Nous accueillons deux éminents spécialistes de l'intelligence économique, MM. Alain Juillet et Éric Delbecque, qui ont exercé des fonctions dans ce domaine au sein de l'État. Cette audition va nous permettre de prolonger nos échanges avec Mme Claude Revel et M. Jean-Baptiste Carpentier, qui ont été respectivement en charge de ces questions auprès du Premier ministre et à Bercy au cours des dernières années.
Monsieur Juillet, vous avez une expérience particulièrement importante de l'intelligence économique dans la mesure où vous avez accompagné son émergence dans notre pays, au sein des administrations mais aussi des entreprises. Avant d'être nommé haut responsable de l'intelligence économique auprès du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN) en décembre 2003, vous avez été directeur du renseignement à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), service que vous connaissiez déjà pour y avoir servi, plus jeune, au sein de son service « action ». Vous connaissez également très bien le monde de l'entreprise, puisque votre carrière vous a conduit à des postes de direction dans un certain nombre de grands groupes.
Monsieur Delbecque, vous avez été le chef du département intelligence et sécurité économiques à de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), qui est rattaché au Premier ministre. Vous êtes aujourd'hui responsable du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET). En 2005, vous avez participé à la définition de la politique d'intelligence économique territoriale au niveau des préfectures de région. Vous avez également collaboré à différents programmes et missions, notamment avec M. Juillet et M. Alain Bauer, à la demande d'institutions publiques et d'entreprises privées. J'ajoute que vous êtes coauteur d'un livre paru en 2012 sous le titre Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, dont je recommande la lecture, car c'est l'un des plus complets sur ce sujet.
Les questions que nous avons à vous poser sont nombreuses. La première pourrait peut-être s'adresser à M. Juillet, compte tenu de l'antériorité de son expérience : quels ont été les progrès accomplis – ou non – dans le domaine de l'intelligence économique depuis le rapport Martre de 1994 ? Ce document avait défini, pour la première fois dans notre pays, des bases conceptuelles et opérationnelles. Ces sujets sont-ils aujourd'hui mieux intégrés dans la sphère publique et la sphère privée, en particulier par les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME) ?
Nous aimerions avoir votre avis, à l'un comme à l'autre, sur l'organisation administrative actuelle. L'intelligence économique a été rattachée tantôt au Premier ministre, tantôt à Bercy, Mme Claude Revel ayant défendu la première option et M. Jean-Baptiste Carpentier la seconde – pour sa part au nom de la nécessité de se trouver au sein du dispositif de Bercy afin d'être vraiment au coeur de l'information. Quel est le bon positionnement selon vous ?
Comment jugez-vous, par ailleurs, la coordination avec les services de renseignement ? N'existe-t-il pas une trop grande dispersion des acteurs de l'intelligence économique ? Dans la procédure de lutte anticorruption ouverte par le ministère de la justice des États-Unis – Department of Justice (DoJ) – contre Alstom, on n'a pas l'impression que le ministère de l'économie ait été très informé, en temps réel, des risques que cette opération faisait courir à l'entreprise.
Quelles réflexions la cession de la branche « Énergie » d'Alstom à General Electric (GE) vous inspire-t-elle ? Que pensez-vous aussi de l'enquête diligentée par le Serious Fraud Office britannique et, désormais, par le DoJ contre Airbus ? Je crois que c'est la première fois que les Américains ne considèrent pas une procédure ouverte dans ce domaine par le Royaume-Uni comme suffisante : peut-être jugent-ils que le cas d'Airbus est suffisamment important pour s'y intéresser également. Le Gouvernement ne s'est pas exprimé sur ce dossier. Cela vous surprend-il ? À force de s'imposer la plus grande discrétion, l'État ne se condamne-t-il pas à agir toujours avec un temps de retard, alors que des dégâts ont déjà eu lieu ?
Quel est votre regard sur l'instrumentalisation du droit comme outil de guerre économique dans un certain nombre de pays ? Je lisais encore cet après-midi un article de La Tribune faisant état de difficultés rencontrées par l'entreprise Dassault en Égypte, dans le cadre d'un contrat, à cause d'un blocage décidé par Washington sur des missiles utilisant une technologie américaine. On peut d'ailleurs imaginer à quoi pourraient conduire les opérations entre Alstom et GE, qui est devenu un fournisseur encore plus important qu'auparavant pour notre industrie de défense, notamment en ce qui concerne les sous-marins et les porte-avions.
Enfin, que pensez-vous du dispositif de veille ? Même si l'on ne peut évidemment pas agir sur tous les fronts – il y a celui des États-Unis, que je viens d'évoquer, mais aussi des risques venant d'autres pays tels que la Chine –, comment peut-on améliorer la veille et comment l'ensemble des ministères peuvent-ils y concourir ? On a le sentiment que le ministère de la défense a une connaissance très fine du périmètre qu'il doit protéger, mais l'identification des risques ne paraît pas nécessairement aussi forte dans les autres ministères.