La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures quarante-cinq.

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Nous accueillons deux éminents spécialistes de l'intelligence économique, MM. Alain Juillet et Éric Delbecque, qui ont exercé des fonctions dans ce domaine au sein de l'État. Cette audition va nous permettre de prolonger nos échanges avec Mme Claude Revel et M. Jean-Baptiste Carpentier, qui ont été respectivement en charge de ces questions auprès du Premier ministre et à Bercy au cours des dernières années.

Monsieur Juillet, vous avez une expérience particulièrement importante de l'intelligence économique dans la mesure où vous avez accompagné son émergence dans notre pays, au sein des administrations mais aussi des entreprises. Avant d'être nommé haut responsable de l'intelligence économique auprès du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN) en décembre 2003, vous avez été directeur du renseignement à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), service que vous connaissiez déjà pour y avoir servi, plus jeune, au sein de son service « action ». Vous connaissez également très bien le monde de l'entreprise, puisque votre carrière vous a conduit à des postes de direction dans un certain nombre de grands groupes.

Monsieur Delbecque, vous avez été le chef du département intelligence et sécurité économiques à de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), qui est rattaché au Premier ministre. Vous êtes aujourd'hui responsable du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET). En 2005, vous avez participé à la définition de la politique d'intelligence économique territoriale au niveau des préfectures de région. Vous avez également collaboré à différents programmes et missions, notamment avec M. Juillet et M. Alain Bauer, à la demande d'institutions publiques et d'entreprises privées. J'ajoute que vous êtes coauteur d'un livre paru en 2012 sous le titre Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, dont je recommande la lecture, car c'est l'un des plus complets sur ce sujet.

Les questions que nous avons à vous poser sont nombreuses. La première pourrait peut-être s'adresser à M. Juillet, compte tenu de l'antériorité de son expérience : quels ont été les progrès accomplis – ou non – dans le domaine de l'intelligence économique depuis le rapport Martre de 1994 ? Ce document avait défini, pour la première fois dans notre pays, des bases conceptuelles et opérationnelles. Ces sujets sont-ils aujourd'hui mieux intégrés dans la sphère publique et la sphère privée, en particulier par les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME) ?

Nous aimerions avoir votre avis, à l'un comme à l'autre, sur l'organisation administrative actuelle. L'intelligence économique a été rattachée tantôt au Premier ministre, tantôt à Bercy, Mme Claude Revel ayant défendu la première option et M. Jean-Baptiste Carpentier la seconde – pour sa part au nom de la nécessité de se trouver au sein du dispositif de Bercy afin d'être vraiment au coeur de l'information. Quel est le bon positionnement selon vous ?

Comment jugez-vous, par ailleurs, la coordination avec les services de renseignement ? N'existe-t-il pas une trop grande dispersion des acteurs de l'intelligence économique ? Dans la procédure de lutte anticorruption ouverte par le ministère de la justice des États-Unis – Department of Justice (DoJ) – contre Alstom, on n'a pas l'impression que le ministère de l'économie ait été très informé, en temps réel, des risques que cette opération faisait courir à l'entreprise.

Quelles réflexions la cession de la branche « Énergie » d'Alstom à General Electric (GE) vous inspire-t-elle ? Que pensez-vous aussi de l'enquête diligentée par le Serious Fraud Office britannique et, désormais, par le DoJ contre Airbus ? Je crois que c'est la première fois que les Américains ne considèrent pas une procédure ouverte dans ce domaine par le Royaume-Uni comme suffisante : peut-être jugent-ils que le cas d'Airbus est suffisamment important pour s'y intéresser également. Le Gouvernement ne s'est pas exprimé sur ce dossier. Cela vous surprend-il ? À force de s'imposer la plus grande discrétion, l'État ne se condamne-t-il pas à agir toujours avec un temps de retard, alors que des dégâts ont déjà eu lieu ?

Quel est votre regard sur l'instrumentalisation du droit comme outil de guerre économique dans un certain nombre de pays ? Je lisais encore cet après-midi un article de La Tribune faisant état de difficultés rencontrées par l'entreprise Dassault en Égypte, dans le cadre d'un contrat, à cause d'un blocage décidé par Washington sur des missiles utilisant une technologie américaine. On peut d'ailleurs imaginer à quoi pourraient conduire les opérations entre Alstom et GE, qui est devenu un fournisseur encore plus important qu'auparavant pour notre industrie de défense, notamment en ce qui concerne les sous-marins et les porte-avions.

Enfin, que pensez-vous du dispositif de veille ? Même si l'on ne peut évidemment pas agir sur tous les fronts – il y a celui des États-Unis, que je viens d'évoquer, mais aussi des risques venant d'autres pays tels que la Chine –, comment peut-on améliorer la veille et comment l'ensemble des ministères peuvent-ils y concourir ? On a le sentiment que le ministère de la défense a une connaissance très fine du périmètre qu'il doit protéger, mais l'identification des risques ne paraît pas nécessairement aussi forte dans les autres ministères.

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique

Si Henri Martre a remis en 1994 un rapport sur ce qu'il a alors appelé « l'intelligence économique », c'est parce que l'on avait fait le constat que les États-Unis étaient en train de lancer, depuis 1985, ces techniques au sein de l'État et des entreprises, et que cela allait révolutionner le mode de management : on s'est dit que l'on devait faire de même.

L'intelligence économique permet à l'entrepreneur, au décideur ou au stratège d'avoir tous les éléments nécessaires pour commettre le moins d'erreurs possible pour un problème donné : l'acquisition et le traitement des connaissances permettent de réduire au maximum la marge d'incertitude. Si l'on sait quasiment tout, on a peu de risques de se tromper ; inversement, moins on en sait, plus le risque augmente. On s'est rendu compte au début des années 2000 – avec la relance effectuée dans le cadre du rapport Carayon – que les principes à la base de l'intelligence économique sont valables à peu près partout : on peut faire de l'intelligence « économique » en matière sociale, juridique, technique ou touristique. La méthode est utile pour presque toutes les activités humaines, car elle permet d'aller chercher les bonnes informations et de les utiliser. Dans les affaires que l'on a connues récemment, il est frappant de constater que l'État et les entreprises concernées ne connaissaient pas – ou très mal – les éléments du problème, comme vous l'avez souligné : on n'avait pas cherché les informations qui auraient permis d'éviter les mauvais coups.

Les États-Unis nous disent que l'on n'a pas le droit de vendre en Égypte tel matériel parce qu'il contient un composant américain : la loi dite ITAR – International Traffic in Arms Regulations – interdit de le faire sans autorisation. Dans le cas d'Alstom, nous avons vendu aux Américains la fabrication des turbines des sous-marins nucléaires, de sorte que l'on ne peut plus produire en France de tels sous-marins sans une autorisation américaine. C'est une perte de souveraineté absolue. Tant que cela nous concerne exclusivement, on peut s'arranger, mais on ne peut plus vendre un sous-marin à l'étranger sans le feu vert américain si ces turbines sont utilisées – or ce sont celles qui sont performantes.

Nous avons essayé de lancer l'intelligence économique à grande échelle en France en 2003. Un rattachement au Premier ministre – c'était alors M. Raffarin – a alors été choisi : on s'était dit que c'était la seule manière de faire en sorte que tous les ministères se sentent concernés. Quand l'un d'entre eux assure le pilotage, les autres considèrent que ce n'est plus leur problème, et c'est particulièrement vrai dans le domaine de l'économie et des finances. Quand Bercy pilote, les autres ministères se mettent tous dans une position de retrait et il est très difficile d'arriver à une cohésion d'ensemble. Quand on est rattaché au Premier ministre, en revanche, on peut organiser des réunions interministérielles avec les responsables de l'intelligence économique de tous les ministères. Une fois par mois, nous faisions ainsi un point général à Matignon. Tout le monde venait et travaillait, parce que l'on s'était placé sous l'égide du Premier ministre. Une fois que les services ont été rattachés à Bercy et qu'ils se sont donc éloignés du Premier ministre, c'est devenu très difficile pour mes successeurs : ils n'arrivaient pas à regrouper tout le monde. Leurs interlocuteurs se demandaient pourquoi ils obéiraient à un autre ministère. L'intelligence économique est une fonction transversale.

À titre de parenthèse, on rencontre le même problème dans l'enseignement supérieur. On a beaucoup de mal à enseigner l'intelligence économique, car il faut toujours être spécialisé dans un domaine – les finances, la comptabilité, la géographie ou n'importe quoi d'autre. Un métier transversal, couvrant une dizaine d'activités différentes, n'entre pas dans les cases.

Nous nous sommes intéressés à la défense de nos entreprises par rapport aux attaques étrangères, car elles existent, et à leurs contrats ou opérations à l'étranger. Comme vous l'avez dit, les services de renseignement réalisent un travail, mais 95 % de l'information sur les entreprises est disponible sans avoir besoin de recourir à des moyens particuliers. Il suffit de savoir chercher. Si l'on est bien équipé et bien organisé, on peut trouver un nombre considérable d'informations sur presque tous les sujets, en utilisant les banques de données, les réseaux sociaux et d'autres moyens. On peut ainsi élaborer des plans d'attaque ou de défense intéressants. La partie vraiment secrète est extrêmement réduite pour la plupart des entreprises. Souvent, néanmoins, on ne va pas chercher les informations, car cela n'intéresse pas.

Au sein de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), il existe une sous-direction du patrimoine qui cherche des informations pour les entreprises et sur elles. C'est en réalité la reconstitution d'une partie des anciens Renseignements généraux (RG). En ce qui concerne la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), un service est en charge de l'activité économique, mais il est très petit par rapport au reste. Cette question est, en effet, loin d'être considérée comme prioritaire – et cela depuis très longtemps. Je le dis d'autant plus aisément que j'ai été le directeur du renseignement à la DGSE. Une des missions qui m'avaient été confiées par le Président de la République et par Mme Alliot-Marie consistait à mettre en place l'intelligence économique au sein du renseignement. J'ai totalement échoué, car ce n'était pas dans l'esprit du temps, mais on a bien vu que cela pouvait fonctionner quand j'ai été nommé haut responsable pour l'intelligence économique.

J'ai un avis très mitigé sur la question des progrès réalisés – mais je pense qu'Éric Delbecque vous en parlera aussi. Quand on a lancé l'intelligence économique, c'était un sujet nouveau et personne ne savait donc de quoi il s'agissait, à part nous : on nous écoutait, car il y avait une forme de curiosité et d'intérêt. Nous avions un soutien au niveau des préfets, qui voyaient l'utilité de savoir ce qui passe pour les entreprises dans leur région ou leur département : dès qu'il y a un problème, ce sont eux qui prennent des coups. Sur le plan international, les grandes entreprises que l'on rencontrait étaient intéressées par de vrais tuyaux, de vraies informations qui pouvaient les aider dans une négociation ou les protéger.

La situation a ensuite évolué. Mon successeur s'est intéressé – et il a eu raison sur ce plan – au volet territorial. Sa priorité était le territoire français. Mme Claude Revel, que vous avez auditionnée, était davantage orientée vers les normes. Elle avait une autre vision : elle pensait plutôt aux négociations internationales et aux moyens de pression. À chaque fois, la question des priorités s'est posée. Il y a les entreprises et l'État, que l'on doit informer, alerter et aider, mais la sensibilisation du public et la formation comptent aussi. On a progressivement abandonné cette dernière mission : à la fin, lorsque Jean-Baptiste Carpentier était en poste, on ne s'est plus intéressé qu'aux entreprises, sous l'angle de l'attaque et de la défense.

Le problème est d'avoir les bonnes informations. On peut créer des passerelles entre l'État et les entreprises : cela ne pose aucun problème, à condition que l'information circule dans les deux gens. On est prêt à vous donner des informations si vous en donnez aussi. Le sens unique n'existe pas dans le domaine du renseignement : c'est toujours un échange. Si nous ne fournissions pas des informations aux entreprises, elles ne voyaient pas la nécessité de nous en donner. Dans les affaires que vous avez évoquées, et d'autres, c'est-à-dire les attaques américaines, pour résumer – Technip, BNP Paribas, Alstom et maintenant un peu Airbus –, c'est toujours la même histoire : il y a au départ une méconnaissance totale, à part dans le cas d'Airbus, des pratiques américaines et une confusion entre ce que l'on pense être correct et la méthode américaine, qui est totalement différente et terrible : une fois qu'elle s'est mise en marche, on ne l'arrête plus. Contrairement à la légende, on peut négocier avec les Américains, mais à condition de s'y prendre vraiment tôt, au lieu de laisser la situation prendre une mauvaise tournure, comme on l'a vu avec Alstom par exemple.

Je pense que l'organisation actuelle ne fonctionne pas, je vous le dis très franchement. Il faut repenser complètement le modèle, en définissant d'une part ce que veut faire l'État et en donnant des instructions en conséquence et, d'autre part, en voyant avec les entreprises, en particulier les grandes et celles qui sont sensibles, comment on peut mieux travailler ensemble, grâce à des réseaux d'échanges et d'informations. On peut faire beaucoup de choses assez simples pour assurer un meilleur fonctionnement.

On a progressé en ce qui concerne les dispositifs de veille. Même si l'organisation générale est défaillante, je l'ai dit, plusieurs éléments me paraissent intéressants, en particulier le décret relatif aux investissements étrangers. J'ai été le père de sa première version, en 2004-2005. À l'époque, Bercy nous a dit que Bruxelles ne l'autoriserait pas, mais on s'est aperçu que le traité de Rome le permettait à partir du moment où des domaines régaliens étaient concernés : ils ne sont pas, en effet, sous la coupe de Bruxelles. À ma connaissance, le décret a été utilisé une dizaine de fois, jamais pour interdire, mais pour demander des garanties aux entreprises rachetant des sociétés en France. M. Arnaud Montebourg est ensuite passé en force pour étendre le décret, malgré les exigences de Bruxelles. C'est passé, pour une raison simple : la plupart des autres États membres avaient adopté des textes semblables au nôtre, par imitation, afin de protéger les intérêts vitaux ou sensibles de l'État à travers les entreprises concernées. Une troisième version du décret va être adoptée, et tant mieux.

Aux États-Unis, le Président peut décider souverainement que tel produit ou telle entreprise est stratégique, quel qu'en soit le motif : une pâtisserie au coin de la Maison Blanche peut être interdite de rachat s'il en a décidé ainsi. Il y a encore du chemin entre notre situation et celle des États-Unis. C'est le coeur du problème : nous avons en face de nous des acteurs, chinois, américains, russes ou d'autres nationalités, qui nous mènent une véritable guerre économique, mais nous nous en tenons à un système qui est trop généreux en comparaison. Il faut que l'État se réveille et qu'il n'hésite pas à montrer les dents quand il considère que ses intérêts sont en jeu.

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éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

Je vais essayer d'être bref, d'autant que je tiendrai des propos très convergents avec ceux d'Alain Juillet.

J'ai pour habitude de dire que l'intelligence économique se définit par trois éléments. Le premier, qui me paraît le plus important, est une véritable culture partagée de la guerre économique. J'ai conscience que ce terme peut paraître fort, mais il existe aujourd'hui des affrontements économiques qui doivent être considérés comme tels. On doit faire comprendre que le commerce international n'est pas une aimable compétition dans laquelle tout le monde trouverait son intérêt : il y a des vainqueurs et des vaincus. Second élément, l'intelligence économique est un métier, fait de techniques de veille, de sûreté et d'influence que nous connaissons bien – mais j'y reviendrai. Enfin, c'est une politique publique.

Je trouve, moi aussi, que celle-ci n'est pas au niveau des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Si je devais résumer, j'emploierais un mot qui est un peu à la mode en ce moment dans le domaine de la sécurité publique, et que le ministre de l'intérieur contribue à populariser : celui de continuum. De même qu'il existe un continuum entre la sécurité publique et l'action d'autres acteurs – qu'il s'agisse des acteurs locaux, de la sécurité privée, de la société civile ou des grandes entreprises –, il doit y avoir un continuum dans le domaine de l'intelligence économique, avec des intérêts partagés par l'État et les entreprises. Pour le moment, on se trouve dans une situation très largement perfectible.

Tout au long de mes années de travail sur la question de l'intelligence économique, j'ai été frappé par l'existence d'un paradoxe très fort, et très étrange. Il existe une communauté assez nombreuse dans ce domaine, avec des pionniers tels qu'Alain Juillet – je suis heureux de lui rendre hommage, car il n'a pas ménagé ses efforts –, Olivier Buquen, qui a eu une appétence particulière pour l'intelligence territoriale, en effet, le préfet Rémy Pautrat, qui a tenté d'installer l'intelligence territoriale dans le paysage pendant des années, avec la création du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE) en 1995, première expérience qui n'a malheureusement pas connu un très grand succès, ou encore Claude Revel, qui a porté un intérêt particulier aux questions d'influence. Il faut également citer l'équipe à l'origine du rapport Martre, notamment Christian Harbulot, qui a travaillé sur la guerre économique, et Philippe Clerc, ou encore Ali Laïdi, qui s'est lui aussi intéressé à la « guerre économique », Pascal Dupeyrat, pour les questions d'investissements stratégiques, Nicolas Moinet et beaucoup d'autres que j'oublie. Malgré tous les travaux qui ont été réalisés, cette communauté a eu une audience très faible, voire presque inexistante dans l'administration, en particulier à Bercy sur un certain nombre de sujets. Nous avons échoué à sensibiliser certains acteurs, y compris au sein des pouvoirs publics. Un des ministères les plus déterminés est celui de l'intérieur : la sûreté des entreprises et la sécurité économique sont toujours des sujets qui parlent à ce ministère et, même si ce n'est pas totalement homogène, un certain nombre de préfets conçoivent bien les deux aspects de l'intelligence territoriale, à savoir la sécurité et le développement local. Malgré l'investissement du ministère de l'intérieur, il arrive régulièrement que des projets auxquels nous participons, les uns ou les autres, ne parviennent pas à avancer.

À titre d'exemple, je citerai d'abord une tentative assez ambitieuse qui a été conduite au niveau des préfectures de région entre 2005 et 2007 : il s'agissait de suivre une logique de sécurité économique en veillant à l'avenir de certaines pépites technologiques, de développer un volet de formation dans le domaine de l'intelligence économique, notamment via les universités et les grandes écoles, et d'améliorer la veille. Un guide, très concret et très opérationnel, a été réalisé dans le cadre de l'Agence pour la diffusion de l'information technologique (ADIT), à l'usage des préfets de région. Ce dispositif s'est rapidement heurté à des tentatives de particularisation à l'échelon territorial, et la difficulté à faire vivre ensemble tous les ministères sur ces sujets a conduit à un relatif insuccès.

Un autre exemple concerne plus directement la formation, notamment pour les dirigeants d'entreprises, mais pas seulement. En 2006, Alain Juillet a demandé que l'on rédige un référentiel de l'intelligence économique à destination des universités et des grandes écoles. L'exercice a été extrêmement consensuel, mais le dispositif s'est étiolé au fil des années, et l'enseignement de l'intelligence économique est aujourd'hui réduit à la portion congrue. Une deuxième tentative a eu lieu avec Claude Revel, sous la houlette du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, mais on a compris en quelques mois que les universités trouvaient la mise en oeuvre très difficile. Aujourd'hui, il ne reste plus que des lambeaux de ces efforts. C'est vrai pour la formation initiale et continue comme pour la formation des entreprises ; la partie sécurité et sûreté a eu un peu plus de succès, notamment parce que le Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), qu'Alain Juillet a présidé à une époque, a permis des réalisations assez importantes dans les groupes du CAC 40, et que des problématiques telles que la lutte antiterroriste ont attiré l'attention d'un certain nombre d'entreprises. Dès qu'il a été question de veille et d'influence et que l'on est passé à la stratégie des entreprises et à la coordination entre les intérêts nationaux ou européens et ceux des entreprises, on a beaucoup plus largement échoué.

Tant que l'intelligence économique concerne des questions tactiques, comme la sûreté des entreprises, on peut s'entendre ; la définition de nos intérêts stratégiques et la coalition de tous les acteurs autour d'eux posent en revanche tellement de questions que tout le monde pense qu'il vaut mieux ne pas trop en parler, voire pas du tout. Quand il s'agit de géopolitique, de sécurité nationale ou des grandes directions que notre pays souhaite suivre sur le plan économique, on a affaire à des choix lourds de conséquence et, comme souvent en la matière, on a du mal à créer un consensus.

On constate donc que, dès qu'on élève le niveau d'exigence en matière d'intelligence économique, on se heurte à des réticences devant la difficulté, d'autant qu'on en arrive tôt ou tard au traitement de dossiers qui ont partie liée avec la question de l'extraterritorialité du droit et des procédures américaines – sur lequel Pierre Lellouche a produit un excellent rapport –, et qui participent des problématiques les plus brûlantes traitées par l'intelligence économique.

En ce qui concerne le contrôle des investissements étrangers, nous avons un dispositif, qui fut conçu au départ comme une liste de secteurs à la Prévert. Nos amis américains, eux, ont adopté une perspective totalement inverse. Leur dispositif, piloté par le Président des États-Unis et son bras armé, le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis – Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) –, repose sur une conception déclarative des enjeux de sécurité nationale. En d'autres termes, tandis qu'en juristes pointilleux nous avons cherché à définir des secteurs stratégiques, les Américains ont défini une finalité, à savoir la protection de leurs intérêts. Dans cette perspective, peu leur importe que leurs intérêts aillent se loger là où le sens commun ne les aurait pas nécessairement situés : ce qu'ils déclarent être un enjeu de sécurité nationale le devient.

Selon moi, notre problème n'est pas un problème de textes, mais de volonté de les appliquer, à quoi s'ajoute le fait que, dans le public comme dans le privé, la culture de l'intelligence économique n'est pas la chose la mieux partagée par les dirigeants français. Dans ce contexte, notre petite communauté de l'intelligence économique apparaît constituée au pire de paranoïaques, voyant la menace là où elle n'existe pas, au mieux d'aimables originaux, sectateurs d'une discipline avant-gardiste à laquelle il sera toujours temps de s'intéresser ultérieurement. Tout cela ne peut évidemment pas fonder une politique publique totalement efficace.

Quant au niveau de rattachement de l'intelligence économique publique ou à sa gouvernance, il me semble que tout pilotage de l'intelligence économique qui n'est pas interministériel est globalement voué à l'échec. Nous sommes dans un pays, on le sait, où rien ne se fait contre la volonté de Bercy. Dans ces conditions si, en matière d'intelligence économique, le niveau de décision n'est pas interministériel, on pourra tenter de faire avancer tous les dossiers possibles, aucun ne pourra aboutir – je le sais d'expérience. Je continue donc à militer pour que l'on donne à la politique publique d'intelligence économique le niveau qui doit être le sien.

Il me semble pour conclure que l'idée de constituer un observatoire indépendant des secteurs stratégiques serait une manière utile de produire de la connaissance en la matière, ce qui reste extrêmement difficile au sein de l'État. Cela participerait des bonnes pratiques permettant d'acculturer ceux qui, dans l'administration, dans la société civile ou dans les médias, peuvent être concernés par les questions d'intelligence économique.

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L'intelligence économique ne consiste pas uniquement à regarder ce qui se passe dans notre pays, mais également à surveiller les menaces qui pèsent sur nos intérêts à l'étranger. Dans quelle mesure notre réseau diplomatique français est-il impliqué dans cette veille ? Les personnels de nos ambassades et des missions économiques y sont-ils formés ? Je vous pose la question car, à ce stade de nos investigations, nous avons le sentiment que, dans le cas de l'affaire Alstom, les informations n'ont pas forcément transité par le ministère des affaires étrangères comme on aurait pu l'espérer.

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique

Pour être honnête, notre diplomatie a beaucoup évolué depuis quinze ans. À cette époque, lorsqu'on parlait d'économie à nos ambassadeurs, ils nous répondaient qu'ils sortaient des Langues O' et que l'économie ne rentrait pas dans leur champ de compétences, ce qui était problématique. Aujourd'hui, a fortiori depuis que M. Fabius a développé la diplomatie économique du Quai d'Orsay, ils sont de plus en plus nombreux à ne plus se cantonner à la géopolitique ou à la culture, mais à s'intéresser également à l'économie, ce qui est un progrès notable.

Par ailleurs, nous avions auparavant des conseillers commerciaux, issus d'un corps spécialisé, où le pire pouvait côtoyer le meilleur. Depuis que le ministère des Finances a absorbé le ministère en charge du commerce extérieur, c'est la Direction générale du trésor (DGT) qui désigne ces conseillers. Si certains d'entre eux possèdent une vraie culture économique, d'autres, marqués par leur appartenance au Trésor, s'en tiennent trop souvent à une approche macroéconomique de leur environnement, sans entrer dans le détail, ce qui est pourtant indispensable. Si les choses ont donc globalement évolué dans le bon sens, il reste du chemin à parcourir.

Reste que, dans des cas comme celui d'Alstom, nos ambassades ne recueillent que très rarement les informations-clefs, car elles se trouvent hors du périmètre classique de leur champ d'observation. Il s'agit surtout de règlement très spécialisés ou de données juridiques qui intéressent des ministères ou des services spécifiques. Il y a donc ici un angle mort.

Ceci étant, dans l'affaire Alstom, excusez-moi de dire qu'on ne peut invoquer cet angle mort, car tout le monde connaît la loi extraterritoriale américaine, avec laquelle nos entreprises – la BNP, Technip – avaient déjà eu maille à partir, et pas de la manière la plus douce. On ne peut donc pas prétendre que l'on n'était pas au courant que les Américains se servent de l'exterritorialité pour mettre la main sur les sociétés étrangères qui les intéressent, en France, en Allemagne et ailleurs.

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éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

Le Quai d'Orsay a en effet évolué dans le bon sens. Je me souviens d'avoir été sollicité, il y a dix ans, alors que j'étais encore directeur de l'Institut d'études et de recherche pour la sécurité des entreprises (IERSE), afin de sensibiliser de jeunes diplomates aux enjeux de l'intelligence économique. À l'issue de la formation, qui s'était bien déroulée, le responsable m'a néanmoins fait remarquer – ce qui est instructif – que, si mes analyses étaient intéressantes, il les trouvait beaucoup trop anxiogènes pour de jeunes diplomates, et qu'il conviendrait de les modérer fortement ! Aujourd'hui, les pratiques ont changé, notamment sous l'effet de l'action très positive menée par M. Le Drian en matière de diplomatie économique.

En ce qui concerne les moyens, l'intelligence économique requiert certaines compétences humaines et techniques dont je ne suis pas sûr que les ambassades disposent. Car, pour mener un travail efficace, il ne suffit pas de confier à quelques stagiaires la rédaction de notes d'analyse économique. Il y a donc un vrai problème de moyens.

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Vous avez évoqué les modes d'organisation de l'État pour se protéger vis-à-vis de certains investisseurs étrangers. Dans cette optique, le Premier ministre a annoncé vendredi dernier que le Conseil de défense et de sécurité nationale, qui se réunit sous la présidence du Président de la République, serait désormais également réuni dans une formation économique afin d'assurer un pilotage de ces questions sensibles. Que pensez-vous de cette initiative et auriez-vous d'autres préconisations à faire pour permettre à l'État de mieux se protéger vis-à-vis de certains investissements étrangers ?

Nous comprenons que les Américains ont de l'entreprise stratégique une définition large et non segmentée, ce qui leur donne la liberté à tout moment, de déclarer telle ou telle entreprise stratégique, pour la protéger. Nous avons, pour notre part, une approche plus sectorielle de cette notion d'entreprise stratégique. Mais ne faudrait-il pas plutôt aborder cette question à travers un prisme technologique, c'est-à-dire en considérant que certaines technologies – intelligence artificielle, nanotechnologies, semi-conducteurs – sont des technologies stratégiques ? En d'autres termes, dans le cadre du droit français, n'est-il pas plus pertinent de compléter le décret de 2014 en y ajoutant ces technologies que de vouloir copier le modèle américain ?

On parle souvent d'intelligence économique en termes défensifs, c'est-à-dire pour tout ce qui concerne la protection de nos intérêts. On se réfère assez peu en revanche à l'intelligence économique offensive. Selon vous, sommes-nous aujourd'hui en mesure d'utiliser l'intelligence économique pour conquérir de nouveaux marchés, développer nos entreprises à l'étranger, pousser des investisseurs français à racheter des sociétés étrangères ?

De même, on a évoqué les actions de l'État en matière d'intelligence économique, mais comment peut-on faire pour la développer au sein des entreprises et dans nos territoires ? Comment en faire une préoccupation quotidienne au sein de nos grandes entreprises et de nos PME ? Que manque-t-il en France pour que cette culture se diffuse partout sur le territoire et implique l'ensemble des entrepreneurs et des acteurs économiques ?

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique

Nous ne pouvons qu'être favorables à la mise en place d'un comité de défense économique. L'intelligence économique consiste en effet à réunir les éléments d'information qui vont permettre aux décideurs quels qu'ils soient, à quelque niveau qu'ils se situent, de prendre les bonnes décisions ou les décisions les moins mauvaises. Or, dans notre système qui, quoi qu'on en dise, reste très jacobin, il faut, pour que cela fonctionne, que l'impulsion vienne du sommet de l'État, c'est-à-dire du Président de la République, qui peut imposer la direction à suivre et mobiliser l'ensemble des acteurs vers les objectifs appropriés. Si le Premier ministre en a également la capacité dans une moindre mesure, aux échelons inférieurs c'est impossible. C'est en tout cas la leçon que nous avons tirée de ces quinze dernières années.

Cela étant, il ne faut pas croire que la France soit mal informée, et mes amis américains avaient coutume de s'émerveiller de notre niveau d'information en matière économique, notamment par rapport à eux – cette dernière appréciation étant un mensonge éhonté… Nous disposons en effet de beaucoup d'informations, mais le problème est que les ministères ne communiquent pas entre eux, pas plus que les services de renseignement ne communiquent avec les ministères.

Dans l'affaire Alstom comme dans l'affaire BNP, nous avions toutes les informations : je ne suis plus dans l'administration, mais j'avais les informations sur Alstom, six mois avant que l'affaire sorte. Je savais ce qui allait se passer et j'aurais pu l'écrire. Je le répète, le seul moyen de faire remonter les informations est que l'ordre vienne d'en haut.

En ce qui concerne le fait de raisonner par technologies sensibles, c'est une idée que j'approuve, mais cela n'engage que moi. À l'époque où j'étais rattaché au SGDN, le premier décret que nous avons produit sur les investissements étrangers ne portait que sur les domaines régaliens, au sens du traité de Rome. Mais, pour parvenir à déterminer quelles étaient les entreprises sensibles en France, nous avions décidé de retenir celles qui utilisaient des technologies sensibles, à savoir celles figurant sur la liste publiée tous les deux ou trois ans par le ministère de l'industrie – une centaine aujourd'hui, à l'époque environ cent cinquante, considérées comme vitales pour le développement futur de l'économie française. Il suffirait donc, à partir de cette liste, d'identifier les entreprises – mille ou cinq mille, peu importe – réputées sensibles, à charge pour la DGSI et les ministères de les avoir dans leur viseur, pour établir des contacts et créer des passerelles qui enclencheraient immédiatement un cercle vertueux.

Je suis par ailleurs d'accord avec le fait que le système américain est absolument abusif. Il ne faut pas oublier que les Américains, à la suite du 11 septembre, ont fait une loi permettant à leurs services, sur simple suspicion de risque terroriste, de contrôler, de perquisitionner et de copier toutes les informations détenues par les sociétés étrangères sur le territoire américain ou par des sociétés américaines à l'étranger. Entendez-moi bien, car vous avez ici une clef qui vaut pour Airbus et pour toutes les autres affaires. Cela a beau être abusif, c'est du droit, et l'on ne peut rien faire contre. Mais nous devons apprendre à nous battre.

Cela m'amène à l'intelligence économique offensive, qui est évidemment indispensable. Cela signifie, d'une part, que les entreprises elles-mêmes doivent aller à la pêche aux informations qui leur sont utiles, car, sauf cas exceptionnel, l'État ne le fera pas à leur place, mais il faut, d'autre part que l'État, sans se substituer aux entreprises, mette à leur disposition les informations nécessaires sur la zone où elles sont susceptibles de s'implanter. Si une PME veut s'installer au Brésil, il faut qu'on lui explique comment fonctionne le marché brésilien. Mais cela vaut aussi pour les grands groupes : lorsque DCNS veut vendre un sous-marin aux Brésiliens, il doit notamment être averti des risques, y compris des risques de corruption. Car on connaît au niveau de l'État les risques de corruption, et il faut prévenir les entreprises pour qu'elles ne tombent pas dans ce type de pièges. Nous devons donc évidemment être offensifs, parce qu'en restant uniquement sur la défensive, nous finirons par être perdants et par voir notre tissu industriel irrémédiablement appauvri.

Dans ce processus d'intelligence économique et dans la manière dont il engage la responsabilité de l'État et des entreprises, surtout les plus petites, chacun à son rôle à jouer, mais encore faut-il le définir. Lorsque j'ai commencé en 2003 à développer l'intelligence économique au sein de l'État, je ne disposais que d'une petite équipe de six personnes et ne pouvais pas tout faire. Nous avons donc démarché les chambres de commerce et d'industrie (CCI), la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), en les chargeant de relayer l'information auprès des PME ; nous avons, en quelque sorte sous-traité l'intelligence économique. Cela a fonctionné un temps, la Confédération des petites et moyennes entreprises continuant d'ailleurs de s'y intéresser mais les CCI ont fini par laisser tomber. Quant au MEDEF, s'il a créé sur le sujet une commission de travail toujours en activité, le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas le problème majeur de ses dirigeants…

L'État ne peut donc pas tout faire, mais il doit absolument être mobilisé. Si le gouvernement Raffarin a décidé de s'intéresser à l'intelligence économique c'est que, coup sur coup, nous venions de perdre Gemplus, leader mondial des cartes à puce, et Péchiney en l'espace d'un week-end, 70 000 emplois se volatilisant du même coup. Le Gouvernement a alors pris peur et a compris qu'il devait être mieux informé. On s'est donc fortement mobilisé pour cela, mais force est de constater que, depuis, la mobilisation a progressivement diminué. D'ailleurs, le dernier commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique, Jean-Baptiste Carpentier, qui venait de TRACFIN et était spécialiste des opérations financières, n'a travaillé qu'avec le ministère des finances et certaines grandes entreprises.

La cohésion que nous avions tenté de mettre en place n'existe plus, et il ne faut pas compter sur Bercy pour se préoccuper de la question des éoliennes sinon pour élaborer des taxes ou des bonifications d'impôts. Or en matière d'éoliennes, c'est vers la Chine, leader mondial dans le domaine, qu'il faut regarder, car la France subventionne des éoliennes fabriquées par les Chinois grâce à des sociétés implantées en Europe pour contourner les lois européennes : c'est ça qui est intéressant et que les gens doivent savoir !

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éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

En ce qui concerne le mode d'organisation, toute initiative qui permet de pousser la décision au plus haut sommet de l'État me paraît aller dans le bon sens, sachant que ce qui reste essentiel, c'est l'agrégation des informations détenues par les différents ministères et leurs services compétents, les services de renseignement, la société civile et les think tanks. Cette agrégation s'opère encore difficilement dans notre pays, et il faut donc parvenir à l'aimanter d'une manière ou d'une autre vers le bon niveau de décision.

J'ajoute à cela que, dans les différents services de l'État et les administrations, la sincérité des analyses pose parfois problème. Ce n'est pas un jugement de ma part mais un constat qui s'explique par ce réflexe – que je peux comprendre à bien des égards – qui pousse les agents à se censurer et à ne faire remonter que les informations qui ne fâchent pas. À plusieurs reprises, on a ainsi opposé à mes analyses le fait qu'elles n'étaient pas de nature à plaire au ministre ou à la hiérarchie à qui elles étaient destinées, et j'ai ainsi le souvenir qu'il a pu être parfois très compliqué de rendre publiques ou de communiquer à certains services de l'État certaines de nos commentaires concernant précisément Alstom. Les experts sollicités doivent donc pouvoir recevoir l'assurance qu'ils ne seront pas censurés ou qu'ils n'auront pas à assumer les conséquences négatives de leurs propos.

En ce qui concerne ensuite le prisme sectoriel appliqué à la définition d'une entreprise stratégique, il n'est peut-être en effet plus le plus pertinent, et il est sans doute plus approprié de raisonner désormais en termes de filières et de technologies, corrélées à l'emploi. Telle ou telle filière, telle ou telle technologie doivent en effet être appréhendées en termes d'enjeux pour la souveraineté nationale mais également par rapport à leur poids en emploi, car c'est évidemment un enjeu stratégique au moins aussi déterminant que la sécurité.

Sur la question de l'offensif, je raisonnerai avec un exemple. En 2005, Boeing a construit un dispositif extrêmement performant et intéressant d'influence, au sens le plus général, en Inde, qui cumulait à la fois des responsables fortement compétents en matière de stratégies d'influence à l'échelon décisionnel de l'entreprise – dont certains étaient recrutés directement au Département d'État et au Conseil de sécurité nationale –, des opérationnels – assez nombreux dans le cas de Boeing –, des prestataires, à savoir les plus grandes agences de lobbying américaines ayant des antennes en Inde, ainsi que des acteurs clés de la sphère politique américaine et des groupes d'amitié entre les États-Unis et l'Inde, et des think tanks dont les analyses géopolitiques allaient dans le sens des intérêts de Boeing. Ils allaient donc chercher loin dans la société civile pour conduire cette stratégie d'influence. C'est exactement à cela que nous devons aboutir dans les années à venir.

Autre exemple intéressant, plusieurs chercheurs de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), notamment Hélène Masson, ont étudié le cas de l'avion de combat JSF 35 pour montrer à quel point les stratégies d'influence américaines sont bien conçues en la matière. À chaque fois, la grande leçon est qu'il y a une coagulation d'acteurs économiques, politiques, culturels, intellectuels, autour d'une idée, par exemple la pénétration d'intérêts industriels dans tel ou tel pays.

En ce qui concerne les initiatives pour faire vivre l'intelligence économique dans les territoires, je présente cette proposition : un préfet de région est un échelon très pertinent pour réunir autour de lui des chefs d'entreprise et constituer une espèce de club d'intelligence économique à l'échelle locale, qui permettrait de traiter l'ensemble de la problématique. À l'époque, j'avais suggéré une réunion une fois par mois, au cours d'un déjeuner par exemple, avec ces poids lourds économiques du département, et un cabinet préfectoral m'avait répondu qu'il était difficile de mobiliser un déjeuner du préfet autour de cet objectif ! Je pense que mobiliser un déjeuner préfectoral une fois par mois sur ces enjeux serait largement profitable. Nous savons que des patrons de grosses PME à l'échelon local seraient ravis de voir le préfet. Ces petites choses seraient de nature à améliorer le dispositif.

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J'ai pu aborder ce genre de questions au cours de mon histoire professionnelle, notamment en ayant travaillé avec le groupe Altares, qui s'occupe de data intelligence et est capable de fournir beaucoup d'informations. Soit dit en passant, le groupe avait exactement prévu ce qui allait se passer en 2007 avec la crise financière.

Les solutions que vous préconisez, notamment le club d'intelligence économique à l'échelon territorial, sont en effet des choses à mettre en place. C'est en tout cas ce sur quoi je suis en train de travailler dans ma circonscription de la Marne. Certaines grosses sociétés de champagne qui exportent sont particulièrement sensibles et, comme elles ne sont pas protégées, faciles à piller.

Pouvons-nous dire qu'au fond nos problèmes d'intelligence économique ne sont pas aujourd'hui couverts faute de culture économique générale ? Ce n'est pas un hasard non plus si nous connaissons un déficit chronique de notre commerce extérieur. Nous sommes capables de maîtriser de grandes technologies, de bâtir de grandes entreprises, mais nous ne savons pas gérer et administrer nos ventes de façon à pérenniser notre action dans le temps et protéger notre outil industriel.

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éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

Je partage ce diagnostic quant au manque de culture mêlant économie et sécurité nationale, stratégie industrielle et conscience des grandes évolutions économiques. On parle beaucoup de mondialisation, mais le partage des problématiques que ce mot devrait induire reste squelettique, que ce soit dans le secteur privé ou le secteur public. Cela pose de nouveau la question de l'agrégation des compétences. Quand il existe un déficit d'information ou de connaissance, il pourrait être comblé par la coagulation des acteurs. Dans un certain nombre d'entreprises aujourd'hui, il peut exister une culture de gestion, de management, de discipline de l'entreprise, qui pour autant ne fait pas une culture des processus économiques, des stratégies industrielles ou même des stratégies de développement.

Je suis frappé par la difficulté, quelle que soit la taille des entreprises, de matérialiser la stratégie de l'entreprise. Quand je demande quel est le coeur stratégique de l'entreprise, donc ce qu'il faut protéger, il arrive que l'on soit bien en peine de me répondre.

Un jour, une très grande entreprise devant se développer au Moyen-Orient et mettre en oeuvre une stratégie d'influence dans un pays de cette région, m'a demandé ce que serait l'une des premières choses à faire. J'ai répondu, de manière fort naïve : « Dans un pays du Moyen-Orient, il ne serait pas idiot d'avoir un spécialiste des questions religieuses. » Ce à quoi mon interlocuteur, avec une sincérité désarmante, m'a demandé : « Pour quoi faire ? » Dans ces pays, où l'on peut se voir répliquer que Dieu a décidé que tel jour est un mauvais jour pour faire des affaires, il est bon d'avoir un spécialiste de ces questions. Cela participe selon moi d'une stratégie générale de l'entreprise.

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique

En France, on a souvent de très bonnes informations sur ce qui se passe mais l'information ne circule pas ou ne va pas au bon endroit. J'ai parlé des silos tout à l'heure, mais c'est aussi une question de circulation de l'information vers le haut. Quand j'étais aux affaires, comme on dit, j'étais en liaison hebdomadaire avec le directeur de cabinet du Premier ministre. La réunion, qui avait lieu dans son bureau, ne durait pas longtemps, mais cela permettait de prendre des décisions. La même chose existait à l'Élysée avec le conseiller économique. Ces contacts ont ensuite disparu. Depuis mon successeur, le contact avec le directeur de cabinet du Premier ministre n'existe plus, et le contact à l'Élysée s'est réduit de plus en plus au cours du temps. Résultat : l'information ne remonte pas vers ces gens qui ont la capacité de donner des instructions.

Dans l'affaire Alstom, quand Frédéric Pierucci est abandonné dans une prison américaine depuis six mois par M. Kron et que personne ne s'en occupe, y compris le consul général de France, je dis : attention, il va craquer, il va parler, et ce jour-là cela va nous revenir en boomerang. Qu'est-ce qui s'est passé ? Il a en effet craqué, on l'a viré de la société et on a dit à sa femme qu'il ne toucherait plus de salaire... Entre parenthèses, il est de nouveau en prison car on n'a pas négocié son habeas corpus et on l'a laissé repartir là-bas ! Je le dis haut et fort : c'est un scandale d'État. Pourquoi, quand un habeas corpus a été négocié pour Kron et les autres, cela n'a-t-il pas été fait en même temps pour ce malheureux qui était un exécutant ?

Tout ça pour vous dire qu'il y a un problème d'écoute. Pour que l'intelligence économique fonctionne, il faut que quelqu'un écoute ce qu'on dit. Il faut que, dans la structure, une personne soit là pour entendre. Comme toujours dans ces cas-là, sur les informations reçues, trois ou quatre sont bonnes et quatre ou cinq sont mauvaises. Peu importe, il faut que l'État soit prévenu et puisse dire aux entreprises : attention ! Il m'est arrivé d'aller voir un très grand groupe français pour dire à ses dirigeants que nous avions appris qu'à l'aéroport de New-York un de leurs actionnaires était en train de négocier la vente de l'entreprise. C'est une information qui vaut de l'or pour un président de groupe. Après cela, nous avions une liaison permanente.

Il faut que les fonctionnaires reçoivent les conditions d'un dialogue convenable avec les entreprises et l'État. Sans cela, cela ne peut fonctionner. C'est comme si un député ne pouvait discuter avec les électeurs : il aurait des problèmes tôt ou tard.

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J'ai été déléguée générale d'une fédération dans l'industrie et je souhaite nuancer un peu vos propos. Les mesures antiterroristes, notamment concernant les sites Seveso, ont contribué à beaucoup sensibiliser les entreprises sur le danger extérieur, alors qu'elles étaient jusque-là centrées sur le risque industriel. Cette prise en compte du risque extérieur est d'ailleurs compliquée car c'est tout à fait une autre culture, mais je crois que le terreau est là.

Dans le cadre de mes fonctions, j'ai organisé plusieurs réunions autour de l'espionnage industriel, réunions qui attiraient de nombreuses entreprises, et ces entreprises se montraient très attentives aux conseils que l'on pouvait leur donner. Je crois donc qu'il existe quand même une certaine sensibilisation des entreprises sur le sujet.

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique

Ni Éric Delbecque ni moi ne vous dirons le contraire. Sur le risque technique, les gens sont sensibilisés depuis longtemps. Sur le risque terroriste, il y a eu progressivement une prise de conscience et cela a accru les mesures de sécurité dans les entreprises. Néanmoins, pour beaucoup de patrons de grandes entreprises en France, la sécurité n'est pas le problème majeur sauf s'ils pensent qu'il y a un risque. On l'a vu avec l'attentat du Bataclan. L'année d'après l'attaque, les dépenses de sécurité des entreprises ont augmenté de près de 20 % ; le problème, c'est que, depuis lors, elles ont baissé chaque année de 5 à 10 %. La prise de conscience se fait donc par à-coups, et insuffisamment.

En ce qui concerne les attaques cyber, on constate une mobilisation des entreprises depuis un an ou un an et demi, à savoir depuis ce que nous appelons, nous, les « attaques au président », ces fraudes par lesquelles un usurpateur se faisant passer pour le président de la société demande, de préférence un vendredi soir, que soit versé de l'argent sur un compte à l'étranger. Dans les entreprises du CAC 40 et du SBF 120, on a dépassé les 400 millions d'euros de détournements en trois ans ! C'est colossal, et malheureusement cela continue car les bandits sont inventifs et, de l'autre côté, il y a encore des failles d'organisation. Mais, dans l'ensemble, les patrons ont bien compris. Lorsqu'on en vient, en revanche, aux attaques en vue de racheter l'entreprise ou de la mettre en difficulté, aux attaques concurrentielles à l'américaine, il est indéniable que la plupart de nos patrons ne sont pas préparés. J'ai participé à des réunions de très grands patrons français et allemands ; ils ont parfaitement identifié les autres types de risques, mais ne comprennent pas cette affaire-là. Dans le cas des lois extraterritoriales, j'espère que le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la loi Sapin 2 leur permettront de comprendre, mais je n'en suis même pas certain. Pour l'instant, de toutes les lois qui sortent, ils retiennent plutôt la protection des données personnelles, mais ne voient pas la mise en danger de l'entreprise par le détournement des actifs numériques.

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éric Delbecque, chef du pôle intelligence économique de l'Institut pour la formation des élus territoriaux (IFET)

J'ai beaucoup travaillé ces dernières années sur la lutte contre le terrorisme et la problématique des gardes armés dans le domaine de la sécurité privée. Il est certain que les entreprises ont un niveau de conscience bien plus satisfaisant que par le passé. En revanche, plusieurs questions se posent. On ne peut pas continuer de ne pas rémunérer correctement les agents de sécurité privée et conserver un bon niveau de sécurité. J'entends parfaitement que cela a un coût pour les entreprises qui consomment de la sécurité privée, mais les pouvoirs publics ont le devoir d'élaborer des standards qui permettent aux donneurs d'ordres et aux acteurs de la sécurité privée de s'entendre sur un juste prix.

Par ailleurs, il existe des craintes de la part des dirigeants d'entreprise, car qui dit protection contre le terrorisme dit également lutte, dans le respect des libertés individuelles, contre la radicalisation, ce qui pose des questions juridiques sur le lieu de travail et demande une spécialisation, des compétences en interne, voire un budget et des experts pour travailler sur tout cela, ce qui crée une difficulté réelle pour les entreprises. La plupart des gens sont très conscients du risque mais, dans les réponses organisationnelles, il reste très compliqué de mettre en place un bon dispositif, respectueux des libertés individuelles, et pas excessivement onéreux.

La séance est levée à dix-neuf heures.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 21 février 2018 à 17 h 30

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Dominique David, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Olivier Marleix, M. Frédéric Reiss, M. Jean-Bernard Sempastous

Excusé. - M. Bruno Duvergé