Mme Abba a fait allusion à la thèse d'histoire des sciences de Leny Patinaux, financée par l'ANDRA, qui traite de la question de la démonstration de sûreté depuis les années quatre-vingt jusqu'en 2013, en cherchant à répondre à la question des limites épistémologiques de la démonstration scientifique, compte tenu de l'horizon temporel dans lequel nous nous projetons. Comment en effet atteindre un niveau de démonstration scientifique capable d'asseoir des décisions publiques sur des horizons de temps qui donnent le vertige ? Quelle crédibilité apporter à une modélisation sur un million d'années ?
Cette thèse montre comment l'ANDRA et l'ensemble des acteurs scientifiques et des autorités de contrôle sont passés d'une démarche, au début des années quatre-vingt, où la question de la sûreté des déchets nucléaires était abordée à travers une approche et des démonstrations scientifiques pures et dures, qui ont vite buté sur les limites méthodologiques que je viens d'évoquer, à une démarche fondée, pour reprendre les termes de Leny Patinaux, sur une « démonstration robuste et convaincante ». Comment, en d'autres termes, on est passé d'une méthodologie reposant sur des modèles de calculs à une méthodologie axée sur les faisceaux d'arguments, la compréhension phénoménologique, la comparaison et l'analogie, la mise à l'épreuve, le débat contradictoire, l'évaluation extérieure, sans oublier une part de bon sens. C'est à partir de ce faisceau d'arguments qu'on fondera la démonstration en robustesse. Il ne s'agit pas de convaincre en faisant de la rhétorique en en hypnotisant les gens ; c'est à partir de ce faisceau d'arguments et en monopolisant toutes les ressources que je viens de citer, que les experts se forgeront leur intime conviction leur permettant d'aboutir à une conclusion solide.
Cette analyse épistémologique de Leny Patinaux vient rejoindre un ensemble de travaux que nous avions conduits et qui avaient mené à la tenue, en 2016, d'un colloque international organisé par l'ANDRA, le CNRS et l'INRIA, autour de la démonstration scientifique, de l'administration de la preuve et de la décision publique dans un contexte d'incertitude.
Ce que j'ai retenu de ce colloque, c'est en premier lieu que nous ne sommes pas les seuls à être confrontés à cette difficulté, liée pour ce qui nous concerne à la question du temps long. Des problématiques identiques se retrouvent dans le domaine de la sécurité sanitaire ou de la sécurité alimentaire, voire en matière de dissuasion nucléaire, où l'on atteint l'extrémité de la physique sans pouvoir se confronter in fine à l'expérience, puisque les essais nucléaires sont désormais interdits. Et nous ne le pouvons pas davantage, puisque cela dépasse notre horizon de temps.
Mon second constat a été que non seulement nous n'étions pas les seuls confrontés à ce type de problématique, mais que nous n'étions pas non plus les plus à plaindre dans la mesure où on nous avait laissé vingt-cinq ans : dans le domaine de la sécurité sanitaire ou alimentaire, on vous laisse plutôt vingt-cinq semaines, rarement vingt-cinq mois…
Enfin, la troisième leçon à retenir, c'est que, pour sortir de l'impasse, il est indispensable de hiérarchiser les incertitudes, d'éprouver les différentes approches, de croiser les modèles, à l'instar de ce que fait le GIEC sur le climat lorsqu'il confronte différents modèles.
Leny Patinaux montre ainsi dans sa thèse comment s'est progressivement développée, autour de la question de l'enfouissement des déchets nucléaires, une culture de la mise à l'épreuve permanente, appuyée sur la hiérarchisation des incertitudes, et dans laquelle chaque décision de retenir ou d'abandonner une hypothèse est publiquement motivée – ce qui devrait faire taire ceux qui imaginent un agenda caché.
Un très bon exemple de ce processus est fourni par la fameuse question des déchets bitumés. À notre sens, le bitume devait se comporter correctement, ce qui nous avait conduits, durant l'instruction du dossier d'options de sûreté (DOS), à exclure le scénario d'une reprise de réactions exothermiques et d'emballement. C'était le sens des conclusions que nous avions rendues et soumises à l'ASN et à l'IRSN, mais ceux-ci ont estimé, au vu des éléments fournis, qu'au stade où nous en étions, nous ne pouvions exclure le scénario de l'emballement. Nous avons donc revu nos conclusions opérationnelles.
Une des vertus de la thèse de Leny Patinaux, notamment parce qu'elle a été médiatisée, est d'avoir permis de clarifier des enjeux auxquels se confrontent de longue date les instances d'évaluation et de contrôle sur la question des déchets, et de faire comprendre comment nous tentons d'aborder les incertitudes de manière raisonnable et raisonnée, dans le but de nourrir la décision publique.
La question de M. Cellier sur les conséquences qu'emporteront les choix de politique publique sur le volume de déchets est importante, car elle nourrit l'argumentaire de ceux qui préconisent d'attendre que des choix énergétiques soient définitivement arrêtés pour poursuivre le programme Cigéo.
Le déploiement de Cigéo sera extrêmement progressif. La première phase de construction, c'est-à-dire la phase industrielle pilote, qui comporte la descenderie, un début de quartier de stockage pour les déchets MA-VL et un simple quartier pilote pour les déchets HA, lequel ne comptera à l'horizon 2030 que treize alvéoles sur le millier que doit comporter le projet final. On considère que, vers 2050, on aura rempli la moitié du quartier MA-VL, sans rien faire de plus sur le quartier HA. En 2080, la descente des déchets MA-VL sera à peu près achevée, et la construction des quartiers HA1 et HA2 débutera, pour se terminer à l'horizon 2140-2150.
Cette construction extrêmement progressive laisse donc une grande place à la réversibilité et à l'adaptabilité. Elle nous permet d'intégrer au fur et à mesure dans le projet, non seulement le retour d'expérience du processus de construction, mais également l'innovation technologique et l'évolution des politiques énergétiques, sous réserve – et j'y insiste – que nous apportions la preuve dès le début, c'est-à-dire lors du dépôt de la demande d'autorisation de construction (DAC), par des études d'adaptabilité, que nous sommes capables de nous adapter.
Dans le périmètre de ce que l'on appelle les études d'adaptabilité, demandées par l'ASN et faisant partie du dossier, nous étudions toutes sortes de scénarios, notamment ceux où il n'y aurait plus de quatrième génération, plus de retraitement, où les réacteurs dureraient cinquante ou soixante ans. Nous nous efforçons ainsi d'envisager tous les possibles, de nous assurer que les choix que nous avons faits n'ont pas créé d'impossibilités scientifiques, et que nous sommes capables de nous adapter à toutes les situations.
Aujourd'hui, la conception de base repose sur la solution du retraitement et d'une reprise des MOX dans le cadre d'une filière de quatrième génération. Mais s'il n'y a plus de quatrième génération, nous savons, depuis 2005 et le dossier de faisabilité du stockage géologique en formation argileuse, comment descendre les MOX le moment venu ; nous savons même comment descendre des combustibles usés, ce qui pourrait se révéler nécessaire dans l'hypothèse où il n'y aurait plus de retraitement. Ce point est essentiel pour montrer que nous ne préemptons pas les décisions futures, que nous n'enfermons pas les générations de demain dans les choix actuels. Il s'agit par ailleurs d'une position de bon sens car, étant donné les échelles de temps du projet, il est clair qu'il peut se passer dans le futur toutes sortes de choses en matière d'évolution des politiques énergétiques.
Enfin, la stratégie de démantèlement a très peu d'impact sur Cigéo. En effet, le démantèlement produit essentiellement des déchets de très faible activité (TFA), voire de très très faible activité (TTFA), ainsi que quelques déchets de faible et moyenne activité (FMA), mais extrêmement peu de déchets ayant vocation à être dirigés vers Cigéo : l'enjeu du démantèlement ne concernerait donc que les capacités du CIRES, notre installation de l'Aube ayant vocation à recevoir des déchets de très faible activité.