Ma situation est un peu particulière, puisque j'interviens comme ancien Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique, même si j'occupais encore récemment ces fonctions. Depuis le 5 janvier 2018, j'ai en effet rejoint le secteur privé, et plus précisément le groupe Veolia, où je suis en charge de la conformité. Je ne suis néanmoins pas délié du devoir de discrétion lié à mes anciennes fonctions, d'autant que leur exercice conduisait au maniement d'informations couvertes par des obligations de secret de diverse nature.
J'ai pris mes fonctions comme Délégué interministériel à l'intelligence économique d'abord par intérim, fin juin 2015, pour une très courte période, puis comme titulaire, à partir du 1er août 2015, si je me souviens bien. Une mission m'avait alors été expressément confiée par le Premier ministre et par le ministre de l'Économie de l'époque, M. Emmanuel Macron, à savoir la réforme du dispositif d'intelligence économique. Vos entretiens avec ce dernier, en mars 2015, peuvent ne pas avoir été étrangers à l'élaboration de sa lettre de mission.
Cette mission tenait en deux ou trois éléments essentiels. Permettez-moi à ce stade une remarque de méthode. En application de mes obligations de fonctionnaire, je suis parti sans emporter aucune archive. Les seuls documents sur lesquels je m'appuie sont des photocopies du Journal officiel. Il vous faudra demander à mon ancien service les documents que vous jugerez utiles. Je n'ai quant à moi pas de document à vous remettre.
Je peux néanmoins vous exposer les éléments essentiels de ma lettre de mission.
D'abord, il fallait que je rationalise le dispositif d'intelligence économique. Au moment où j'étais nommé, il reposait sur une délégation interministérielle placée auprès du premier ministre et sur un certain nombre de services ministériels, dont le plus gros et le mieux identifié était le service central de l'intelligence économique placé auprès du Secrétariat général de Bercy. De façon nette, le premier ministre et le ministre de l'économie m'ont demandé de fondre ensemble cette délégation interministérielle et ce service interministériel. Il s'agissait de concilier les extrêmes, en plaçant le nouveau service en synergie avec les administrations économiques, tout en veillant à ce qu'il ne perdît pas sa dimension interministérielle. Telle était la première orientation.
La deuxième orientation consistait en un recentrage de l'intelligence économique sur une problématique régalienne. Discipline née dans les années 1990, l'intelligence économique s'était en effet, dans sa transposition administrative, peut-être trop dispersée, même si elle continuait de traiter de sujets qui étaient tous fondamentaux et intéressants… Mais ils ne pouvaient tous relever de la même administration et de la même structure. À vouloir tout faire, nous souffrions d'un manque de lisibilité, sans disposer d'ailleurs de toutes les compétences nécessaires. Il m'était donc demandé de se recentrer sur la souveraineté économique. M. Macron m'a en particulier demandé de travailler à une systématisation de l'identification et de la veille du tissu d'entreprises pouvant être considérées comme stratégiques.
Troisièmement, il m'était également demandé une meilleure connexion, dans le domaine économique, entre les services de renseignement et l'administration économique. La délégation parlementaire au renseignement s'était intéressée à la question, en rendant un rapport à ce sujet. Je ne peux cependant en dire plus en public.
La réforme du dispositif fut menée rapidement. Un service administratif à compétence nationale fut créé, structure originale mais non sans précédent. Il reprenait, à l'emploi près, les effectifs des deux services dont il était issu. La totalité des emplois et des budgets existants fut en effet conservée, car l'objectif de la réforme n'était absolument pas de faire des économies budgétaires. Le nouveau service fut placé auprès de la DGE, qui dispose des compétences sectorielles nécessaires. S'agit-il en effet d'apprécier, par exemple, la dimension nucléaire de telle ou telle industrie ? Le service d'intelligence économique doit pouvoir s'appuyer sur l'expertise d'autres services de la DGE.
C'est pourquoi le ministre de l'Économie voulait constituer un pôle d'intelligence économique et une capacité d'appui à notre politique industrielle, fondée sur une nécessaire « connaissance de l'environnement des affaires », telle que l'appelait ma prédécesseure Mme Claude Revel. Cette considération a guidé vers un rattachement à la DGE, direction à compétence industrielle et transversale, plutôt qu'à la direction générale du Trésor, plus spécialisée dans les entreprises financières et les questions macroéconomiques.
Quoiqu'il soit un service de la DGE parmi les autres, ce service a cependant une particularité. Son chef a en effet une double casquette, puisque, comme le prévoit le décret, il rend compte d'une part au directeur général, en sa qualité de chef de service, d'autre part, au ministre de l'Économie, en sa qualité de commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique, désigné par lui. Le décret prévoit d'ailleurs que les orientations stratégiques du Commissaire, sa « feuille de route », sont déterminées non par le seul ministre de l'Économie, mais par un comité interministériel présidé par le premier ministre ou par son représentant.
Le système a en fait trois étages. Il s'agissait d'abord d'insérer le dispositif dans Bercy. Sans faire oeuvre de flagornerie à l'endroit de mes autorités passées, je crois profondément que l'intelligence économique doit être implantée au sein des administrations économiques et financières. Pour être efficaces, nous devons être placés dans l'état-major économique du pays. Sans proximité avec lui, nous ne remplirons pas nos objectifs, car nous serons nécessairement hors sol. Telles sont mes convictions, même si je sais que la question est sujette à controverse.
Cela n'exclut nullement un pilotage par le sommet, sans exclusive réservée au ministre de l'Économie. J'ai servi de nombreux ministères dans ma carrière, ayant d'ailleurs commencé comme juriste. Je me voyais davantage comme un serviteur de l'État, dans son unicité. À mes yeux, les ministères n'existent pas : ils n'ont pas la personnalité morale et ne sont qu'une organisation administrative rassemblant des compétences. Il se trouve seulement que, au sein de l'État, l'état-major économique est rassemblé autour du ministre de l'Économie, en quelque sorte le « directeur » de cet état-major. Il dispose des différents bras lui permettant d'apprécier une situation dans sa globalité.
Si on lui retire la capacité de connaître cet environnement gris des affaires parfois négligé, nous n'arriverons pas à cette appréciation globale de l'économie à laquelle je crois. C'est pourquoi je suis totalement convaincu que les autorités ont fait le bon choix en 2016, même s'il doit être combiné avec un pilotage au sommet de l'État, car les enjeux dépassent le seul ministère de l'Économie.
Au demeurant, un ministère n'est pas forcément fermé sur lui-même. Par construction, il n'y a pas de fonction plus interministérielle que l'élaboration du budget de l'État. Or la direction du budget, qui s'en acquitte, est placée au sein du ministère de l'économie. Il est donc tout à fait possible de mener un travail interministériel au sein d'un ministère. Voilà à quoi tendaient la fusion des deux services et l'insertion de la nouvelle entité au sein de la DGE.
En outre, un travail plus étroit est désormais mené entre le ministère de l'économie, en l'occurrence le commissaire à l'intelligence économique, et le monde du renseignement, en l'occurrence le coordonnateur national du renseignement. C'est la première fois qu'un décret constitutif prévoit de manière explicite une telle connexion institutionnelle. Le commissaire est ainsi tenu informé par le coordonnateur des renseignements de nature économique.
Notre première action fut d'identifier les entreprises stratégiques. Ce n'est pas chose facile, mais nous ne partions pas de zéro : nous disposions de travaux éparpillés, comme d'une définition des technologies critiques et de listes, au demeurant confidentielles, d'opérateurs d'importance vitale. Des ministères avaient également travaillé sur la question. Ces informations étaient cependant difficiles à systématiser et à faire partager. Qu'est-ce, en effet, qu'une entreprise stratégique ? Des intérêts locaux, des problématiques immédiates d'emploi, de commerce extérieur ou d'aménagement du territoire peuvent être en jeu ; ils ont tous leur importance, mais sans que cette importance soit toujours stratégique. Il faut donc définir une doctrine.
C'est pourquoi nous avons développé une matrice de critères de la souveraineté économique nationale, en cherchant les éléments nécessaires à une autonomie stratégique. Il faut d'ailleurs distinguer la souveraineté nationale de l'indépendance nationale, car il n'est plus de secteurs où cette dernière soit vraiment possible. Même les logiciels implantés dans les chars de construction française viennent de l'extérieur, tout comme le pétrole qui leur sert de carburant. Nous avons donc dessiné des matrices de choix, assorties de gradations en fonction d'échelles de risque. Nous avions pour objectif d'identifier ainsi les éléments nécessaires à une autonomie stratégique et à une indépendance nationale qui ne résume pas au domaine militaire et défensif, la souveraineté nationale ne se mesurant pas au nombre des canons et des missiles. Car l'économie participe pleinement et intégralement à la souveraineté, surtout au XXIe siècle.
Ces critères ont été appliqués sur la base de travaux précédents. Loin de trouver les armoires vides, j'ai repris des éléments antérieurs, en les ordonnant seulement grâce à une méthodologie plus rigoureuse. J'ai également fait partager ces éléments aux autres ministères. Car le ministre de l'Économie, malgré ses prérogatives, ne peut faire tout à lui seul. Dans un pays qui compte cinq millions de fonctionnaires, il convient de travailler avec d'autres ministères, notamment les principaux ministères sectoriels concernés, pour leur faire partager nos critères. Nous avons d'ailleurs fait avaliser ces critères, dans le cadre d'une réunion du comité directeur de l'intelligence économique présidée par le directeur de cabinet du précédent Premier ministre. C'est ainsi qu'ils ont été validés. En collaboration avec les ministères concernés, ces critères donnent lieu désormais à un travail systématique d'identification des entreprises de leur secteur respectif.
Ce faisant, nous adoptons une vision malthusienne, que j'assume pleinement : si nous voulons être efficaces, il convient d'être restrictif, en renonçant à des critères qui étendraient démesurément le cercle des entreprises concernées. Car nous savons peut-être en suivre mille, mais nous ne saurions pas, sur un plan technique, en suivre 10 000. Si les grandes et très grandes entreprises sont connues, et même les grosses entreprises de taille intermédiaire (ETI), il n'en va pas de même des petites et moyennes entreprises (PME) et des start-up. Nous ne les connaissons pas ! Il y aurait aussi un pari à faire sur le possible avenir stratégique de ces entreprises. Très lourd, le travail en cours prendra plusieurs années, sans doute entre cinq et dix ans.
Avec quelques domaines d'intervention privilégiés, nous participions aussi au dispositif des investissements étrangers en France, qui est étroitement lié au dispositif de l'intelligence économique. J'y participais naturellement lorsque ces investissements étaient susceptibles de concerner, directement ou indirectement, des entreprises stratégiques. Nous avions alors vocation à intervenir.
De façon plus transversale que le département en charge de la veille stratégique, le département de l'information stratégique et de l'analyse des risques s'occupait d'identifier les risques non économiques, c'est-à-dire ceux qui pèsent sur l'environnement économique de l'entreprise. En effet, une entreprise ne se résume pas à son compte de résultat et à son bilan. On peut parfaitement vendre le meilleur produit au meilleur coût tout en se heurtant à des difficultés économiques liées à une mauvaise maîtrise de l'environnement ou à des actions de déstabilisation des concurrents.
Sur ce point, je m'en réfère très volontiers à Mme Claude Revel, qui emploie souvent le terme de « coopétition » – je crois moins, en revanche, à la « guerre économique ». Dans la compétition économique, comme dans les autres compétitions, il y a toujours des gens qui trichent, ou du moins qui essaient d'utiliser au maximum les règles ou leurs capacités. Il ne s'agit pas seulement de vendre le meilleur produit au meilleur coût. Il en va aussi de la capacité à maîtriser son propre environnement et à comprendre celui des autres, en identifiant notamment les zones de risque.
Mon passé professionnel m'avait peut-être rendu plus familier avec cette dernière question, comme m'y rend aussi plus attentif mon activité actuelle : les problématiques de conformité ont été probablement très sous-estimées dans le passé, voire le sont encore aujourd'hui, en raison d'un fait culturel français en ce domaine.