Intervention de Bruno Vigogne

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 11h35
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Bruno Vigogne, ancien responsable de la compliance d'Alstom « Power » et directeur des enquêtes internes d'Alstom :

Ma présentation sera plus courte que celle de Pierre, et j'emploierai sans doute des mots différents.

J'ai rejoint le groupe Alstom, après une carrière d'officier pilote dans l'armée de terre, puis d'officier de gendarmerie. C'est fort de cette expertise judiciaire, que je rejoins le groupe Alstom pour y être en charge du département compliance, ou éthique des affaires, de la branche « Énergie ».

Assez rapidement, dans le cours des entretiens de recrutement, je suis mis au courant des difficultés judiciaires que rencontre le groupe. On m'explique en février 2009, qu'il s'agit d'une affaire mineure, consécutive, comme l'a mentionné Pierre, à l'arrestation et à la mise en détention pour sept semaines du responsable compliance du groupe, en Suisse ; qu'il me faudra donc oeuvrer sur deux fronts : participer à la mise en oeuvre d'une meilleure politique de compliance, mais également être l'interlocuteur privilégié du procureur général suisse dans la conduite de ce dossier judiciaire.

En ce qui concerne la compliance, je découvre un groupe qui a incontestablement engagé de gros efforts – et je ne partage pas sur ce point les positions de Pierre. Il y a certes des problèmes hérités du passé, auxquels il est fait face maladroitement, mais l'arrivée de M. Lainé se traduit par une volonté manifeste d'améliorer les procédures et les recrutements, ce qui répond partiellement à votre question sur les actions engagées par M. Kron. Il a, avec M. Lainé recruté des compliance officers dotés d'une véritable expertise dans leur domaine : avec ma formation d'avocat et en tant qu'ancien officier de gendarmerie, j'en suis un exemple, mais j'ai également travaillé avec un collègue britannique issu du SFO et un collègue argentin, ancien procureur en charge des investigations fiscales. Est donc mise en place une équipe dotée d'une expertise beaucoup plus solide que celle du précédent département compliance, qui, de façon assez surprenante, était historiquement l'héritier du département qui gérait les agents et les contrats de consultant.

Nous avions été recrutés pour participer à l'instauration d'une gouvernance nouvelle, renforcer les procédures et améliorer les standards de l'entreprise, mais, très vite, l'enquête suisse va monopoliser beaucoup de notre énergie, car le procureur, extrêmement actif, conduit de multiples perquisitions et exerce une pression directe sur les employés en les convoquant et en les mettant, pour certains, en examen, à différents échelons de la hiérarchie.

En 2011, je finalise avec le directeur juridique, un accord visant à clore cette investigation, investigation qui se solde par un « succès d'estime », puisque le groupe n'est condamné qu'à une sanction de 36,5 millions de francs suisses – un montant qui se décompose en 2,5 millions d'amende et en 34 millions de restitution des intérêts ou du bénéfice mal acquis –, ce qui est finalement une assez belle victoire sur le plan du droit.

Toutefois, alors que cette première décision aurait dû, ainsi que je m'y attendais, provoquer chez les dirigeants d'Alstom une prise de conscience et un changement radical de gouvernance, cela n'a pas été le cas. Notre relatif succès judiciaire les a, au contraire, conduits à minimiser non seulement les conséquences de cette investigation mais également les raisons qui l'avaient motivée.

Malheureusement, comme c'est souvent le cas, le procureur général suisse avait, dans le cours de son enquête, émis des demandes d'entraide judiciaire internationale dans une vingtaine de pays, dont une bonne partie s'est associée aux investigations, lesquelles ont donc pris une dimension internationale. Cela a entre autres été le cas de la Banque mondiale, avec laquelle nous avons, en 2012, signé un accord qui prévoyait une amende de 2,5 millions de dollars, certes modeste au regard des moyens d'Alstom mais qui avait pour conséquences collatérales non seulement d'exclure deux entités légales du groupe des projets financés par la Banque mondiale, avec toutes les conséquences économiques – non négligeables – que cela emporte, mais également d'imposer la présence d'un moniteur pour cinq ans, chargé de renforcer la gouvernance de la société et d'améliorer nos procédures générales.

J'ai accompagné ce moniteur dans ce travail d'amélioration de procédures, tandis qu'en parallèle le groupe se trouvait sous le coup d'une multiplicité de procédures. Un accord de plaider-coupable avec la justice passe en effet par la reconnaissance de faits délictueux, qui se traduit assez immanquablement par l'ouverture de nouvelles procédures dans les pays où ils se sont produits. C'est ainsi que l'enquête suisse, qui visait des contrats signés en Malaisie, en Lettonie et en Tunisie a immédiatement débouché sur l'ouverture d'enquêtes dans ces trois pays. L'exclusion des projets financés par la Banque mondiale pour la branche hydraulique a également conduit à l'exclusion des financements d'autres banques par le jeu d'accords croisés. La BEI s'est également jointe à cette investigation. Puis cela a été le tour du SFO britannique, et enfin du Doj américain qui a ouvert sa propre procédure, laquelle s'est conclue par le paiement fin 2014 d'une amende record.

Tout ceci m'a conduit, alors que j'avais initialement été recruté comme Chief compliance officer de la branche « Énergie » à mener de front deux activités et à assurer la coordination des affaires pénales du groupe. Au plus fort de la tourmente judiciaire, les demandes d'information avaient atteint un tel niveau qu'il a fallu créer un département des investigations internes dont j'ai pris la direction et qui avait vocation à centraliser les demandes des autorités judiciaires, à rassembler les réponses et à assurer le traitement juridique de chaque procédure – tâche assez complexe lorsqu'il s'agit de faire face à de telles procédures.

L'histoire s'est donc achevée fin 2014, lorsque Alstom « Power » a été rachetée par General Electric et que j'ai été invité à poursuivre mes activités ailleurs, toute vérité n'étant pas bonne à entendre, surtout lorsqu'on veut effacer une partie de la mémoire !

J'ai donc rejoint un cabinet d'avocats, dans lequel j'exerce à peu près les mêmes fonctions et où je dirige le département conformité et éthique des affaires, mais également le département des investigations internes, puisque je défends de grands groupes industriels ou bancaires exposés à des procédures diligentées par la justice américaine. Avocat au barreau de Paris, je précise que je n'interviens pas aujourd'hui devant vous au titre de mes fonctions d'avocat mais au titre de mes anciennes fonctions chez Alstom.

Pour répondre à l'une de vos questions, les faits de corruption chez Alstom sont anciens et, comme l'a dit avec justesse Pierre, les dirigeants du groupe ont hérité de pratiques qui étaient malheureusement, à une certaine époque, monnaie courante dans la conduite des affaires. Ce que l'on constatait chez Alstom, on le constatait également chez Siemens et chez ses principaux concurrents. Je pensais naïvement qu'ils auraient la volonté d'y mettre un terme, mais le groupe a tardé à appliquer les directives de lutte contre la corruption et n'a pas tiré les enseignements de l'exemple malheureux de ses concurrents, puisque Siemens avait eu affaire avant nous à la justice américaine et en avait largement souffert.

Les pratiques reprochées à Siemens n'étaient finalement pas si éloignées de celles du groupe Alstom et le groupe n'a pas pris acte du changement qui s'opérait, pas assez vite en tout cas, sachant que certains de nos contrats de consultant sont des contrats longs, qui peuvent courir sur quinze ou vingt ans.

Pour autant, ce n'est pas parce qu'un crime ou un délit est commis dans le cadre d'un contrat signé vingt ans auparavant qu'il faut en accepter les conséquences, dans un monde où la tolérance à la corruption n'est plus la même. Je me suis donc attaché à tout faire pour corriger cela. Je crois même que le groupe était convaincu qu'il fallait le faire mais que ses dirigeants se sont révélés incapables de trancher entre leurs engagements commerciaux et leurs obligations légales.

Il faut également souligner que, dans ces années, le groupe Alstom était dans une situation commerciale difficile, toujours au bord de la rupture d'équilibre, à la suite de cette crise grave qu'il a traversée et qui a conduit en 2003 à sa nationalisation partielle. J'y insiste car, en mon âme et conscience j'affirme ne pas avoir constaté que le groupe abordait le marché avec des velléités délibérées de corruption. En revanche, dans bien des cas, notamment dans les États où les transactions commerciales sont régies par d'autres lois le client, a fortiori lorsqu'il s'agissait de la puissance publique, était en mesure d'imposer ses conditions pour l'obtention du contrat, en d'autres termes le versement d'une commission à tel ou tel décisionnaire.

Je distingue clairement la corruption active et préméditée de cette forme de corruption passive qui consiste à ne pas résister à l'extorsion. C'est dans cette seconde situation que s'est trouvé le groupe Alstom, fragilisé par ses difficultés financières. Que cette incapacité à résister ait été volontaire ou non est un autre débat. Quoi qu'il en soit, ces pratiques anciennes ont perduré jusque très récemment.

En ce qui concerne la procédure américaine, le DoJ a informé Alstom de ses intentions au début de l'année 2010. J'étais le collaborateur direct de M. Einbinder, et nous avons travaillé de concert en toute transparence sur ce dossier dès cette époque-là. Très rapidement, le DoJ nous a invités à collaborer, ce qui, dans le cadre d'une procédure judiciaire américaine, signifie ouvrir ses archives et ses livres de compte, et se soumettre à une investigation en profondeur, conduite par un tiers indépendant, le plus souvent un cabinet d'avocats, en l'occurrence Winston & Strawn.

M. Einbinder et moi-même étions d'avis qu'il était dans l'intérêt de la société de coopérer à cette investigation, ce qui impliquait de nous soumettre aux diligences et aux questions de nos avocats américains. Tous ne partageaient pas notre avis, estimant que cette procédure était trop intrusive et n'était pas nécessaire. Deux points de vue s'opposaient donc : celui de l'ancien directeur juridique, favorable à une coopération, et celui des autres cadres dirigeants, qui y étaient opposés.

M. Einbinder est donc remercié pour ses services, et un autre directeur juridique est nommé, avec lequel je vais travailler, puisqu'au bout du compte c'est au groupe et à son président qu'il appartient de prendre la décision finale, laquelle est donc, dans un premier temps, de ne pas coopérer.

Lorsque vous ne coopérez pas à une enquête américaine, vous vous exposez à en subir les conséquences, et l'on vous fait rapidement comprendre que ce n'est pas parce que vous ne coopérez pas que la machine judiciaire s'arrête. La force de frappe du DoJ est telle qu'il est difficile pour une entreprise de lutter à armes égales, surtout quand ses salariés sont obligés de voyager et de se rendre sur le territoire américain. C'est ainsi que M. Pierucci est arrêté et placé en détention.

On imagine dès lors la pression qui pèse sur le groupe, dont les salariés de la branche commerciale sont dans l'obligation de se déplacer à l'étranger. Cela m'amène, après une analyse et une cartographie des risques, à émettre une note recommandant aux personnes potentiellement visées par le DoJ d'éviter les déplacements à l'étranger, ce qui revient à immobiliser nos ventes.

La société se trouve finalement prise entre deux feux. D'une part, la paralysie d'une partie de ses commerciaux, d'autre part la pression judiciaire du DoJ. C'est d'autant moins tenable que les arrestations se multiplient et que, outre Frédéric Pierucci, quatre autres cadres sont arrêtés aux États-Unis. Ces cadres vont plaider coupable. Ce qui nous amène à revoir notre stratégie de défense, pour accepter finalement une coopération totale, et à signer, à la fin de l'année 2014, ce deal que certains considèrent comme catastrophique.

À titre personnel, je considère que c'est un moindre mal au regard des menaces qui pesaient sur la société et ses salariés, sachant que la quasi-totalité des cadres dirigeants et des responsables échappaient aux poursuites et que, si le montant acquitté était énorme, il aurait pu être plus important encore.

Sur les diligences faites par M. Kron pour remédier au problème de corruption, ma position diverge de celle de Pierre Laporte. Outre le recrutement de profils mieux adaptés pour gérer les questions de compliance, le département de M. Lainé a souhaité, au regard du traumatisme qu'avait éprouvé la société, solliciter un audit indépendant réalisé par un cabinet suisse et un cabinet anglais, que j'ai accompagnés et qui nous ont aidés à revoir nos procédures de façon à s'assurer qu'en cas d'éventuelle reprise des paiements à certains consultants la société ne serait pas exposée à de nouveaux risques. Je reste convaincu aujourd'hui que ces audits ont été menés de façon très sérieuse. Ils n'ont porté toutefois que sur les procédures existantes, que nous avons considérablement améliorées et consolidées. Cela garantissait donc que les paiements effectués ou les nouveaux consultants appointés par Alstom dans la période 2012-2014 ne présentaient guère de risques pour la société.

Le niveau d'exigence auquel M. Lainé a hissé ces procédures en quelques années est tel que le cabinet ETHIC Intelligence, qui a certifié les programmes de compliance d'Alstom a été assez élogieux dans ses conclusions, considérant que les standards adoptés par la société étaient en ligne avec les meilleures pratiques au monde. Reste que tout ceci ne vaut pas pour les affaires relevant d'un passé plus ancien, causes des problèmes rencontrés par Alstom.

M. Kron a également durci le niveau de commissions, régulièrement revues à la baisse. Le compliance officer que j'étais participait aux discussions avec les forces de vente qui nous proposaient des consultants. Encore une fois, consultant ne veut pas dire corruption. L'activité de lobby reste légale, on trouve des milliers de lobbyistes à Bruxelles, les États-Unis sont emplis de lobbyistes. L'activité de lobbying est morale sous réserve qu'elle n'influence pas les conditions de la vente. C'est ce que recherchait Alstom, à savoir trouver sur le marché des experts capables d'accompagner ses projets, capables de démonter les arguments de la concurrence, qui pouvaient expliquer que nous n'avions pas la bonne technologie, les bons réseaux, le bon service de maintenance, en fait tous les arguments négatifs de nos concurrents qu'il fallait contrebalancer. C'était l'activité principale du lobbyiste.

Toutefois, c'est là où je rejoins Pierre Laporte, cette activité de lobbyiste a été par le passé – je ne garantis d'ailleurs pas que ce ne soit plus le cas – parfois contournée pour faire passer des faits corruptifs. L'activité a été dénaturée mais, quand je l'ai encadrée ces dernières années, je n'ai jamais eu connaissance d'éléments indiquant que de la corruption avait lieu au travers des lobbyistes que je contrôlais. Chaque fois que j'avais un doute sérieux, j'exerçais un droit de veto et la société, même si c'était difficile, le respectait. Mais cela ne s'appliquait pas par le passé.

Incapable de distinguer le bon grain de l'ivraie, M. Kron, dès lors que, pour tout le monde, l'activité de consultant était à un tel niveau de risque et était perçue comme corruptive, a finalement pris la décision de mettre un terme à cette activité. Je dois le porter à son crédit, même si j'aurais souhaité que cette décision soit prise bien plus tôt, ce qui aurait évité beaucoup de peine à beaucoup d'entre nous.

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