurant la Digital Factory de Thales, le 17 octobre dernier, M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, a déclaré que l'Union européenne devait se doter d'un dispositif de riposte à l'exterritorialité des lois américaines en précisant : « Le commerce mondial doit être fondé sur un principe d'équité et de réciprocité. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. […] il faut que nous ouvrions, nous Français, avec nos partenaires européens, la réflexion sur ce type d'outils. »

Plus généralement, ne voit-on pas émerger en ce domaine un véritable marché du droit du fait de la pratique américaine d'instrumentalisation conjointe de règles d'autorisation d'investissements étrangers, de dispositions dites « anticorruption », et des principes de la concurrence ? Hier, dans Le Figaro, on pouvait lire une interview assez intéressante de l'avocat américain John Quinn sur la mondialisation du droit. Cette année, l'étude annuelle de la Cour de cassation porte également sur le juge et la mondialisation.

La pratique américaine visiblement très bien orchestrée par le Department of justice (DoJ) vise, en principe, toutes les entreprises, mais, force est de constater, que les deux tiers des amendes sont payés par des entreprises européennes.

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Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1)

Votre commission d'enquête est relative aux décisions de l'État en matière de politique industrielle. Il existe, dans ce domaine, deux ensembles de décisions de nature assez différentes : les unes concernent la concentration des entreprises, les autres sont relatives aux investissements étrangers – je précise que je consacre mon propos liminaire au droit français, mais que je répondrai avec plaisir à vos questions relatives au droit américain.

Par « décision », j'entends un acte juridique adopté par une autorité qui est habilitée à le faire. Je n'évoque pas les « décisions politiques », comme le choix de M. le ministre de l'économie et des finances de ne pas faire entrer l'État dans le capital de la nouvelle entité issue la fusion Alstom-Siemens, car il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une « décision » au sens juridique du terme.

Le premier type de décisions est relatif aux concentrations.

Celles prises – ou encore à prendre s'agissant du projet de fusion Siemens-Alstom – dans les affaires, ou plutôt les cas qui sont à l'origine de la création de votre commission d'enquête – Alstom, Alcatel et STX – relèvent de cette catégorie. Ce type de décision, visant à autoriser ou non une concentration, appelle de ma part deux observations.

Tout d'abord, je constate que, pour ces opérations, dans la majorité des hypothèses, l'État n'est plus décisionnaire. En effet, les chiffres d'affaires, dans le monde et dans l'Union européenne, des entreprises concernées atteignent des seuils qui confèrent la compétence en matière de concentration aux autorités européennes, et non plus à l'État. Même lorsque ces chiffres d'affaires se situent en deçà des seuils prévus, depuis 2008, le ministre de l'économie et des finances n'est plus compétent : la décision revient à l'Autorité de la concurrence.

Ensuite, les décisions en matière de concentration sont avant tout adoptées à l'aune de considérations de marché : l'effet de la concentration sur les prix est le seul critère finalement retenu. En principe, des questions essentielles, telles que la sauvegarde de l'emploi ou le maintien d'un « fleuron » national, n'entrent pas en considération. C'est évidemment d'autant plus vrai lorsque la décision est prise par les autorités européennes.

Dès lors, à moins de réformer le régime du contrôle des concentrations, qui relève, pour l'essentiel, du droit européen, je ne suis pas certain que ce type de décisions entre dans le champ de ce qui fait l'objet de votre commission d'enquête.

Le second type de décisions est pris en matière d'investissements étrangers.

À la grande différence des décisions en matière de concentration, sur ce sujet, les règles en vigueur restent nationales – même si les choses sont en train de changer, vous l'avez dit, monsieur le président –, et le dispositif législatif et réglementaire applicable figure dans le code monétaire et financier.

Je me dois de vous indiquer que ces règles sont assez peu lisibles et de compréhension délicate – particulièrement la partie réglementaire. Sans doute serait-il opportun de les clarifier, notamment pour la sécurité juridique des opérateurs étrangers qui souhaitent investir en France. Il faut que le droit français soit plus lisible.

Quoi qu'il en soit, le code monétaire et financier prévoit un régime d'autorisation différent selon que l'on est un investisseur européen ou non européen – il prévoit également un régime de déclarations statistiques qui n'intéresse sans doute pas votre commission d'enquête.

Pour les investisseurs non européens, selon la partie réglementaire du code, les secteurs soumis à autorisation sont : les jeux d'argent, la sécurité privée, le développement ou la production d'agents pathogènes ou toxiques, certaines technologies de l'information, l'armement ou les biens à double usage, les activités de cryptologie, celles qui sont liées à la défense nationale ou à la production et au commerce de matériels de guerre, ou liées à l'approvisionnement énergétique, l'approvisionnement en eau, aux réseaux de transport, aux réseaux de communications électroniques, ou encore à la protection de la santé publique.

Pour les investisseurs européens, la liste des secteurs soumis à autorisation est plus courte puisque ne sont concernés que la défense, l'approvisionnement énergétique, l'approvisionnement en eau, les réseaux de transport, les réseaux de communications électroniques, et la protection de la santé publique. L'autorité compétente pour délivrer l'autorisation est le ministre de l'économie et des finances.

Depuis le décret du 14 mai 2014, parfois également appelé « décret Alstom », qui figure aujourd'hui à l'article R. 153-10 du code monétaire et financier, le ministre peut prendre en considération la préservation de certains intérêts nationaux pour accorder ou refuser son autorisation. Le texte cite à cet égard la pérennité des capacités industrielles ou des capacités de recherche, et la sécurité et la continuité du maintien en France de certaines industries : défense, réseaux, transports, communications électroniques, santé publique.

L'État peut donc utiliser un mécanisme spécifique afin de préserver certains intérêts économiques nationaux. Mais, en un sens, cette modification de 2014 a transformé la nature du système d'autorisation. En effet, jusqu'à cette date, il s'agissait de protéger certains intérêts nationaux « stratégiques » – même si la notion n'existe pas juridiquement à proprement parler – dans les secteurs de la défense, de l'énergie, de l'approvisionnement en eau, et des réseaux de transport. Depuis la modification de 2014, le ministre de l'économie et des finances peut prendre en compte d'autres considérations, comme le maintien sous contrôle français d'une industrie ou la préservation de l'emploi, pour décider de refuser ou d'accorder une autorisation, même si ce motif ne figure pas expressis verbis dans le code… Il en résulte que l'on confie au ministre le soin de se prononcer sur des questions qui vont au-delà de la seule préservation d'un intérêt stratégique.

Puisque le paradigme a évolué, il faudrait également sans doute repenser le mode de fonctionnement. Il conviendrait, en particulier, que les décisions d'autorisation soient rendues publiques, quitte à en retirer les informations confidentielles, ou celles qui sont économiquement trop sensibles. Aujourd'hui, par exemple, nous ne savons pas si des autorisations ont été délivrées dans les affaires qui sont à l'origine de la création de votre commission d'enquête.

Ce dernier point me permet de faire une transition vers la question du droit européen. Vous le savez, il existe une proposition de règlement du 13 septembre 2017 établissant un filtrage des investissements directs étrangers. D'un point de vue institutionnel, cette démarche est logique car, depuis le traité de Lisbonne, les investissements directs étrangers relèvent de la politique commerciale commune. Il s'agit donc désormais une compétence qui est au moins partagée entre les États et l'Union.

Cette proposition de règlement comporte à mon sens deux apports principaux. Elle met tout d'abord en place un cadre procédural minimal pour les mécanismes de contrôle nationaux des investissements directs étrangers. S'il entre en vigueur, ce règlement modifiera le contrôle opéré par les États en introduisant plus de transparence, des garanties procédurales, un contrôle des délais de réponse… Elle instaure ensuite un système d'avis de la Commission européenne pour les projets présentant un intérêt pour l'Union. Il ne s'agit pas d'un système d'autorisation : la Commission formulera seulement un avis qu'elle transmettra aux autorités nationales.

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Quel est l'intérêt de l'activité de lobbying dans le cadre des procédures IEF ou IDE – pour investissements directs étrangers ?

Il faut garder à l'esprit l'idée que ces procédures ne sont pas simplement juridiques ; elles sont également institutionnelles. En clair, nous ne sommes pas seulement dans une logique de guichet, avec dépôt d'une demande d'autorisation préalable, mais également dans une logique d'anticipation et de négociation avec les pouvoirs publics. Cette dernière encouragée par les textes nécessite d'interagir avec de nombreux pouvoirs publics.

Même dans le cadre du CFIUS américain, les opérations type IEF sont par définition des opérations sensibles qui font souvent l'objet de campagnes d'influence pouvant aller jusqu'à des tentatives de déstabilisation, de neutralisation, voire de prédation. Ce sujet complexe n'est donc pas sans lien avec des problématiques d'intelligence économique, et même de guerre économique.

Dans ce cadre, quel rôle joue le lobbyiste – dénommé « représentant d'intérêts » depuis la loi dite « Sapin II » ? Il est représentant d'intérêts, ce qui fait l'objet d'une obligation déclarative auprès de la HATVP. Il est aussi, de plus en plus, un tiers de confiance, à l'instar de ce qui se passe aux États-Unis. Sa connaissance des acteurs comme des règles en fait quelqu'un à qui l'on peut parler en « off », et avec qui on pourra organiser la négociation entre l'acquéreur, le vendeur et les pouvoirs publics.

Rappelons que nous nous situons dans un cadre d'une liberté d'investissement qui suppose que l'acquéreur comme le vendeur peuvent normalement acheter et vendre librement. Cependant, parce qu'un régime dérogatoire a été instauré, l'État s'invite autour de la table et détient des pouvoirs très importants : il peut autoriser l'opération, la refuser, la modifier, et s'il n'en est pas satisfait, il peut procéder à un désinvestissement, voire appliquer des sanctions financières si des engagements n'ont pas été respectés. L'interaction avec les pouvoirs publics est donc essentielle.

Si l'on veut esquisser une comparaison entre les droits américains et français, comme vous m'avez invité à le faire, il faut rappeler qu'aux États-Unis, les opérations transfrontalières s'inscrivent dans le schéma du « marché du droit ». À Washington, ce marché du droit est organisé autour de trois grands axes : celui du droit de la concurrence, celui de l'anticorruption – avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et la compliance –, et celui de la sécurité nationale. Le dispositif CFIUS est un pilier à part entière de toutes les opérations transfrontalières. Les États-Unis disposent ainsi un système d'intelligence économique tout à fait remarquable puisque les acteurs font remonter énormément d'informations vers les pouvoirs publics sur la nature et les enjeux de l'ensemble des opérations auxquelles ils participent. Sans être « complotiste », on peut parler de synergies de ces régulations pour les prises de contrôle étrangères avec certains intérêts géostratégiques. Tout cela constitue un écosystème qui travaille de concert aux intérêts bien compris de l'ensemble des participants.

J'en viens aux trois grandes questions de l'attractivité, de la prévisibilité, et de la prédictibilité. L'attractivité concerne l'impact des régulations sur les opérations de fusion-acquisition. La prévisibilité est un sujet majeur pour les investisseurs étrangers, qui repose sur l'équité du processus d'examen. Quant à la prédictibilité, elle se révèle essentielle pour les États souverains, car elle engage la crédibilité des positions de protection des États contre un ennemi potentiel.

Il faut bien comprendre que ces questions et les arbitrages qu'elles commandent – par exemple entre sécurité ou liberté d'investissement – se posent dans tous les pays, et à tous les parlements. Elles sont totalement légitimes, et l'enjeu de la régulation ne consiste pas à repousser l'une ou l'autre mais à les articuler.

Pour commencer, arrêtons-nous sur l'attractivité. Les dispositifs de régulations sont globalement semblables dans le monde. Nulle part le principe de la liberté d'investissement n'a jamais été démenti, même au plus fort de périodes noires, comme après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et l'augmentation de la régulation en matière de sécurité nationale.

Dans ce pays, une nouvelle réglementation doit être mise en place, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA) : elle ne remettra absolument pas en cause le principe de liberté des investissements étrangers. Il existe outre-Atlantique des régulations qui sont fonction des systèmes de droit. Il faut comprendre que les États-Unis sont une nation, alors que l'Europe est un marché. Pour une nation, la notion de sécurité nationale est très importante. Cependant, parce qu'elle n'est pas définie dans les textes, elle pose un problème en termes de prédictibilité : l'investisseur étranger ne sait jamais, a priori, si son acquisition porte atteinte à la sécurité nationale américaine.

En Europe, nous adoptons une logique un peu différente puisque nous sommes sur marché. Les traités renvoient aux États membres le soin de défendre leur sécurité nationale et l'Europe demande à chacun d'entre eux d'établir une liste des secteurs à protéger. Cela permet que l'investisseur étranger ne soit pas soumis à ce que l'on pourrait appeler « le fait du prince », ou à des tentations protectionnistes. Les logiques américaines et européennes ne sont pas les mêmes. Certains évoquent par exemple un « CFIUS européen », ce qui me fait toujours un peu bondir parce que, par définition, le CFIUS protège la sécurité nationale. Comment pourrions-nous invoquer une sécurité nationale européenne qui n'existe pas – c'est en tout cas mon point de vue ?

Les dérogations à la règle de la liberté d'investissement, fondées sur la sécurité nationale, existent dans tous les dispositifs. Depuis dix ans, nous observons un mouvement international de multiplication des réglementations visant à accroître les pouvoirs de contrôle des États sur les investissements étrangers, sans remettre en cause le principe de liberté d'investissement. En France, le décret dit « Villepin », du 30 décembre 2005, a été complété, en 2014, par le décret Montebourg. Dans la même veine, aux États-Unis, le Foreign Investment and National Security Act date de 2007, en Allemagne une loi est entrée en vigueur en 2017 et, au Royaume-Uni et en Italie, des textes sont sur le point d'être adoptés, s'ils ne le sont pas déjà. En la matière, nous n'avons donc pas affaire à une lubie française, mais à une tendance internationale cohérente avec les évolutions du monde.

Ces dispositifs n'ont cependant nullement mis en cause la capacité des États à attirer des investisseurs étrangers. En 2017, on a enregistré dans le monde 938 milliards de dollars de fusion-acquisition dans le secteur de l'énergie et des infrastructures, et 625 milliards dans celui des technologies, médias et télécoms.

Pour vous montrer le niveau de protection du dispositif français par rapport au dispositif américain, j'ai « appliqué » ce dernier à notre CAC 40 : la législation américaine protégerait plus des trois quarts du périmètre en question alors que le décret Montebourg n'en concerne peu ou prou que les deux tiers. Nous avons encore beaucoup de marge si nous voulons augmenter notre niveau de protection.

J'en viens à la prévisibilité. De façon générale, dans la plupart des dispositifs, le ministère de l'économie est la porte d'entrée des investisseurs étrangers. L'idée générale est de leur présenter un interlocuteur rassurant, qui est, en quelque sorte, « acquis ». Ils pourraient s'inquiéter d'être confrontés à un ministère dont la logique pencherait trop du côté de la défense de la sécurité nationale. Les véritables enjeux de prévisibilité concernent la lisibilité des textes applicables, en particulier les questions de notification et d'enquête. De ce point de vue, la France peut vraiment améliorer son dispositif et le rendre plus lisible.

Partout dans le monde, nous assistons à un allongement des durées d'instruction des autorisations préalables. En pratique, cet allongement existe d'ailleurs déjà. En France, par exemple, le texte prévoyant un délai de deux mois peut facilement être détourné : dès lors que le délai ne court que lorsqu'un dossier est complet, il suffit que ce dossier ne le soit jamais. Aux États-Unis, le délai de quatre-vingt-dix jours est parfaitement lisible pour l'investisseur, mais il ne s'enclenche qu'après une notification volontaire qu'il est d'usage de ne déposer en accord avec le Treasury, qu'une fois que toutes les parties prenantes sont tombées d'accord – ce qui signifie que deux ou trois mois ont pu déjà s'écouler. Pour éviter ces « détournements », la tendance actuelle est à l'allongement de la procédure, comme dans la récente loi allemande ou le futur FIRRMA américain. De façon générale, la durée moyenne d'instruction de quatre-vingt-dix jours sera portée à cent cinquante ou cent quatre-vingts jours – qui correspondent aux délais raisonnables observés dans le monde. Ce point peut constituer pour vous une piste de réflexion.

La prévisibilité se fonde aussi sur une logique de réassurance de l'investisseur. Il doit savoir à quelle sauce il va être mangé. Sur ce plan, la procédure de rescrit est très importante. En France, elle alimente l'idée que l'on accumule la paperasserie, alors qu'elle est particulièrement utile. Aux États-Unis, le nouveau dispositif FIRRMA renforce la procédure de light filing qui correspond à un rescrit simplifié.

Les investisseurs sont également particulièrement attentifs aux possibilités de recours. Ils ont véritablement le sentiment que les décisions prises relèvent du « fait du prince ». Il est vrai qu'il est difficile de contester une décision fondée sur un motif de sécurité nationale. La question a été évoquée aux États-Unis après que le Président Obama a empêché l'installation d'une ferme éolienne à côté d'une base militaire. Les investisseurs chinois qui ont fait appel devant les tribunaux américains ont été déboutés au motif que les décisions de ce type du Président des États-Unis ne sont pas susceptibles d'appel puisqu'elles relèvent de la sécurité nationale et qu'il est, de toute façon, la seul et unique personne à pouvoir rendre une décision fondée sur ce motif. Le juge a toutefois laissé entendre au plaignant que le gouvernement américain aurait bien fait de donner un peu plus d'informations sur les raisons pour laquelle il ne lui était pas permis de réaliser son investissement.

Toutes ces opérations se déroulent dans un écosystème assez particulier, notamment en termes de règles de transparence. Les lois sur le lobbying aux États-Unis sont extrêmement strictes et la négociation avec le ministère de l'économie se fait principalement par l'intermédiaire des avocats. Toutes les autres actions qui conduisent à rencontrer les membres du Congrès, par exemple, sont soumises aux règles extrêmement strictes relatives au lobbying. La France vient seulement de créer la HATVP. Disons, de façon caricaturale, que dans ce domaine, les choses se font de façon très professionnelles aux États-Unis, alors qu'en France, les opérations sont parfois réalisées dans un certain entre soi et que la transparence pourrait être améliorée – et je ne prêche pas contre ma paroisse.

Nous avons en tout cas constaté un changement d'attitude au sein de l'administration française. La nomination d'un Commissaire à l'information stratégique et la sécurité économiques (CISSE) a été, de ce point de vue, très important. Monsieur le président, vous évoquiez mes relations avec Multicom 2 : le fait que ce Commissaire participe à l'élaboration de la position du gouvernement français sur les investissements étrangers ouvre une sorte de sas de négociations avec les pouvoirs publics, qui est particulièrement utile. Le commissaire invoque notamment le secret-défense ce qui permet d'échanger avec lui des informations qui reste sous le sceau du secret : vous pouvez donc entamer les négociations essentielles qui se déroulent en amont. Ces étapes ont donc lieu en toute transparence mais restent entourées d'une certaine confidentialité – ce qui est important pour rassurer l'investisseur quant à la façon dont il sera traité.

Enfin, je veux évoquer la prédictibilité. Les débats de votre commission d'enquête peuvent se lire à l'aune de ce qui s'est produit, en 2006, aux États-Unis, après que le CFIUS a donné une autorisation à une opération dite « Dubaï Ports ». Lorsque le Congrès s'en était ému, le CFIUS avait expliqué que le pouvoir législatif ne disposait d'aucun droit de regard en la matière. Mal lui en a pris : la législation a été profondément modifiée obligeant le CFIUS à communiquer un état statistique de ses opérations. Les représentants du peuple américain considèrent qu'il est tout à fait normal que, s'agissant de la sécurité nationale des États-Unis, le peuple soit informé de ce qui se passe dans les couloirs du CFIUS. À l'époque, le processus interministériel avait également été amélioré, et la loi avait instauré une sorte de sas permettant à certains parlementaires, tenus au secret, d'être informés des procédures en cours. Finalement, alors qu'il y a dix ans la procédure relevait de la sécurité nationale et restait confinée entre quelques personnes, elle est désormais soumise à des contrôles internes et externes.

La prédictibilité se renforce si l'on sait que certaines opérations font l'objet d'un refus. La France ne communique pas à ce sujet, mais, à mon sens, elle aurait intérêt à le faire : les investisseurs hostiles doivent savoir qu'ils courent un risque. Cette information fait partie de l'arsenal de dissuasion face à la prédation.

La question de la définition du secteur stratégique entre aussi dans le champ de la prédictibilité. L'État n'est pas très au clair sur sa propre définition. On trouve dans les textes les seize secteurs qu'a cités le professeur Audit, mais également la « défense des intérêts nationaux français », les « intérêts fondamentaux de la nation », les « secteurs économiques porteurs d'intérêts stratégiques », auxquels il faut ajouter les pôles de compétitivité, les filières stratégiques, la liste des technologies clés du ministère de l'industrie, sans parler de l'approche capitalistique de l'État via l'Agence des participations de l'État (APE), et la Banque publique d'investissement (Bpifrance). Il est donc fortement souhaitable que le législateur se saisisse de la question et dise ce qu'est un « secteur stratégique ».

De façon générale, les législations se renforcent partout pour que les Parlements contrôlent davantage les dispositifs de régulation.

Pour conclure, on peut dire que ces dispositifs ne réduisent pas à néant l'attractivité en matière d'investissements étrangers ; que plus la prévisibilité progresse, plus les investisseurs sont contents de travailler avec un pays comme la France, et que plus la prédictibilité renforcera notre crédibilité, moins nous risquerons des tentatives de prise de contrôle hostiles.

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Monsieur le professeur, à vous entendre, les intérêts du consommateur sont finalement mieux défendus que les intérêts nationaux : d'un côté, il existe une vraie procédure, nationale, européenne, alors que de l'autre, le régime est un peu plus flou.

Vous avez évoqué le dispositif réglementaire, notamment l'article R. 153-9 qui précise les conditions dont le ministre de l'économie peut assortir sa décision. Mais cet article est rédigé de façon assez étonnante : « Le ministre chargé de l'économie examine si la préservation des intérêts nationaux tels que définis par l'article L. 151-3 peut être obtenue en assortissant l'autorisation d'une ou plusieurs conditions ».

L'objectif poursuivi est pris en compte : « Ces conditions portent principalement sur la préservation par l'investisseur de la pérennité des activités, des capacités industrielles, des capacités de recherche de recherche et de développement, etc. » Aucune de ces conditions n'est définie par un outil juridique, à part, au dernier alinéa, l'éventuelle cession d'une partie de l'activité. Je trouve assez surprenant qu'il n'y ait pas davantage de précision quant aux outils juridiques que peut utiliser le ministre pour encadrer sa décision.

Pour l'instant, on a du mal à juger de la façon dont le dispositif fonctionne in concreto. En effet, la décision étant secrète et couverte par le « secret défense », on ne connaît jamais les conditions qui ont été posées. Je trouve cela assez surprenant, et je m'interroge : notre dispositif est-il vraiment sûr ? En effet, si le ministre voulait enclencher une procédure – prévue par les textes – en manquement aux conditions dont il a assorti son autorisation, les fondements juridiques de son action seraient-ils assez solides ? Ce sont simplement des engagements pris dans le cadre d'une lettre d'engagement. Et on ignore si ces conditions sont expressément un droit de regard du ministre sur la nomination des administrateurs, la fidélisation des activités, etc. À vrai dire, cette rédaction est assez peu juridique. Quelle est votre analyse ?

Un de nos interlocuteurs, M. Bruno Bézard, nous a dit qu'il faudrait, au-delà des trois éléments de définition que sont la sécurité nationale, la défense et l'ordre public, recourir à une autre notion, en substance « la technologie de souveraineté utile dans la mondialisation ». Partagez-vous cette approche, quitte à ce que cette notion ne soit pas défendue au niveau national mais européen ?

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Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1)

Les termes qui ont été retenus dans ce dispositif sont plutôt lâches et offrent une marge de manoeuvre assez importante au ministre. En soi, ce n'est peut-être pas une difficulté. Ce qui me paraît en être une, c'est qu'effectivement, les décisions ne sont pas connues.

Si les décisions étaient connues, on pourrait savoir ce que l'État français entend par tel ou tel dispositif et par tel ou tel concept visé par l'article R. 153-9. Une forme de jurisprudence se mettrait en place, et au fur et à mesure des « précédents », on saurait ce qu'il faut entendre exactement par « ouvrage d'importance vitale », « capacités industrielles », « capacités de recherche », « continuité du maintien en France de certaines industries », etc.

Il est assez fréquent que, dans les législations, on introduise des termes dont l'acception est assez large, mais, en général, l'intervention du juge permet de les préciser. En l'occurrence, dans la mesure où l'on ne sait pas exactement ce qu'il faut entendre par ces concepts dont la rédaction est sans doute un peu trop imprécise, on est dans l'inconnu : mettons-nous à la place d'un investisseur étranger. C'est donc l'absence de connaissance des décisions elles-mêmes – d'autorisation ou de refus d'autorisation – qui constitue la principale difficulté.

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Le dispositif américain, à dessein, ne définit pas la sécurité nationale, qui est la raison de la dérogation. Mais je remarque que le FINSA, le Foreing Investment and National Security Act – de 2007 avait complété la notion de sécurité nationale par celle de critical infrastructures, qu'on pourrait traduire par « infrastructures d'importance vitale », et de key ressources - ressources stratégiques ». De la même manière, le FIRRMA, qui va être déposé demain au Congrès, toujours en texte bipartisan, précisera certaines de ces notions. Il ira même plus loin en précisant dans la loi les notions de « technologie sensible » et de « technologie critique » - sur lesquelles on disposait déjà de quelques informations.

Néanmoins, dans la régulation qu'il installe, le CFIUS doit se conformer aux lignes de conduite fixées par le Congrès en matière d'instructions. Mais il est intéressant de noter que le processus qu'il doit respecter se combine avec la propre doctrine du Président des États-Unis. N'oublions pas que le CFIUS est délégataire du droit du Président des États-Unis à surveiller la sécurité nationale : ce n'est pas le CFIUS qui fait appel au Président, c'est le Président qui lui délègue sa compétence. Cela a été fait, entre autres, pour protéger l'investissement étranger. Mais c'est fondamentalement un processus de sécurité nationale.

Actuellement, le président Trump se focalise tout particulièrement sur les semi-conducteurs et c'est pour des raisons qui y sont liées que des décisions sont, soit dissuadées, soit bloquées. C'est cela, la doctrine de sécurité nationale : un peu comme si le Premier ministre ou le Président de la République établissait un enjeu de sécurité nationale et que dès lors, l'administration, dans ses rapports avec les investisseurs étrangers, appliquait cette doctrine dans le cadre de son instruction. D'où la rencontre de deux facteurs : un processus juridique très encadré, précis, dans son instruction – pas dans sa prédictibilité – et la doctrine de sécurité nationale.

Dans un livre intitulé Mondialisation et patriotisme économique, j'évoque cette notion de « technologies de souveraineté ». En effet, la notion de secteur stratégique est tellement vaste qu'on y englobe beaucoup trop de choses. D'ailleurs, les politiques confondent souvent secteur stratégique et emploi. Et on oublie parfois, au nom d'intérêts de court terme pour l'emploi, qu'on risque de brader des technologies effectivement stratégiques.

Pourquoi des technologies « de souveraineté » ? Parce que l'on doit protéger ce qui permet à une nation de se maintenir dans la compétition avec les autres États, notamment de défendre sa souveraineté. Je crois qu'en droit, il y a trois critères pour définir la souveraineté : l'intégrité du territoire, la forme du Gouvernement, et un troisième que je n'ai plus en tête. L'idée est que, rattaché à une technologie, cela fait sens.

Le patron de la DGE vous a parlé de « logique de filières ». Je vous donne un exemple : Colbert avait décidé d'installer des manufactures de cordages en Charente parce qu'à l'époque, si la France voulait être une puissance navale, il lui fallait être indépendante pour la réalisation des cordages : on pourrait très bien dire qu'à cette époque, les cordages étaient une technologie de souveraineté. Aujourd'hui, on est tout à fait capable d'identifier les filières et des technologies qui doivent absolument être préservées. Je pense même que le ministère de l'économie l'a déjà fait – il existe en effet une liste des 85 technologies clés.

Un autre exemple : le rachat de Gemplus – notre carte à puces – par TPG en 2002 est à l'origine du décret Villepin, qui a été pris en 2005. On aurait pu penser que l'État s'étant mobilisé pour défendre notre industrie de la carte à puce, celle-ci serait protégée dans les années à venir. Or, nous avons perdu deux des plus grands noms de la carte à puce – l'un en 2011, l'autre en 2015. On nous a expliqué qu'on allait créer un géant français, mais techniquement, nous avons assisté au passage sous contrôle étranger d'un fleuron industriel dont tout le monde sait qu'il est stratégique car les questions de cryptologie, de reconnaissance faciale, d'identification électronique sont bien évidemment au coeur des enjeux de sécurité nationale. On peut donc s'interroger sur un État qui prend conscience d'un problème survenu en 2002, mais qui ne réagit pas lorsqu'il est confronté au même problème dans les dix ans qui suivent.

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Merci messieurs, pour votre éclairage, qui était vraiment passionnant. Je vais revenir à deux questions qui préoccupent la commission : qu'est-ce qu'une entreprise stratégique ? Quels outils pour protéger ces entreprises stratégiques ?

Vous avez eu raison de dire qu'il ne fallait pas raisonner forcément en secteurs mais en technologies stratégiques. Je crois d'ailleurs que le ministre de l'économie a pour projet d'intégrer au décret Montebourg, par exemple, une partie « intelligence artificielle et stockage de données ». Ainsi, on est en train de quitter un peu la logique sectorielle, pour aller un peu plus vers une logique technologique. Mais comment combiner les deux ? Peuvent-elles se croiser ? Le spectre ne sera-t-il pas trop large, l'intelligence artificielle se retrouvant dans de très nombreux secteurs. Ce sont des points à creuser.

Maintenant, pour définir une entreprise stratégique, on sent bien que deux visions s'opposent.

La première est très spécifique. Elle amène à dire que, pour protéger nos entreprises stratégiques, il faut définir de façon très précise les secteurs ou les technologies concernés en les nommant, en les listant. L'avantage est que cela permet d'être clair, de fixer un cadre, et donne de la visibilité. L'inconvénient tient au manque de flexibilité : il faut revoir la définition régulièrement, parce qu'elle évolue sans cesse et parce qu'elle n'est pas la même partout, même à l'échelle des territoires.

La seconde vision est beaucoup plus large. Elle amène à dire qu'aujourd'hui cette entreprise est stratégique pour des raisons de sécurité nationale, et c'est tout. L'inconvénient est que cela donne peu de prévisibilité aux investisseurs qui veulent racheter. L'avantage tient à la flexibilité : on peut procéder à des ajustements au fil du temps et des technologies.

Qu'en pensez-vous ? Du point de vue juridique, il est difficile de choisir entre l'une et l'autre. Mais quels sont pour vous les avantages et les inconvénients, les opportunités et les risques de l'une et de l'autre ?

Quels outils pour protéger les entreprises stratégiques ?

J'ai bien noté vos recommandations quant aux délais de procédure – quatre-vingt-dix jours aux États-Unis contre soixante en France – et l'exigence de transparence. Je souscris d'ailleurs à ce que vous avez dit sur la partie statistique : il serait bon que l'on dispose de chiffres, et qu'ils soient communiqués. Au-delà, que peut-on réellement faire dans le cadre strictement français, sans se trouver en opposition avec le cadre européen ? Quelle est la latitude du législateur français par rapport à la législation européenne ? Pourrions-nous formuler à nos collègues européens et à la Commission des préconisations qui ne nécessiteraient pas forcément une révision des traités ? Que peut-on faire dans le cadre des traités existants ?

Je voudrais également vous interroger sur la valeur d'une participation minoritaire quand l'État décide de devenir actionnaire. Nous en avons déjà débattu au cours de certaines de nos auditions. Pour vous, la participation minoritaire sans minorité de blocage a-t-elle un sens ? Considérez-vous que cela revienne à faire du saupoudrage, sans avoir vraiment de pouvoir de décision ?

Je terminerai sur la valeur juridique des engagements à créer des emplois. Quelle que soit l'époque et le gouvernement, quand des investisseurs étrangers rachètent une entreprise en France, les politiques leur demandent souvent de s'engager à créer des emplois – au risque de devoir payer des pénalités de milliers d'euros par emploi non créé. Quelle est la solidité juridique de ces engagements ?

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Faisons du brainstorming. Si j'avais une baguette magique, je partirais de la loi de 1966 relative aux relations financières avec l'étranger, et je fixerais le cadre de dérogation à la liberté d'investissement. Il faudrait alors faire preuve de cohérence.

En 2009, on a introduit dans la loi de programmation militaire la notion de sécurité nationale. Or, qu'est-ce que la sécurité nationale ? Elle va de la sécurité intérieure à la sécurité extérieure, elle fait le lien entre ordre public et défense nationale.

On expliquerait que l'on peut déroger au principe de liberté d'investissement au nom d'un principe supérieur qui est celui de sécurité nationale, que notre droit reconnaît et que les traités européens nous autorisent à adopter. En effet, le Traité de l'Union européenne prévoit que la sécurité nationale relève des États.

La loi dirait donc que la dérogation, c'est la sécurité nationale. Après, elle pourrait fixer aux ministres les grandes conditions d'instruction. Dans le décret, on pourrait être un peu plus précis, dans la mesure où Bruxelles nous impose d'identifier des secteurs, des champs d'application, pour qu'on sache où l'on va.

En revanche, je pense qu'il serait utile que chaque gouvernement prenne une circulaire d'instruction en matière de sécurité nationale : il en donnerait sa vision et indiquerait comment les services doivent l'apprécier au regard des investissements étrangers. Il faudrait que le Parlement contrôle comment les services ont appliqué cette circulaire au nom de l'exécutif.

Cela aurait l'avantage de la souplesse dont vous parliez. On respecterait la prévisibilité des règles, demandée notamment par l'Union européenne, sans être trop précis. Car il faut bien avoir en tête qu'on ne veut pas informer l'ennemi. On n'est pas contre l'investisseur étranger, mais contre celui qui, par le biais d'un investissement étranger, veut faire du pillage technologique ou affaiblir la Nation.

J'en viens à votre question sur les participations minoritaires, qui est un sujet important. En ce moment, la régulation américaine – qui ne parle pas d'acquisition, mais de transaction – y réfléchit. Elle vise les joint-ventures, c'est-à-dire les participations, et même les investisseurs dormants. Elle considère que, même à un niveau peu élevé, ceux-ci peuvent obtenir, notamment, de l'information stratégique.

Enfin, je ne veux pas casser mon métier, mais quand les lobbyistes viennent devant le Parlement pour soutenir une opération, ils disent bien sûr qu'elle va créer de l'emploi : ils savent très bien que la première préoccupation des parlementaires est de sauver les emplois de leur circonscription, et que c'est sur ce point qu'ils vont être interrogés.

On peut promettre, dans la lettre d'engagement, de verser 50 000 euros par emploi qui ne serait pas créé. Mais c'est une lettre d'engagement politique, qui n'est pas contraignante du point de vue de l'autorisation de l'IEF (investissement étranger en France). Et puis, c'est horrible à dire, mais que représentent 50 000 euros par emploi, en contrepartie d'opérations qui en rapportent des milliards ? Il arrive que les investisseurs, qui sont dans une logique de prédation, achètent une paix sociale à court terme : ils font des promesses parce qu'ils veulent faire l'acquisition.

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Mais même s'il s'agissait d'un million par emploi, quelle est la validité de cet engagement ?

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Je parle bien sûr sous le contrôle du professeur Audit. Du point de vue juridique, la lettre d'engagement n'a de valeur contraignante que si ces emplois participent directement de la sécurité nationale. Je pense à des emplois dans des centres de recherche ou des centres de décision, qui seraient directement liés aux intérêts fondamentaux de la Nation. Mais s'il s'agit d'emploi manufacturier, dont on considère qu'il n'a pas de conséquence sur la soutenabilité de l'opération, le maintien des savoir-faire, etc. je ne vois pas comment il serait possible de le rattacher au décret et de donner à la lettre d'engagement une force exécutoire.

Il y a donc deux niveaux d'annonce : politique et juridique. En fait, c'est ce qui est dans la lettre d'engagement qui a de la valeur. Et c'est peut-être là qu'il faut être un peu plus « musclé ».

Je terminerai sur cette remarque : en France, les lettres d'engagement sont assez restreintes. Aux États-Unis, elles font entre 150 et 200 pages, avec des listes entières de technologies, de contrats sensibles, etc.

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J'entends bien que, selon vous, il faut apporter des améliorations au niveau français. Mais est-ce que cela donnerait au niveau européen ?

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Je ne peux pas vous répondre ; je pense simplement qu'il est bon de vouloir articuler notre dispositif avec les législations d'autres pays. Pour autant, si j'approuve l'harmonisation à laquelle procède Bruxelles, il ne faudrait pas que la Commission soit tentée de s'intéresser à notre sécurité nationale. On ne peut pas confier la sécurité nationale de la France à un fonctionnaire de Bruxelles, qui pourrait être « lobbyé » par des grands groupes ou par des nations étrangères. Il faut tout de même être faire preuve de lucidité quand la protection de nos intérêts fondamentaux est en jeu !

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Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1)

Je commencerai par le dernier point qui a été évoqué, l'engagement à créer des emplois. Je n'ai jamais vu d'autorisation – peu de gens ont eu cette chance – mais il semblerait que celle-ci puisse être assortie d'engagements. Je ne sais pas s'il y a eu des engagements en matière d'emplois, mais ce qui me paraît hautement probable, c'est que le mécanisme de sanctions qui figure dans le dispositif actuel vise l'hypothèse où l'on aurait dû solliciter une autorisation et où on ne l'a pas fait. Je ne suis pas certain qu'il puisse s'appliquer au non-respect de l'autorisation, s'agissant notamment d'engagements. Mais peut-être pourrait-on prévoir un mécanisme de sanctions lorsqu'un engagement, en matière d'emplois ou autre, n'a pas été respecté ? C'est de la compétence du législateur.

Maintenant, monsieur le rapporteur, faut-il une législation large ou spécifique ? C'est un éternel débat en matière de logistique. Je peux vous donner l'exemple du règlement européen relatif aux biens à double usage, qui doit faire 400 ou 500 pages, et qui est extrêmement précis sur les technologies. La difficulté, c'est que dans ces matières, l'évolution technologique est constante, ce qui oblige à revoir et à adapter ce règlement en permanence.

Dans des matières très technologiques où l'évolution est constante, il me semble difficile d'adopter un dispositif extrêmement précis parce qu'il peut devenir assez vite obsolète. Cela nécessite un travail de mise à jour permanent, dont peut-être le législateur ou le pouvoir réglementaire n'a pas nécessairement les moyens. J'observe d'ailleurs que le pouvoir réglementaire intervient généralement a posteriori, en réaction. J'en veux pour preuve le décret Alstom, et même le décret Montebourg. Sans doute y aurait-il matière à évolution, afin que l'anticipation des évolutions futures soit mieux prise en considération.

Je pense donc que des définitions larges, avec un pouvoir d'appréciation d'une autorité, serait un meilleur système, dans la mesure où il n'implique pas une mise à jour permanente des textes.

Pour ce qui est de la législation européenne ou française, je dois avouer que le transfert de compétences des investissements directs étrangers aux institutions européennes est un peu mystérieux, notamment quant au partage des compétences entre les États membres et l'Union européenne.

S'agissant des investissements intra-européens, ce sont tout de même les institutions européennes qui ont la main – sauf peut-être sur des secteurs stratégiques de sécurité nationale. En revanche, s'agissant des investissements avec les États tiers, c'est une compétence partagée, ce qui me semble tout à fait légitime.

J'observe toutefois que sur la question des investissements européens, même le dispositif du décret doit être utilisé avec circonspection car il pourrait assez rapidement provoquer les foudres de Bruxelles. Je crois savoir qu'il y a avec l'Autriche, notamment sur une décision en matière d'investissements étrangers, un contentieux dans une affaire « Église de scientologie », qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de Justice. Il est donc éventuellement possible, pour la Commission, de contester des décisions qui auraient été prises, notamment pour des investissements intra-européens.

Ensuite, il m'est difficile de répondre sur la participation minoritaire parce que ce n'est pas vraiment une question juridique. La participation minoritaire ne permet pas d'avoir un impact sur les décisions d'une entreprise c'est toutefois un bon moyen, pour l'État, de s'informer de ce qui se passe dans un secteur stratégique. Peut-être faudrait-il prévoir – institutionnellement, je ne sais pas comment cela se passe – des mécanismes de transmission d'informations entre l'Agence de participation de l'État et d'autres institutions de l'exécutif.

Enfin, je me permets d'aborder un point que vous n'avez pas évoqué. Le décret prévoit un certain nombre d'hypothèses où l'autorisation est déclenchée : acquisition, prise de contrôle etc. mais celle de l'échange d'actions. C'est assez technique, mais il est tout à fait possible de procéder à un échange d'actions entre deux sociétés, par exemple une société française qui détient une technologie et une société américaine. Or cet échange d'actions transfèrera le centre de gravité du groupe vers la société étrangère en dehors de l'Union européenne. Une telle hypothèse devrait pourtant être prise en considération par le décret, parce qu'elle est susceptible d'avoir un impact sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers.

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Vous avez dit qu'il fallait rassurer les investisseurs étrangers, évoqué les délais d'instruction et les procédures, cité des dossiers, insisté sur la lisibilité des textes applicables. Vous avez aussi observé que le travail réglementaire intervenait souvent a posteriori, et qu'il fallait remettre à jour les textes en permanence. Pour ma part, je pense que la stabilité réglementaire est aussi à prendre en compte. Qu'en pensez-vous ?

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Pascal Dupeyrat, représentant d'intérêts au cabinet RELIANS consulting

Je vais vous livrer une anecdote. Au moment de l'adoption du décret dit Montebourg, je travaillais à une opération avec un investisseur chinois : les conditions dans lesquelles il effectuait son opération ont été profondément modifiées et l'instruction a traîné en longueur. D'où ce commentaire : « Qu'est-ce que c'est que ce pays ? Il n'y a personne au mois d'août pour traiter le dossier ! » Voilà, très concrètement, ce qu'un investisseur peut ressentir.

On aurait besoin, une bonne fois pour toutes, d'une loi qui encadre, et d'un décret cohérent avec cette loi comme avec le règlement européen. Il faudrait tout coordonner, et fixer les choses à long terme. Cela devrait se faire à l'unanimité du Parlement, au-delà du clivage entre l'opposition et la majorité, parce c'est de sécurité nationale qu'il est question. Ensuite, à l'intérieur de ce cadre cohérent adopté par tous, pourquoi ne pas élaborer une doctrine, qui pourrait varier selon les gouvernements, et qui permettrait plus ou moins de souplesse ?

En tout cas, il ne serait pas anormal de remettre aujourd'hui les choses à plat : tous les pays le font. Entre 2017 et 2019, des législations auront été adoptées dans le monde entier ; la France pourrait avoir la sienne. Cela nous assurerait de la stabilité pour les dix ou vingt prochaines années.

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Mathias Audit, professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Université de Paris 1)

Il est frappant de constater que le premier grand texte de droit français en la matière est la loi de 1966 et, jusqu'à 1995, il n'y a pas eu de modification notable de ce que l'on appelait à l'époque le droit des relations financières avec l'étranger. Il a fallu attendre les années 2000, pour qu'à peu près tous les deux ans, des règlements viennent modifier, parfois de manière maladroite, le dispositif.

La raison fondamentale en est le traité de Maastricht, qui a ouvert la liberté de circulation des capitaux avec les États tiers, notamment pour la création de l'euro. L'explication économique est tout à fait acceptable. Mais les capitaux sont arrivés, ainsi que les investissements. Et l'on a vu ce cadre réglementaire changer sans doute un peu trop souvent, d'où une certaine instabilité pour les investissements étrangers.

Au-delà de son souci, parfaitement légitime, de préserver les intérêts français, j'imagine que votre commission a pour préoccupation d'attirer les investissements étrangers en France. Or, il est certain que le manque de stabilité du cadre réglementaire constitue un handicap pour les investissements étrangers sur le sol français, notamment dans ces secteurs importants.

La séance est levée à dix-sept heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 14 février 2018 à 16 h 25

Présents. - M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Olivier Marleix, M. Hervé Pellois, M. Frédéric Reiss

Excusés. - Mme Delphine Batho, Mme Marie-Noëlle Battistel