Ce matin, on a tapoté à la porte de mon bureau-chambre, au 101 rue de l'Université. J'étais encore au lit, je n'ai pas réagi. La porte s'est ouverte, j'ai grogné « je suis là » et la porte s'est refermée avec un « oh, pardon ! ». Comme j'étais réveillé, je suis descendu prendre mon petit-déjeuner. Quand je suis remonté, les tapis de douche ne traînaient plus dans la salle de bain, la cuvette des toilettes était récurée, les serviettes changées, les poubelles vidées.
Le même miracle se reproduit tous les jours. Ce n'est pas l'oeuvre d'une fée, mais de femmes. J'ai discuté avec elles, rapidement, dans les couloirs. Elles arrivent à six heures et repartent à dix heures, assez tôt pour ne pas déranger le travail des députés. Du lundi au vendredi, elles travaillent au total une vingtaine d'heures par semaine. À raison de 9 euros de l'heure, leur paie s'élève à 600 euros environ par mois. Bénéficient-elles de tickets repas ? Non. Ont-elles un treizième mois ? Non. Des primes de panier ou de salissure ? Non. Elles ont seulement une réduction de 50 % sur le pass Navigo, et heureusement, parce qu'elles ont une petite heure de transport à l'aller et une autre au retour.
Ce pupitre ciré, ici, ce sont elles. Les cuivres lustrés, encore elles. Les marbres luisants, toujours elles. Elles sont partout et, pourtant, elles sont absentes. C'est le propre de la propreté : elle ne laisse pas de traces. Le travail de ces femmes est invisible, d'autant qu'on s'applique à les rendre, elles aussi, invisibles : elles viennent ici tôt le matin, je l'ai dit, en horaires décalés pour nous éviter de les croiser – et peut-être pour nous épargner la honte.
Car comment n'aurions-nous pas honte, honte de ce fossé ? Sous le même toit, dans la même maison, elles sont payées dix fois moins que nous ! Toutes connaissent des temps partiels contraints, toutes gagnent moins que le salaire minimum, toutes sont sous le seuil de pauvreté !
Notre Parlement, plein de raisonnements et de bons sentiments, s'accommode fort bien de cette injustice de proximité. Je la mentionne parce qu'elle est sous nos pieds, sous notre nez. Je la mentionne également parce qu'elle est à l'image de la France. Toutes les entreprises, toutes les institutions, les universités, les régions, les lycées, les collèges, les hôpitaux, les gares externalisent l'entretien de leurs locaux. Cela fait moderne, d'externaliser. Cela fait des économies, surtout. Ainsi, silencieusement, au fil des décennies, à travers le pays, des milliers de femmes, à vrai dire des centaines de milliers de femmes ont été poussées vers la précarité, vers des horaires coupés, vers des paies au rabais.
Je la mentionne, enfin, parce que ce qui vaut pour le ménage vaut également pour les auxiliaires de vie sociale et auxiliaires de vie scolaire, pour les assistantes maternelles, pour les emplois à domicile en tous genres, pour toutes celles – car ce sont des femmes le plus souvent – qui s'occupent de nos enfants, des personnes âgées ou handicapées, quand ce travail n'est pas purement et simplement gratuit, dans la sphère familiale, compté pour zéro dans un PIB aveugle.
J'entends parler, dans cet hémicycle et ailleurs, d'une société de services qui nous est vantée avec gourmandise, comme une promesse de bonheur. Forcément, puisque nous sommes du côté des servis ! Servis ici, à l'Assemblée, et aux petits oignons ; servis dans les hôtels ; servis dans les supérettes ; servis jusque chez nous par des nounous. Méfions-nous que cette société de services ne soit pas une société de servitude, avec le retour des serfs et des servantes, des bonniches, mais sous un nouveau visage, un autre nom, plus moderne, plus acceptable, et qui nous laisse à nous la conscience en paix,