La séance est ouverte à onze heures trente-cinq.
Dans le cadre d'une série d'auditions visant à mieux comprendre quel aurait été l'impact de la procédure engagée par le gouvernement américain à l'encontre d'Alstom en vertu du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) sur la décision de Patrick Kron de vendre la branche « Power » d'Alstom, nous auditionnons aujourd'hui M. Pierre Laporte et M. Bruno Vigogne.
Monsieur Laporte, vous avez débuté votre carrière dans différents cabinets d'avocats, en France et aux États-Unis, en qualité de spécialiste notamment en droit des affaires et en droit de la propriété industrielle et intellectuelle. Vous avez ensuite occupé successivement des fonctions de direction juridique au sein de la branche « Santé » de General Electric, puis au sein d'Areva. Vous avez quitté Areva fin 2010 pour rejoindre un cabinet d'avocats, avant de devenir directeur juridique d'Alstom « Grid », la branche du groupe spécialisée dans le transport d'électricité. Vous avez quitté Alstom au moment du rachat de son pôle « Énergie » par General Electric.
Vous avez été interrogé en janvier dernier au sujet de l'historique de ce rachat sur France Info, je crois, qui consacrait un reportage aux pratiques anticorruption des Américains ; vous avez alors évoqué un large système de corruption touchant certaines pratiques commerciales de l'entreprise Alstom et avez également précisé que « l'immunité des dirigeants d'Alstom [dont le Président-Directeur général du groupe Patrick Kron et le directeur financier] a été négociée avec la justice américaine. ». Nous vous demanderons d'expliciter ces points.
Monsieur Bruno Vigogne, vous êtes avocat en droit bancaire et financier au sein du cabinet suisse Lenz & Staehelin. Vous êtes l'ancien responsable de la conformité d'Alstom « Power » et directeur des enquêtes internes d'Alstom. Pouvez-vous nous indiquer les dates auxquelles vous avez exercé ces fonctions ? Vous êtes spécialisé dans les enquêtes internationales anti-corruption, particulièrement dans celles menées par le Department of Justice (DoJ), le ministère de la justice américain, par le Serious Fraud Office (SFO), service britannique chargé de la lutte contre la grande délinquance financière, par la Banque mondiale ou encore par la Banque européenne d'investissement (BEI).
Votre audition revêt une grande importance pour notre commission d'enquête, dans la mesure où vous connaissez bien les entreprises General Electric et Alstom, qui nous intéressent tout particulièrement, mais aussi parce que vous avez une grande expertise en matière d'enquêtes anti-corruption.
Mes questions sont les suivantes :
Pouvez-vous nous rappeler, l'ancienneté et l'historique des faits de corruption reprochés à Alstom. M. Patrick Kron a déclaré qu'il s'agissait de faits très anciens et, en effet, le contrat pour lequel Monsieur Pierucci a été arrêté a été passé en Indonésie en 2004, époque où Alstom avait besoin pour remplir ses carnets de commandes d'aller chercher tous les contrats, y compris de petits comme celui-là ; mais le « plaider-coupable » a relevé que les opérations de corruption se sont poursuivies jusqu'à une date beaucoup plus récente que M. Kron ne le laissait entendre. Un rapport extrêmement détaillé de l'ONG Sherpa rappelle d'ailleurs l'ancienneté et la multiplicité des procédures ouvertes à l'encontre d'Alstom.
Selon vous, quand Alstom et Patrick Kron ont-ils été mis au courant que le DoJ avait lancé une enquête sur l'entreprise ? Il semblerait que M. Fred Einbinder, qui était le directeur des affaires juridiques d'Alstom de 2009 à 2010, ait été alerté début 2010 par le DoJ sur le fait qu'Alstom était dans le viseur et que l'entreprise était donc invitée à collaborer. En avril 2010, Patrick Kron se serait rendu aux États-Unis pour rencontrer un cabinet spécialisé, Winston & Strawn, chargé de procéder à une enquête interne. Élément plus surprenant enfin, devant l'ampleur des faits de corruption que révélait cette enquête interne, M. Patrick Kron aurait, semble-t-il, remercié à la fois M. Einbinder et le cabinet d'avocats qui avait fait ce travail d'enquête. Pouvez-vous nous confirmer ces informations ?
Comment pouvez-vous nous nous décrire les diligences faites par Patrick Kron pour remédier à ces mauvaises pratiques ? Il y a en effet eu des changements notables dans l'organisation d'Alstom, avec notamment une centralisation de la procédure de recrutement des consultants – puisque ce sont principalement des consultants qui ont été mis en cause dans les différentes enquêtes menées contre Alstom, comme étant les chevilles ouvrières de la corruption ; on a notamment parlé d'un cabinet ou d'une société suisse, qui finançait directement ces contrats.
Curieusement enfin, auditionné devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale en avril 2015, Patrick Kron avait refusé de répondre à toutes les questions sur le plaider-coupable d'Alstom du 22 décembre 2014, arguant de l'engagement pris devant les autorités américaines de ne pas commenter la procédure. Or, rien de tel ne figure dans le plaider-coupable. Selon vous, pourrait-il y avoir, à côté de ce plaider-coupable concernant la personne morale d'Alstom, un autre accord, sous la forme d'un non-prosecution agreement ou d'un deffered prosecution agreement, concernant les personnes physiques, M. Kron et quelques autres
Avant de vous céder la parole, je dois, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d'enquête parlementaires, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »
(M. Pierre Laporte et M. Bruno Vigogne prêtent successivement serment.)
Merci de m'avoir proposé d'intervenir devant votre commission. Cette invitation m'a surprise car je ne l'avais pas sollicitée, mais je me suis en effet exprimé à la radio, de façon non préméditée mais parfaitement consentante, et je suis heureux de pouvoir témoigner devant vous de mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom.
J'ajouterai à votre présentation, monsieur le président, le fait que je suis aujourd'hui l'associé de Frédéric Pierucci. Je ne le connaissais pas il y a trois ans, mais j'ai passé une grande partie de ma vie à être avocat et directeur juridique dans des entreprises internationales où la question de l'exposition à la corruption était très prégnante, et j'ai toujours essayé de défendre et de protéger les dirigeants et les cadres commerciaux de ces entreprises. J'ai donc été particulièrement choqué par le traitement infligé par Alstom et par les dirigeants d'Alstom à Frédéric Pierucci. C'est pourquoi, j'ai décidé, de mon propre fait, de prendre contact avec lui et de l'aider à titre personnel.
Mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom date, très curieusement, de 2005, époque à laquelle j'étais directeur juridique d'Areva Transmission et Distribution (T&D).
Areva n'a aucun rapport avec la corruption chez Alstom, sinon qu'elle avait racheté à Alstom, en 2004, la division Alstom Transmission et Distribution, dont le chiffre d'affaires s'élevait à l'époque à 3 milliards d'euros environ, ce qui est assez important, et qui possédait soixante-dix usines dans le monde. Or il se trouve que les dirigeants d'Areva ont assez rapidement constaté que la société soulevait également un grand nombre de problèmes de compliance, (de conformité).
À la recherche d'un directeur juridique et compliance pour cette nouvelle entité, Areva est venu me chercher chez General Electric, où j'occupais depuis huit ans des fonctions très similaires, avec la responsabilité d'une vaste zone dont seules étaient exclues les Amériques. J'avais donc une expérience des marchés publics et de la prévention de la corruption internationale et savais quelles étaient les précautions à prendre pour s'en protéger.
Il se trouve que, quinze jours après mon arrivée, on m'a proposé d'être le signataire des contrats de consultants passés depuis une entité dédiée en Suisse, Alstom International Transmission et Distribution, rapidement rebaptisée Areva International Transmission et Distribution. N'étant pas né de la dernière pluie, j'ai opposé au directeur financier de l'époque un refus sans équivoque, prêt à renoncer à mes nouvelles fonctions. Je n'ai donc pas signé ces contrats.
Au bout de quelques mois, j'ai fait un rapport à mon président et au conseil d'administration d'Areva Transmission et Distribution, indiquant que la société était caractérisée par la pratique généralisée des cartels, héritée de l'époque d'Alstom, l'un des cartels sur le marché des coupe-circuits à isolation gazeuse ayant d'ailleurs fait l'objet d'une sanction de 996 millions par la Commission européenne. J'ai surtout mis au jour l'existence, en Suisse, d'une société des consultants – en grande majorité les mêmes que ceux d'Alstom « Power » – dont l'unique objet était de gagner des appels d'offres dans le monde. Je le dis aujourd'hui parce que je suis convaincu que les faits sont prescrits : entre 50 et 80 millions d'euros de commissions étaient versés chaque année, soit 5 à 15 % de la valeur des contrats. Je précise que ce n'est pas parce qu'on verse des commissions qu'il y a nécessairement corruption, mais, malheureusement, les faits ont démontré que c'était pourtant le plus souvent le cas.
Conformément à mes recommandations, il a été décidé de liquider cette société. Je m'en suis moi-même chargé, avec le Président-Directeur général, le directeur financier et le directeur de l'audit ; cela a pris près de dix-huit mois, le temps de résilier l'ensemble des contrats. Ma plus grande fierté est que les commerciaux les plus aguerris de l'entreprise me remercient encore d'avoir mis fin à ces pratiques et que beaucoup de gens ont dû, grâce à cette liquidation, retrouver la nuit, un sommeil plus paisible.
Pour ce qui concerne l'historique et l'ancienneté des faits de corruption chez Alstom, il est tout à fait exact qu'ils sont anciens et que M. Kron en a hérité. Lorsqu'il est arrivé en 2003, c'était M. Jean-Daniel Lainé, le secrétaire particulier de monsieur Pierre Bilger, qui était chargé de ces missions délicates. Il a ensuite été compliance officer d'Alstom « Power », puis Senior Vice Président Ethics & Compliance du groupe Alstom. Aujourd'hui, tout en bénéficiant de la présomption d'innocence, il est mis en examen par le SFO, devant la Cour pénale de Londres pour des faits de corruption.
M. Kron a donc trouvé des comportements de corruption en arrivant chez Alstom en 2003, mais il n'a ni su ni voulu la combattre. Bien au contraire, dirais-je, il l'a généralisée, tout en la masquant. C'est d'ailleurs ce que le DoJ indique dans sa décision du 22 décembre 2014, pointant, à juste titre, l'absence d'une fonction compliance et d'un programme de conformité effectif au moment des faits et de la décision du DoJ (décembre 2014). En effet, ce programme de conformité n'avait rien d'effectif, c'était une pure fiction. M. Bruno Vigogne ne manquera pas de vous expliquer que des efforts ont été faits, mais ces efforts n'ont pas empêché que persistent les pratiques de corruption. C'est ce qui est le plus troublant dans ce dossier : la concomitance entre des efforts avérés et la poursuite d'un système de corruption systématique et généralisé.
Il y a là une attitude complexe qu'il convient que vous compreniez car c'est elle qui permet à M. Kron de balayer d'un revers de main les accusations à son encontre, comme il l'a fait notamment dans sa dernière tribune dans le journal Le Monde en réponse aux accusations de M. Montebourg, lesquelles sont malheureusement exactes. Même si la corruption n'est pas la seule cause ayant entraîné le rachat de la division « Énergie » d'Alstom, elle y a largement contribué en affaiblissant et en déstabilisant le groupe Alstom, en faisant une proie facile pour ses concurrents aux aguets.
Si les faits de corruption chez Alstom sont anciens, ils se sont poursuivis jusqu'à une date très récente. En témoignent différentes affaires partout dans le monde : en 2010, la Banque mondiale a radié deux filiales du groupe, Alstom Hydro France et Alstom Network Schweiz ; en Italie, la Cour pénale de Milan a mis en prison en 2008 des cadres dirigeant d'Enelpower et condamné pénalement des cadres d'Alstom ; au Royaume-Uni, Alstom International UK Ltd, qui était la société de paiement pour les opérations commerciales de la branche « Transport » – la Suisse était spécialisée dans l'énergie et l'Angleterre dans le transport –, a été condamnée une première fois en juillet 2004 pour des faits concernant l'obtention du marché du métro de Mexico, condamnation confirmée le 11 juillet 2007. Il se trouve que c'est moi qui, en tant que juriste, ai eu le privilège de défendre Areva T&D S.A. de C.V. Mexico – anciennement Alstom T&D CV de Mexico –, l'entité légale qui avait payé au nom et pour le compte d'Alstom International UK Ltd, la commission corruptive. Nous avons été condamnés en cassation après quatre ans de procès. Je suis personnellement allé remercier la commission de lutte contre la corruption du Mexique de nous avoir ainsi condamnés, en leur disant que c'était, selon moi, le meilleur moyen de convaincre les opérationnels de cesser ce type de pratique. Au Royaume-Uni encore, sept cadres sont mis en examen depuis mai 2015, et Alstom est impliquée dans des affaires au Brésil, en Tunisie, en Hongrie, en Pologne, en Indonésie, en Arabie Saoudite, en Slovénie ou en Égypte, où les paiements se sont poursuivis, d'après de DoJ, jusqu'à 2011. Je laisserai à mon collègue qui connaît mieux ces affaires le soin de vous en donner les dates exactes, sachant qu'elles courent jusqu'à une période assez récente.
Vous me demandez quand Alstom et Patrick Kron ont été mis au courant de l'enquête du DoJ : c'est en effet début 2010. Il se trouve que je connais très bien M. Fred Einbinder, avec qui j'ai beaucoup travaillé. Il est tout à fait exact que M. Kron s'est rendu avec lui aux États-Unis en avril 2010, comme il est tout à fait exact que M. Fred Einbinder a été licencié avec « un coup de pied au derrière » parce qu'il recommandait de coopérer avec les autorités américaines, ce que ne souhaitait pas M. Kron, jusqu'à ce qu'un cadre proche de lui soit arrêté.
Pour être tout à fait complet, je puis vous rapporter ce que m'a confié M. Keith Carr, l'ancien directeur juridique – general counsel – du groupe Alstom, qui, pendant dix ans, s'est trouvé aux premières loges pour observer et comprendre la mécanique de la corruption chez Alstom et qui était donc le mieux placé pour aller négocier avec le SFO et le DoJ.
M. Kron et M. Keith Carr ont rencontré le DoJ en 2013, si mes souvenirs sont bons, avant que M. Pierucci soit arrêté. Keith Carr, que j'ai vu le lendemain de son retour, m'a alors dit avoir téléphoné de l'aéroport à ses deux fils pour les prévenir qu'il était possible qu'il ne rentre pas de son voyage suivant, car le DoJ avait menacé de les arrêter. Il se trouve que Patrick Kron et Keith Carr sont retournés l'un et l'autre par la suite à plusieurs reprises aux États-Unis, sans être arrêtés ; je ne sais par quel miracle – il y a des enchaînements qui échappent à ma compréhension ou à ma connaissance.
Pour ce qui concerne ensuite les diligences faites par M. Kron pour remédier aux pratiques de corruption, je dirais qu'il n'y en a pas eu d'efficaces et effectives ! Disons plutôt qu'il a feint de construire un dispositif de compliance, avec des gens de qualité, puisque vous en avez un représentant à côté de moi, mais – et c'est là toute la complexité de la situation – cela n'a pas empêché les pratiques de corruption de continuer, et de continuer de plus belle, jusqu'au départ de M. Kron.
Vous avez évoqué la centralisation de la procédure de recrutement des consultants. Cette procédure date, me semble-t-il, de l'arrivée de M. Jean-Daniel Lainé, qui a succédé à M. Bruno Kaelin, lequel a fait de la prison en Suisse pour des faits de corruption mais est surtout l'auteur d'une note interne [disponible sur internet via le réseau Linkedin] sorte de petit manuel de la corruption à l'usage des commerciaux d'Alstom au Brésil, dont je vous recommande la lecture…
M. Jean-Daniel Lainé est donc l'instigateur de cette procédure de centralisation, dont je pense qu'elle avait deux objets. D'abord s'assurer, dans la tradition colbertiste à la française, d'une forme de contrôle sur le dispositif. À la différence de la société Siemens, où le système de corruption était extrêmement décentralisé, avec des « pertes en ligne » très importantes, la centralisation du dispositif permettait chez Alstom d'éviter ces pertes en ligne et de garantir que personne ne se servait au passage. Il s'agissait par ailleurs de garantir le respect d'un certain nombre de principes, d'ailleurs mentionnés dans la décision du DoJ, comme le fait de ne pas utiliser le dollar comme monnaie de paiement, le fait de ne pas libeller les contrats selon le droit américain ou le fait que ces contrats comportent de très importantes clauses anti-corruption, tout ceci dans l'idée de maintenir en apparence une certaine logique de qualité afin d'éviter de se faire prendre.
Vous allez entendre Bruno Vigogne qui a été compliance officer d'Alstom « Power » mais je ne pense pas, pour ma part, que M. Kron ait remédié à quoi que ce soit. Le système qu'il a instauré a laissé perdurer la corruption, ce qui explique l'extrême sévérité de la sanction : 772 millions de dollars représentent une somme considérable, qu'aucune sanction prononcée par un tribunal français n'a jamais atteinte.
J'ajoute que, parmi les faits reprochés à Alstom, la décision du DoJ mentionne de nombreuses fraudes comptables, une falsification des livres et des registres comptables, y compris dans les filiales, la création de faux rapports pour cacher les paiements illicites et la certification de l'organisation compliance par le cabinet ETHIC Intelligence, qui peut s'assimiler à une certification de complaisance eu égard à l'existence concomitante des pratiques illicites.
À mes yeux, la corruption chez Alstom était systémique, encouragée par les instances dirigeantes – on ne pouvait pas faire chez Alstom une carrière de commercial sans appliquer ces procédures – et elle est étroitement corrélée à aux processus d'organisation du groupe, qu'il s'agisse de la sélection des consultants ou des fameuses sociétés de paiement, en Suisse et au Royaume-Uni ou de la revue des grands projets par le top management.
Vous nous demandez enfin s'il pourrait y avoir eu, à côté du differed prosecution agreement concernant Alstom SA et les autres entités, un autre accord concernant les personnes physiques. Je l'ignore, et ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question mais aux intéressés. Néanmoins, comme je tiens à défendre l'un de nos concitoyens, en l'espèce mon associé, livré en pâture à la justice américaine par les dirigeants d'Alstom pour leur propre protection, je vous invite à lire le Yates Memo du 9 septembre 2015, signé par Mrs Sally Yates, à l'époque Deputy Attorney General, c'est-à-dire numéro deux du DoJ.
Ce mémorandum présente un intérêt tout particulier car il expose la doctrine du DoJ en matière de lutte contre la corruption au sein des entreprises pour ce qui regarde la responsabilité individuelle : vous savez en effet qu'en matière pénale il faut pouvoir prouver l'intention frauduleuse de celui qui a commis les faits. Or, dans une grande entreprise – c'était notamment le cas chez Alstom –, il faut souvent une dizaine de signatures au bas mot pour pouvoir recruter un consultant ou procéder à un paiement, ce qui entraîne une dilution de la responsabilité et de la prise de décision, laquelle était évidemment chez Alstom parfaitement délibérée et contribuait à la dilution de l'élément intentionnel des infractions pénales.
Le Yates Memo indique donc que « pour être admissible à un crédit de coopération, une société doit fournir au DoJ tous les faits pertinents concernant les personnes dont la responsabilité est engagée dans l'action délictueuse » [traduction de l'anglais]. C'est là toute l'intelligence du DoJ : afin de briser la logique mafieuse à laquelle obéit la corruption au sein de l'entreprise, elle rompt la cohésion du groupe qui agit de façon structurée, en en attrapant un des membres, en le sanctionnant de façon extrêmement sévère, en interdisant aux autres de l'aider et en exigeant d'eux une coopération pleine et entière en échange de l'immunité.
Je voudrais pour conclure mentionner une autre personne ayant joué un rôle essentiel dans le système de corruption chez Alstom, je veux parler de M. Henri Poupart-Lafarge, aujourd'hui Président-Directeur général d'Alstom Transport, qui a été pendant dix ans directeur financier du groupe et peut donc, à ce titre, compter à son « crédit » l'incapacité à prévenir des fraudes, des falsifications des livres et des registres comptables pour lesquelles la société a plaidé coupable, le dit plaider-coupable ayant été approuvé par le conseil d'administration. J'ajoute, non sans une certaine ironie que, à la suite de la sanction de 772 millions de dollars infligée par le DoJ, M. Henri Poupart-Lafarge a été nommé Président-Directeur général d'Alstom en remplacement de M. Kron, des mains duquel il a reçu la Légion d'honneur ! Voilà comment on traite en France le directeur financier d'une société sanctionnée pour un montant de 772 millions de dollars… Que Bruno Vigogne, qui en est également décoré, me pardonne mais il est des légions dont je préfère ne pas être légionnaire.
Ma présentation sera plus courte que celle de Pierre, et j'emploierai sans doute des mots différents.
J'ai rejoint le groupe Alstom, après une carrière d'officier pilote dans l'armée de terre, puis d'officier de gendarmerie. C'est fort de cette expertise judiciaire, que je rejoins le groupe Alstom pour y être en charge du département compliance, ou éthique des affaires, de la branche « Énergie ».
Assez rapidement, dans le cours des entretiens de recrutement, je suis mis au courant des difficultés judiciaires que rencontre le groupe. On m'explique en février 2009, qu'il s'agit d'une affaire mineure, consécutive, comme l'a mentionné Pierre, à l'arrestation et à la mise en détention pour sept semaines du responsable compliance du groupe, en Suisse ; qu'il me faudra donc oeuvrer sur deux fronts : participer à la mise en oeuvre d'une meilleure politique de compliance, mais également être l'interlocuteur privilégié du procureur général suisse dans la conduite de ce dossier judiciaire.
En ce qui concerne la compliance, je découvre un groupe qui a incontestablement engagé de gros efforts – et je ne partage pas sur ce point les positions de Pierre. Il y a certes des problèmes hérités du passé, auxquels il est fait face maladroitement, mais l'arrivée de M. Lainé se traduit par une volonté manifeste d'améliorer les procédures et les recrutements, ce qui répond partiellement à votre question sur les actions engagées par M. Kron. Il a, avec M. Lainé recruté des compliance officers dotés d'une véritable expertise dans leur domaine : avec ma formation d'avocat et en tant qu'ancien officier de gendarmerie, j'en suis un exemple, mais j'ai également travaillé avec un collègue britannique issu du SFO et un collègue argentin, ancien procureur en charge des investigations fiscales. Est donc mise en place une équipe dotée d'une expertise beaucoup plus solide que celle du précédent département compliance, qui, de façon assez surprenante, était historiquement l'héritier du département qui gérait les agents et les contrats de consultant.
Nous avions été recrutés pour participer à l'instauration d'une gouvernance nouvelle, renforcer les procédures et améliorer les standards de l'entreprise, mais, très vite, l'enquête suisse va monopoliser beaucoup de notre énergie, car le procureur, extrêmement actif, conduit de multiples perquisitions et exerce une pression directe sur les employés en les convoquant et en les mettant, pour certains, en examen, à différents échelons de la hiérarchie.
En 2011, je finalise avec le directeur juridique, un accord visant à clore cette investigation, investigation qui se solde par un « succès d'estime », puisque le groupe n'est condamné qu'à une sanction de 36,5 millions de francs suisses – un montant qui se décompose en 2,5 millions d'amende et en 34 millions de restitution des intérêts ou du bénéfice mal acquis –, ce qui est finalement une assez belle victoire sur le plan du droit.
Toutefois, alors que cette première décision aurait dû, ainsi que je m'y attendais, provoquer chez les dirigeants d'Alstom une prise de conscience et un changement radical de gouvernance, cela n'a pas été le cas. Notre relatif succès judiciaire les a, au contraire, conduits à minimiser non seulement les conséquences de cette investigation mais également les raisons qui l'avaient motivée.
Malheureusement, comme c'est souvent le cas, le procureur général suisse avait, dans le cours de son enquête, émis des demandes d'entraide judiciaire internationale dans une vingtaine de pays, dont une bonne partie s'est associée aux investigations, lesquelles ont donc pris une dimension internationale. Cela a entre autres été le cas de la Banque mondiale, avec laquelle nous avons, en 2012, signé un accord qui prévoyait une amende de 2,5 millions de dollars, certes modeste au regard des moyens d'Alstom mais qui avait pour conséquences collatérales non seulement d'exclure deux entités légales du groupe des projets financés par la Banque mondiale, avec toutes les conséquences économiques – non négligeables – que cela emporte, mais également d'imposer la présence d'un moniteur pour cinq ans, chargé de renforcer la gouvernance de la société et d'améliorer nos procédures générales.
J'ai accompagné ce moniteur dans ce travail d'amélioration de procédures, tandis qu'en parallèle le groupe se trouvait sous le coup d'une multiplicité de procédures. Un accord de plaider-coupable avec la justice passe en effet par la reconnaissance de faits délictueux, qui se traduit assez immanquablement par l'ouverture de nouvelles procédures dans les pays où ils se sont produits. C'est ainsi que l'enquête suisse, qui visait des contrats signés en Malaisie, en Lettonie et en Tunisie a immédiatement débouché sur l'ouverture d'enquêtes dans ces trois pays. L'exclusion des projets financés par la Banque mondiale pour la branche hydraulique a également conduit à l'exclusion des financements d'autres banques par le jeu d'accords croisés. La BEI s'est également jointe à cette investigation. Puis cela a été le tour du SFO britannique, et enfin du Doj américain qui a ouvert sa propre procédure, laquelle s'est conclue par le paiement fin 2014 d'une amende record.
Tout ceci m'a conduit, alors que j'avais initialement été recruté comme Chief compliance officer de la branche « Énergie » à mener de front deux activités et à assurer la coordination des affaires pénales du groupe. Au plus fort de la tourmente judiciaire, les demandes d'information avaient atteint un tel niveau qu'il a fallu créer un département des investigations internes dont j'ai pris la direction et qui avait vocation à centraliser les demandes des autorités judiciaires, à rassembler les réponses et à assurer le traitement juridique de chaque procédure – tâche assez complexe lorsqu'il s'agit de faire face à de telles procédures.
L'histoire s'est donc achevée fin 2014, lorsque Alstom « Power » a été rachetée par General Electric et que j'ai été invité à poursuivre mes activités ailleurs, toute vérité n'étant pas bonne à entendre, surtout lorsqu'on veut effacer une partie de la mémoire !
J'ai donc rejoint un cabinet d'avocats, dans lequel j'exerce à peu près les mêmes fonctions et où je dirige le département conformité et éthique des affaires, mais également le département des investigations internes, puisque je défends de grands groupes industriels ou bancaires exposés à des procédures diligentées par la justice américaine. Avocat au barreau de Paris, je précise que je n'interviens pas aujourd'hui devant vous au titre de mes fonctions d'avocat mais au titre de mes anciennes fonctions chez Alstom.
Pour répondre à l'une de vos questions, les faits de corruption chez Alstom sont anciens et, comme l'a dit avec justesse Pierre, les dirigeants du groupe ont hérité de pratiques qui étaient malheureusement, à une certaine époque, monnaie courante dans la conduite des affaires. Ce que l'on constatait chez Alstom, on le constatait également chez Siemens et chez ses principaux concurrents. Je pensais naïvement qu'ils auraient la volonté d'y mettre un terme, mais le groupe a tardé à appliquer les directives de lutte contre la corruption et n'a pas tiré les enseignements de l'exemple malheureux de ses concurrents, puisque Siemens avait eu affaire avant nous à la justice américaine et en avait largement souffert.
Les pratiques reprochées à Siemens n'étaient finalement pas si éloignées de celles du groupe Alstom et le groupe n'a pas pris acte du changement qui s'opérait, pas assez vite en tout cas, sachant que certains de nos contrats de consultant sont des contrats longs, qui peuvent courir sur quinze ou vingt ans.
Pour autant, ce n'est pas parce qu'un crime ou un délit est commis dans le cadre d'un contrat signé vingt ans auparavant qu'il faut en accepter les conséquences, dans un monde où la tolérance à la corruption n'est plus la même. Je me suis donc attaché à tout faire pour corriger cela. Je crois même que le groupe était convaincu qu'il fallait le faire mais que ses dirigeants se sont révélés incapables de trancher entre leurs engagements commerciaux et leurs obligations légales.
Il faut également souligner que, dans ces années, le groupe Alstom était dans une situation commerciale difficile, toujours au bord de la rupture d'équilibre, à la suite de cette crise grave qu'il a traversée et qui a conduit en 2003 à sa nationalisation partielle. J'y insiste car, en mon âme et conscience j'affirme ne pas avoir constaté que le groupe abordait le marché avec des velléités délibérées de corruption. En revanche, dans bien des cas, notamment dans les États où les transactions commerciales sont régies par d'autres lois le client, a fortiori lorsqu'il s'agissait de la puissance publique, était en mesure d'imposer ses conditions pour l'obtention du contrat, en d'autres termes le versement d'une commission à tel ou tel décisionnaire.
Je distingue clairement la corruption active et préméditée de cette forme de corruption passive qui consiste à ne pas résister à l'extorsion. C'est dans cette seconde situation que s'est trouvé le groupe Alstom, fragilisé par ses difficultés financières. Que cette incapacité à résister ait été volontaire ou non est un autre débat. Quoi qu'il en soit, ces pratiques anciennes ont perduré jusque très récemment.
En ce qui concerne la procédure américaine, le DoJ a informé Alstom de ses intentions au début de l'année 2010. J'étais le collaborateur direct de M. Einbinder, et nous avons travaillé de concert en toute transparence sur ce dossier dès cette époque-là. Très rapidement, le DoJ nous a invités à collaborer, ce qui, dans le cadre d'une procédure judiciaire américaine, signifie ouvrir ses archives et ses livres de compte, et se soumettre à une investigation en profondeur, conduite par un tiers indépendant, le plus souvent un cabinet d'avocats, en l'occurrence Winston & Strawn.
M. Einbinder et moi-même étions d'avis qu'il était dans l'intérêt de la société de coopérer à cette investigation, ce qui impliquait de nous soumettre aux diligences et aux questions de nos avocats américains. Tous ne partageaient pas notre avis, estimant que cette procédure était trop intrusive et n'était pas nécessaire. Deux points de vue s'opposaient donc : celui de l'ancien directeur juridique, favorable à une coopération, et celui des autres cadres dirigeants, qui y étaient opposés.
M. Einbinder est donc remercié pour ses services, et un autre directeur juridique est nommé, avec lequel je vais travailler, puisqu'au bout du compte c'est au groupe et à son président qu'il appartient de prendre la décision finale, laquelle est donc, dans un premier temps, de ne pas coopérer.
Lorsque vous ne coopérez pas à une enquête américaine, vous vous exposez à en subir les conséquences, et l'on vous fait rapidement comprendre que ce n'est pas parce que vous ne coopérez pas que la machine judiciaire s'arrête. La force de frappe du DoJ est telle qu'il est difficile pour une entreprise de lutter à armes égales, surtout quand ses salariés sont obligés de voyager et de se rendre sur le territoire américain. C'est ainsi que M. Pierucci est arrêté et placé en détention.
On imagine dès lors la pression qui pèse sur le groupe, dont les salariés de la branche commerciale sont dans l'obligation de se déplacer à l'étranger. Cela m'amène, après une analyse et une cartographie des risques, à émettre une note recommandant aux personnes potentiellement visées par le DoJ d'éviter les déplacements à l'étranger, ce qui revient à immobiliser nos ventes.
La société se trouve finalement prise entre deux feux. D'une part, la paralysie d'une partie de ses commerciaux, d'autre part la pression judiciaire du DoJ. C'est d'autant moins tenable que les arrestations se multiplient et que, outre Frédéric Pierucci, quatre autres cadres sont arrêtés aux États-Unis. Ces cadres vont plaider coupable. Ce qui nous amène à revoir notre stratégie de défense, pour accepter finalement une coopération totale, et à signer, à la fin de l'année 2014, ce deal que certains considèrent comme catastrophique.
À titre personnel, je considère que c'est un moindre mal au regard des menaces qui pesaient sur la société et ses salariés, sachant que la quasi-totalité des cadres dirigeants et des responsables échappaient aux poursuites et que, si le montant acquitté était énorme, il aurait pu être plus important encore.
Sur les diligences faites par M. Kron pour remédier au problème de corruption, ma position diverge de celle de Pierre Laporte. Outre le recrutement de profils mieux adaptés pour gérer les questions de compliance, le département de M. Lainé a souhaité, au regard du traumatisme qu'avait éprouvé la société, solliciter un audit indépendant réalisé par un cabinet suisse et un cabinet anglais, que j'ai accompagnés et qui nous ont aidés à revoir nos procédures de façon à s'assurer qu'en cas d'éventuelle reprise des paiements à certains consultants la société ne serait pas exposée à de nouveaux risques. Je reste convaincu aujourd'hui que ces audits ont été menés de façon très sérieuse. Ils n'ont porté toutefois que sur les procédures existantes, que nous avons considérablement améliorées et consolidées. Cela garantissait donc que les paiements effectués ou les nouveaux consultants appointés par Alstom dans la période 2012-2014 ne présentaient guère de risques pour la société.
Le niveau d'exigence auquel M. Lainé a hissé ces procédures en quelques années est tel que le cabinet ETHIC Intelligence, qui a certifié les programmes de compliance d'Alstom a été assez élogieux dans ses conclusions, considérant que les standards adoptés par la société étaient en ligne avec les meilleures pratiques au monde. Reste que tout ceci ne vaut pas pour les affaires relevant d'un passé plus ancien, causes des problèmes rencontrés par Alstom.
M. Kron a également durci le niveau de commissions, régulièrement revues à la baisse. Le compliance officer que j'étais participait aux discussions avec les forces de vente qui nous proposaient des consultants. Encore une fois, consultant ne veut pas dire corruption. L'activité de lobby reste légale, on trouve des milliers de lobbyistes à Bruxelles, les États-Unis sont emplis de lobbyistes. L'activité de lobbying est morale sous réserve qu'elle n'influence pas les conditions de la vente. C'est ce que recherchait Alstom, à savoir trouver sur le marché des experts capables d'accompagner ses projets, capables de démonter les arguments de la concurrence, qui pouvaient expliquer que nous n'avions pas la bonne technologie, les bons réseaux, le bon service de maintenance, en fait tous les arguments négatifs de nos concurrents qu'il fallait contrebalancer. C'était l'activité principale du lobbyiste.
Toutefois, c'est là où je rejoins Pierre Laporte, cette activité de lobbyiste a été par le passé – je ne garantis d'ailleurs pas que ce ne soit plus le cas – parfois contournée pour faire passer des faits corruptifs. L'activité a été dénaturée mais, quand je l'ai encadrée ces dernières années, je n'ai jamais eu connaissance d'éléments indiquant que de la corruption avait lieu au travers des lobbyistes que je contrôlais. Chaque fois que j'avais un doute sérieux, j'exerçais un droit de veto et la société, même si c'était difficile, le respectait. Mais cela ne s'appliquait pas par le passé.
Incapable de distinguer le bon grain de l'ivraie, M. Kron, dès lors que, pour tout le monde, l'activité de consultant était à un tel niveau de risque et était perçue comme corruptive, a finalement pris la décision de mettre un terme à cette activité. Je dois le porter à son crédit, même si j'aurais souhaité que cette décision soit prise bien plus tôt, ce qui aurait évité beaucoup de peine à beaucoup d'entre nous.
Je me permets d'ajouter que cette décision de M. Kron a été prise sous la contrainte du DoJ.
Il a donc été décidé que les activités commerciales ne seraient plus supportées par des activités de lobbying, et M. Kron a mis un terme à tout recrutement de lobbyistes.
… Le 17 janvier 2014.
C'est à son crédit mais c'est tout de même tard dans les procédures pénales.
En ce qui concerne la dernière question, à savoir s'il y a eu des accords pour protéger d'autres personnes morales, je ne suis pas la bonne personne pour y répondre. Même si je suis une signature de l'accord avec le DoJ, je n'ai pas connaissance de garanties visant à protéger M. Kron ou quiconque dans le cas des procédures, notamment américaines.
Vous avez dit que ce n'était pas un si mauvais accord, que vous aviez réussi notamment à protéger les managers.
Lorsqu'un projet est sous investigation, une dizaine de personnes sont identifiées comme étant les exécutants du projet : des responsables de vente, des responsables de projet, des financiers etc. Ces personnes se voient malgré elles prises dans une tourmente judiciaire. Indépendamment des faits, honnêtes ou malhonnêtes, qu'ils auraient ou non commis, leur nom se trouve associé à cette procédure. J'ai dit que l'accord a été bon parce que ces personnes qui étaient, contre leur fait, associées à ces procédures judiciaires, n'ont pas été condamnées ; l'accord avec le DoJ n'ayant pas été au-delà des personnes qui ont plaidé coupable. À aucun moment, les directeurs financiers, juridiques, commerciaux qui ont participé à ces projets, qui ont fait l'objet d'enquêtes et dont la réputation a été entachée de potentiels faits de corruption, n'ont été personnellement condamnés.
Pas du tout. Au contraire, il dit que les gens qui ont plaidé coupable vont faire l'objet de procédures individuelles, séparées.
Dans ses communiqués, Alstom parle parfois de plaider-coupable, parfois de deferred prosecution agreement, ce qui n'aide pas à la compréhension.
C'est un peu technique. Deux sociétés différentes font l'objet de la procédure américaine : Alstom SA, qui fait l'objet d'un DPA, et Alstom Network Switzerland, la société de paiement en Suisse, qui, elle, a fait l'objet d'un plaider-coupable aux États-Unis. Deux sociétés étaient poursuivies et, de façon additionnelle, les individus. Je suis signataire du plaider-coupable.
Les accords passés devant le DoJ, qu'il s'agisse de plaider-coupable, de DPA ou autre, donnent lieu à une sanction publiée. Par conséquent, si l'on ne trouve que ces deux documents-là, c'est qu'il n'y en a pas d'autres. Qu'en est-il, à votre connaissance ?
C'est une affaire que je suis depuis longtemps et j'ai constaté que, lorsqu'il a été interrogé par l'Assemblée nationale sur une question, je crois, de M. Myard, M. Kron a déclaré : « j'ai pris vis-à-vis des autorités américaines l'engagement de ne pas faire de commentaire sur cette affaire » et « j'ai signé des accords avec les autorités américaines de ne pas commenter cette affaire ». Je ne sais pas à quoi il fait référence. Il semblerait opportun de le lui demander.
Je suis bien d'accord, c'est un sujet de questionnement pour nous parce que cela ne figure pas dans le plaider-coupable dont M. Vigogne est signataire. À Washington, nous avons posé la question au procureur adjoint et au responsable des affaires internationales auprès de l'Attorney général, qui nous ont clairement répondu qu'ils ne voyaient pas à quoi M. Kron faisait allusion, et de même que rien ne s'opposait à ce qu'il s'exprime devant les autorités de son pays.
Vous verrez que M. Kron manie avec beaucoup d'aisance l'expression par omission et je vous invite à vous préparer à ce type d'élocution.
L'amende pour mensonge est limitée à 100 000 euros, ce qui est peu, mais, à la différence de ce qui passe à la commission des affaires économiques, quand on s'exprime devant une commission d'enquête, le mensonge est puni d'amende.
Le type de clauses auquel vous faites référence impose aux signataires d'un accord de ne pas remettre en question ses fondements, de ne pas dire, par exemple, dans une contestation ultérieure, avoir signé l'accord sous la contrainte et d'en contester les termes.
Cela n'interdit pas tout commentaire sur l'accord.
Pouvez-vous préciser la date de la note que vous avez rédigée pour signaler à plusieurs cadres d'Alstom qu'ils ne devaient plus se rendre aux États-Unis ? M. Kron figurait-il sur cette note ?
Je n'ai plus accès à mes correspondances de la société, mais c'est dans les jours qui ont suivi l'arrestation de Frédéric Pierucci. Pierre doit en avoir une copie puisque je lui envoyais tout ce qui avait trait à son département. Dans cette note, j'identifiais une trentaine ou cinquantaine de personnes potentiellement « à risques », en leur indiquant la marche à suivre, les cabinets d'avocats américains à contacter, en leur rappelant leurs droits et obligations s'ils étaient arrêtés au cours de voyages et questionnés par les autorités américaines. L'analyse des risques avait été faite en amont, la diffusion a été décidée plus tard. M. Kron ne faisait pas partie des personnes concernées mais il était au courant de la diffusion de cette note.
La note a été diffusée en mars 2013. Je tire mon information d'un article fort bien écrit du 27 mai 2014 dans Mediapart. C'était juste avant l'arrestation de Frédéric Pierucci. Frédéric a demandé à M. Keith Carr s'il pouvait aller aux États-Unis. Il était en réunion avec M. Kron à Singapour et a quitté Singapour pour se rendre aux États-Unis où, malgré les assurances du directeur juridique, il a été arrêté.
Combien de réunions, et à quelles dates, ont eu lieu en présence de M. Kron aux États-Unis avec le DoJ ?
Je ne peux pas vous répondre. Je me rendais aux États-Unis une à deux fois par mois, mais pour traiter avec nos avocats américains. J'étais souvent accompagné du directeur juridique. M. Kron ne voyageait pas avec moi pour traiter de ces sujets-là. Il faisait probablement des voyages, mais différents des miens.
Non, car j'ai donné pouvoir à nos avocats américains pour signer en notre nom l'accord avec le DoJ. Je ne me suis pas déplacé cette fois-là aux États-Unis.
Il y a forcément eu des discussions avec le directeur juridique mais je n'en faisais pas partie. Keith Carr est certainement le mieux placé pour répondre à cette question.
La réunion dont je vous ai parlé entre M. Carr et M. Kron, avec le DoJ, m'a été relatée par M. Carr lui-même. En revenant le lendemain matin, il avait indiqué qu'on lui avait dit, à lui et à M. Kron, que le DoJ était en mesure de les arrêter et de les mettre en prison. Au cours de cette réunion, M. Kron aurait expliqué toutes les bonnes choses qui, selon lui, avaient été faites depuis son arrivée en 2004, et il a été interrompu par le procureur du département de la justice, qui lui a dit : « C'est la corruption que vous avez maintenue qui m'intéresse et non les bonnes choses que vous avez faites ! »
Avec Mme Pouzyreff, nous avons rendu visite à Frédéric Pierucci dans sa prison. Je suis un peu surpris de la situation dans laquelle le groupe Alstom l'a placé. Il était couvert par un contrat d'assistance juridique, qui lui a permis de faire appel à un cabinet d'avocat, mais ce cabinet d'avocats était aussi en charge de la défense d'Alstom en général. Son avocat a donc dû se retrouver dans un conflit d'intérêts ; il ne pouvait adopter une stratégie minimisant la responsabilité de M. Pierucci en le présentant comme un tout petit élément d'un rouage plus important sans accabler l'entreprise, ce qu'il ne pouvait pas faire si elle était par ailleurs son client. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?
Je n'ai pas participé à la sélection de l'avocat de Frédéric, Pierucci mais il nous appartenait, de façon générale, de proposer des avocats à tous les employés qui faisaient l'objet d'une procédure, en Amérique ou ailleurs.
Je me suis toujours attaché à ce qu'il y ait une très grande indépendance car les intérêts de l'employé peuvent être divergents de ceux de l'entreprise, et des conflits peuvent en résulter.
En Suisse, la situation était devenue à un tel point critique qu'il était difficile de trouver des pénalistes qui ne soient pas en conflit les uns avec les autres car nous avions épuisé une grande partie des avocats pénalistes capables de représenter nos salariés, et je me suis toujours attaché à maintenir cette séparation. Les honoraires de ces avocats ont toujours été supportés par l'entreprise, indépendamment de leurs conclusions, même si la défense de l'individu était en opposition avec l'intérêt de l'entreprise, jusqu'au moment où l'individu reconnaît avoir eu sciemment une conduite en opposition avec les intérêts de l'entreprise. C'est le cas de Frédéric Piérucci. La loi interdit à l'entreprise de supporter les frais judiciaires d'un employé qui plaide coupable, il nous était donc impossible de maintenir notre support. Le paiement des honoraires des avocats pouvait donc s'arrêter.
Dans la mesure où, depuis lors, la société Alstom a elle-même plaidé coupable, on pourrait imaginer que ce qu'il reste d'Alstom aujourd'hui pourrait réparer en droit ce « lâchage » et prendre en charge la défense de M. Pierucci. Est-ce que ce serait orthodoxe ?
Frédéric Pierucci était employé par une société qui a été rachetée par General Electric. Le contentieux de Frédéric est donc aujourd'hui avec le groupe General Electric, qui exerce toute sa rigueur et n'a nullement l'intention, pour le moment, d'être clémente envers lui. Quant à Alstom, je pense que c'est à M. Henri Poupart-Lafarge qu'il faudrait poser la question, mais plusieurs centaines de milliers d'euros sont réclamés par son avocat, qui a agi en situation de conflits d'intérêts. Par ailleurs, l'assurance « directors and officers », qui joue normalement dans ce genre de situation, non pour payer la pénalité mais pour payer les honoraires d'avocat, n'a pas été actionnée par le groupe Alstom et je trouve cela incompréhensible.
Les frais d'avocat des dirigeants étaient pris en charge directement par une société qui, elle, n'a pas été vendue à GE.
C'est une bonne chose, messieurs, de vous recevoir aujourd'hui, après notre séjour, la semaine dernière, aux États-Unis, où nous avons rencontré un certain nombre d'acteurs, procureurs, avocats, institutions, ambassade…
Monsieur Laporte, j'ai trois questions pour vous, et un commentaire. Ma première question porte sur le lien entre la corruption et la fusion-acquisition. Vous avez dit à l'instant que les poursuites pour faits de corruption ont largement contribué à affaiblir le groupe Alstom et à rendre la proie docile au concurrent. Est-ce que, pour vous, les deux sujets sont liés ? En d'autres termes, considérez-vous que le DoJ a poursuivi Alstom dans le but de favoriser la fusion avec GE ?
Si c'est le cas, comment expliquez-vous que l'enquête du DoJ ait commencé bien avant que l'idée même de fusionner avec GE apparaisse ? Sur quoi vous appuyez-vous, éventuellement, pour mettre en cause l'indépendance des procureurs américains, qui enquêteraient alors sur des faits de corruption pour des raisons économiques, dans le but de favoriser une acquisition par GE ?
Ma deuxième question porte sur M. Kron. Je suis très impatient qu'on le reçoive parce que, jusqu'à présent, il n'a pas eu l'occasion de se défendre et nous avons entendu beaucoup de choses sur lui. Vous avez dit tout à l'heure qu'il avait généralisé ce système de corruption et en même temps l'avait masqué, et qu'il avait feint de mettre en place des organisations de compliance. Ce sont des accusations graves ; sur quelles bases factuelles reposent-elles ? Et si elles sont prouvées, comment expliquez-vous qu'il n'ait jamais été poursuivi ni par la justice américaine, puisqu'on a vu qu'il n'était pas protégé par un rapport particulier, ni même par la justice française ? Si « M. Kron a généralisé ce système de corruption et en même temps l'a masqué, et a feint de mettre en place des organisations de compliance », j'imagine que notre justice est capable de poursuivre ce genre de faits. Pourquoi le DoJ, qui est, dans vos propos, d'une particulière sévérité, s'arrête-il à Pierucci ? Pourquoi ne remonte-t-il pas d'un cran et reste-t-il au niveau inférieur ? De deux choses l'une : soit la justice, à la fois américaine et française, ferme les yeux sur des preuves factuelles qui mettent en cause un homme qui a « généralisé un système de corruption et en même temps l'a masqué et a feint de mettre en place des organisations de compliance », soit le dossier manque de preuves.
Ma dernière question porte sur la lutte contre la corruption. Je reprends vos propos sur France Inter, en janvier : « Les Américains ont une politique de lutte contre la corruption qui est publique, systématique et extrêmement sévère. Le problème est que les dirigeants des grands groupes européens, et de certaines sociétés françaises en particulier, comme Alstom, ainsi que nos dirigeants politiques, n'ont pas pris la mesure de ce risque. Ils sont dans l'ignorance des méthodes américaines. Or, aujourd'hui, quand vous faites des affaires sur les marchés internationaux, il faut s'en prémunir. » Faut-il se prémunir des attaques de la justice américaine ou de la corruption ?
Vous avez également dit, tout à l'heure, qu'aucun tribunal français n'avait jamais prononcé une peine de ce niveau. Vous avez raison. Quelles sont les dernières grandes opérations anticorruption en France d'un niveau comparable, que ce soit pour des entreprises françaises ou étrangères ? Comment expliquez-vous que la justice française ne poursuive pas des faits de corruption dans la même mesure que les Américains ? Serions-nous laxistes ou est-ce la justice américaine qui est trop sévère ?
Enfin, un commentaire. Vous avez dit que vous défendiez un citoyen qui a été livré aux Américains par des dirigeants pour se protéger eux-mêmes. Je rappelle juste que ce citoyen a plaidé coupable de faits de corruption et que, par ailleurs, nous avons soixante compatriotes français derrière les barreaux aux États-Unis aujourd'hui, dont cinquante-neuf dont on n'a pas parlé. Je ne veux pas d'une tolérance à géométrie variable. Pour la délinquance ou la criminalité ordinaire – les cinquante-neuf autres –, c'est tolérance zéro, c'est normal qu'on emprisonne. En revanche, pour la délinquance en col blanc, les actes de corruption, c'est tout de suite moins normal, plus inhumain, plus injuste, plus sévère. Ce qui fonde la confiance des Français dans leur justice, c'est la conviction que la sévérité est la même pour tous, qu'il n'y a pas deux justices mais une seule. Je pense, personnellement, qu'en minimisant les actes de corruption ou en se permettant de juger de la sévérité de la justice des autres, on perd un peu de crédibilité quant à notre réelle volonté politique de lutter contre la corruption et d'y mettre les moyens en France.
D'ailleurs, vous avez parlé, monsieur Vigogne, de coopération. On se cache souvent derrière la loi dite de « blocage », en disant : « Il ne faut pas coopérer avec la justice américaine parce que c'est interdit dans le droit français, nous avons une loi de blocage. » Je rappelle – nous avons posé la question la semaine dernière à nos amis américains – qu'il n'existe aucun équivalent de la loi de blocage française aux États-Unis, c'est-à-dire que, si nous souhaitions poursuivre une entreprise américaine en France, l'entreprise en question ne pourrait pas se cacher derrière une loi de blocage américaine. C'est un argument qui nuit à l'image que nous donnons sur notre réelle volonté de coopérer avec nos alliés dans la lutte contre la corruption.
Je terminerai donc par un proverbe : avant d'aller regarder la brindille dans la soi-disant sévérité de l'oeil de notre voisin américain, on devrait regarder la poutre dans notre propre oeil, c'est-à-dire dans nos limites et notre absence, parfois, de volonté de lutter aussi sévèrement contre la corruption.
Les liens entre la corruption chez Alstom et l'opération d'acquisition sont complexes. Je pense que la réalité est multifactorielle et qu'il n'y a pas une relation univoque et singulière entre le problème de la corruption chez Alstom et l'acquisition par General Electric. Cette complexité rend la compréhension de la situation difficile et permet à certains de se cacher derrière la multiplicité des faits et des situations pour dire que la corruption n'a pas joué de rôle !
Il y a bien sûr un lien parce que, quand la direction générale d'une entreprise est assaillie de toutes parts par des enquêtes qui émanent d'autorités judiciaires de très nombreux pays, cela canalise énormément d'énergie et, à la fin, les dirigeants sont très absorbés par ces affaires. Je pense que la multiplicité des affaires de corruption touchant le groupe Alstom a beaucoup déstabilisé la direction générale. Elle l'a conduit à changer deux fois de directeur juridique puisque, avant M. Einbinder, une directrice juridique américaine était déjà partie. Avoir des tensions avec un directeur juridique américain, c'est un sujet sérieux, ce n'est pas anodin. Les raisons de ces tensions n'étaient pas elles-mêmes anodines puisque M. Einbinder, avocat américain, avait une exposition personnelle dans les risques auxquels faisait face l'entreprise. Cette corruption a fragilisé, a affaibli la société.
Il se trouve que j'ai travaillé huit ans chez General Electric, où j'ai eu pendant six ans et demi un poste de responsabilité qui m'a amené à rencontrer environ trois fois par an l'état-major de la direction juridique, soit aux États-Unis soit à Bruxelles, et je peux vous raconter deux anecdotes qui me semblent intéressantes.
Tout d'abord, une trentaine d'anciens du DoJ travaillent chez General Electric. Je ne porte aucun jugement, c'est certainement de bonne guerre pour la défense des intérêts du groupe General Electric et vous pouvez imaginer que c'est une source d'information non négligeable. Tous les cas de corruption que nous constations sur les marchés – et il se trouve que j'étais responsable juridique de l'ensemble du monde sauf les Amériques – étaient remontés, et nous faisions ainsi remonter plusieurs cas de corruption de la part de nos concurrents par semaine. Il existait chez General Electric une politique très systématique de suivi de ces questions, qui nourrissait la réflexion et la stratégie du groupe.
J'ai assisté à une réunion avec le directeur juridique du groupe General Electric et son staff à Bruxelles. Je me souviens très bien, parce que ça m'avait frappé, et ce d'autant plus rétrospectivement, qu'il y avait été dit qu'il faudrait à peu près dix ans pour arriver à mettre à genoux Alstom et Siemens, sur les fondements de la lutte contre la corruption. C'est exactement ce qui s'est passé. J'avoue que j'en suis amusé, même si c'est triste, parce que je suis quand même Européen avant tout. Malheureusement, ces pratiques existent et certains dirigeants ont manqué de prudence. Je ne suis pas cynique mais pas naïf non plus ; je suis réaliste, simplement. Il faut se prémunir contre les polices étrangères, certes, mais aussi contre la corruption et je suis intimement persuadé que l'on peut faire des affaires à l'international sans corrompre, mais cela requiert beaucoup de perspicacité, beaucoup de travail et beaucoup de précaution.
Comment expliquer que l'enquête du DoJ soit aussi ancienne, ayant commencé en 2010 ? La réponse vous a été partiellement donnée mais, comme les faits sont complexes, je me permets de vous la redonner sous un autre angle. Je pense que ce sont les procureurs suisses qui ont saisi le DoJ des faits du cas d'Alstom. Le procureur suisse a été saisi de l'affaire Alstom en Suisse qui a donné lieu à la sanction dont a parlé Bruno Vigogne, par un rapport d'un cabinet d'expertise comptable qui a exercé son obligation en application de l'équivalent de l'article 40 du code de procédure pénale français, à savoir une obligation de signalement. Ce cabinet, qui est connu, avait été frappé par le caractère suspicieux d'un paiement chez un consultant, et avait estimé nécessaire de le reporter. C'est ce qui a mis le feu aux poudres et a fait que le DoJ a été saisi. Je ne sais pas pourquoi c'est aussi ancien, il faut le demander au DoJ. C'est une enquête qui a duré longtemps, qui a été longue et fastidieuse, tout simplement parce les faits de corruption sont en général cachés et qu'il est très difficile de les déceler. Ces faits sont parfois même indécelables, parce que c'est l'excès de rémunération d'un consultant, dont vous ne savez pas ensuite ce qu'il va faire de l'argent. Ces faits sont extrêmement difficiles à prouver.
Ce qui légitime la lutte contre ces pratiques, c'est, d'abord, de ne pas exposer les individus et, ensuite, de ne pas exposer les entreprises à des risques aussi colossaux, puisque vous avez vu le résultat économique.
J'ai dit en effet que M. Kron avait généralisé ces pratiques, avait contribué à les masquer, mais j'ai bien parlé d'un système. Je n'ai jamais dit que M. Kron avait personnellement corrompu ; je m'en garderai bien car je n'ai aucune preuve. En revanche, je sais très bien que tout le travail que j'ai fait par exemple chez Areva Transmission et Distribution a été audité quand Areva T & D a été racheté par Alstom. J'ai même assisté au rapport d'audit, où il a été constaté que nous avions éradiqué la pratique. Nous l'avons éradiquée en 2005. Alstom ne l'a éradiquée qu'en 2014, soit neuf ans après. J'ai dit qu'il avait feint de mettre en place une organisation de compliance et je maintiens ma déclaration parce qu'il y a eu cette concomitance ou, puisque vous êtes un député de la République en marche et pour employer un vocabulaire que vous comprendrez peut-être mieux, cet « en même temps »…
Le problème de l'« en même temps », c'est qu'il devient schizophrénique quand vous faites en même temps une chose et son contraire. On peut faire en même temps des choses qui ne sont pas contradictoires et, dans ce cas, c'est tout à fait positif ; c'est, dans la pensée ricoeurienne, la capacité de concilier des choses qui sont quelquefois difficilement conciliables mais pas nécessairement opposées. Ce qui caractérise la situation d'Alstom, c'est le fait d'avoir concomitamment mis en place et communiqué de façon très positive sur une organisation qui, certes, a fait des progrès, tout en maintenant des pratiques qui ont été stigmatisées. Je ne dis rien – c'est dans mon éthique de communication – qui ne soit déjà public ; tout ce que je vous dis, je vous invite à le lire dans la décision du département de la justice américaine.
Pourquoi, ensuite, l'ancien directeur financier, l'ancien Président-Directeur général, l'ancien directeur de l'audit, l'ancien directeur éthique et compliance, et l'ancien directeur juridique n'ont pas été mis en cause personnellement ? Vous savez que, pour être mis en cause pénalement, il faut avoir participé personnellement aux faits de corruption, avoir eu soi-même une intention délictueuse dans chaque opération, et mettre en place ou entretenir un système qui permet de corrompre n'était pas, en tant que tel, interdit par la loi française. Je n'ai pas connaissance que ces individus aient commis personnellement de tels actes, et c'est certainement pourquoi le département de la justice américain s'est concentré sur les individus desquels l'entreprise, comme vous l'a expliqué Bruno Vigogne, a communiqué tous les e-mails, dont Frédéric Pierucci, qui a plaidé coupable parce que l'on ne pouvait pas être cadre commercial chez Alstom sans utiliser ce système de paiement des consultants dont on a vu la dérive. Cette dérive, je considère qu'elle est généralisée, eu égard au nombre de cas qui vous a été cité et dont vous pouvez trouver la liste dans la très bonne étude de l'organisation non gouvernementale qu'a nommée M. Marleix tout à l'heure.
J'ai effectivement dit, dans ma déclaration à la radio, que les Américains avaient une lutte publique. Il se trouve que j'en ai fait mon métier, parce que ma carrière de directeur juridique a été largement bouleversée par des pratiques de différentes entreprises et que, comme j'ai compris que, pour monter, il fallait y participer, avec un risque important, j'ai préféré faire un autre métier, et je suis donc aujourd'hui, notamment mais pas uniquement, conseil en matière de prévention de la corruption. Je suis un grand lecteur des décisions du département de la justice et je vous invite d'ailleurs à les lire, parce que je pense que c'est une politique qui est bien faite, dans le sens où elle est efficace et publique. Le DoJ explique très clairement que sa politique vis-à-vis de la criminalité en col blanc est la même que celle vis-à-vis de la mafia et des groupes mafieux des quartiers américains, et qu'il utilise donc les mêmes méthodes de recherche de preuves ainsi que les mêmes méthodes en termes de sanctions et de traitement des individus. C'est exactement ce qu'on observe à l'égard de notre ancien collègue.
Je réitère ma déclaration à la radio que beaucoup de dirigeants français n'ont pas pris la mesure du risque. Je ne souhaite à personne qu'il arrive ce qui arrive à Frédéric Pierucci et je pense qu'une grande partie du problème a été l'entretien d'un certain nombre de cadres dans l'ignorance. Je ne sais pas si vous avez lu l'intégralité du dossier mais les extraits des e-mails montrent que c'est par ignorance que ces e-mails ont été écrits, parce que quelqu'un d'un tout petit peu éduqué sur ces sujets n'aurait jamais écrit ce qui a été écrit.
Est-ce que vous me prêtez l'intention de corrompre et de nous protéger des Américains ? Pour l'intention de corrompre, je ne suis pas la bonne personne mais je crois en effet qu'il faut se protéger, et ce d'abord des attaques des autorités des pays étrangers, parce qu'il n'y a pas de raison que les autorités judiciaires et policières d'autres pays que le nôtre fassent la justice pour nos entreprises, même si, en l'occurrence, sur le dossier Alstom, je ne pense pas du tout qu'il y ait eu un complot et je conteste même l'utilisation souvent très abusive de l'expression « effet extraterritorial » de la loi américaine car, si vous lisez les décisions du département de la justice, vous constaterez que beaucoup des faits ont été commis aux États-Unis par des entités légales américaines, avec des comptes en banque américains… Il ne s'agit donc pas de l'effet extraterritorial du droit américain. Mais il me semble légitime de se protéger contre les attaques de qui que ce soit quand on fait des affaires, même si vous êtes coupable, parce que l'objectif est de ne pas se retrouver dans des situations qui vous retirent votre liberté.
Enfin, pour répondre à votre question, qui était un peu, je pense, une provocation, il se trouve que j'ai fait une carrière de trente-deux ans de juriste dans des groupes totalement internationaux, que j'ai participé à des groupes qui faisaient plusieurs dizaines de milliards de chiffre d'affaires, qui vendaient des centrales nucléaires, des équipements de toutes sortes, j'ai connu des enquête du SFO, de la Securities and Exchange Commission (SEC), de la Federal Energy Regulatory Commission et bien d'autres, et aucune enquête pénale portant sur des faits sur lesquels j'avais travaillé n'a jamais abouti. J'ai quitté le groupe Areva parce que je pensais qu'il était plus opportun, pour un directeur juridique, de ne pas y être, et je crois que j'ai bien fait compte tenu de la situation de plusieurs dirigeants actuellement. J'ai quitté le groupe Alstom pour les mêmes raisons. Je pense donc que quiconque essayerait de jeter quelque discrédit que ce soit sur ma personne concernant ce sujet est assez malvenu.
Il y a bien soixante Français en détention aux États-Unis, vous avez raison, cela m'a été confirmé par le ministère des affaires étrangères. Il se trouve que je suis personnellement très attaché à la lutte contre la criminalité en col blanc, extrêmement dévastatrice parce qu'elle attaque les fondamentaux de notre société. Je suis issu d'un milieu d'entrepreneurs et très attaché à la liberté d'entreprendre, et je pense que le comportement des dirigeants d'Alstom a considérablement terni l'image de la France et de l'industrie française dans le monde et qu'à ce titre ils sont condamnables et portent sur eux un profond déshonneur.
Frédéric Pierucci a plaidé coupable pour ne pas passer quarante ans en prison. Ayant plaidé coupable, il doit purger sa peine et ce que je vous demande, mesdames et messieurs les députés, à titre personnel puisque, comme je vous l'ai dit, j'aide Frédéric, c'est de bien vouloir m'aider à le faire revenir en France. Il y a pour cela deux possibilités. La première est d'obtenir son transfèrement du centre de détention américain vers un centre de détention français. Il ne s'agit pas d'obtenir un passe-droit mais de lui permettre de purger sa peine en France. Je vous présenterai Frédéric quand il reviendra, vous verrez quelle est la trempe de ce personnage. Vous ne l'avez sans doute vu que pendant quelques heures. Son intention n'a jamais été d'échapper à sa peine puisqu'il s'est lui-même constitué prisonnier et est retourné de son propre chef aux États-Unis. L'autre option serait d'obtenir une grâce et je crois que le Président Macron, que vous devez connaître, se rend aux États-Unis au mois d'avril. Je vous demande de bien vouloir intercéder pour qu'éventuellement une grâce puisse être obtenue pour Frédéric, qui, je vous le rappelle, a une épouse et quatre enfants, dont deux ont moins de onze ans.
À propos d'un transfèrement, l'Ambassadeur de France aux États-Unis nous a indiqué qu'il avait sollicité du Président de la République, à l'initiative de la magistrate de liaison de l'ambassade, une lettre à la signature du Président Macron au Président Trump pour demander le transfèrement de Frédéric Pierucci malgré le refus premier du DoJ. Cette lettre était dans un circuit de signatures la semaine dernière, quand nous étions à Washington.
Je serais curieux de connaître la réponse de M. Vigogne à la dernière question de notre rapporteur. Est-ce les Américains qui en font trop ou nous qui n'en faisons pas assez en matière de lutte contre la corruption ?
Rétrospectivement, je m'interroge toujours sur le fait que ce groupe industriel n'ait fait l'objet de procédure judiciaire sérieuse en France. J'ai rencontré à de nombreuses reprises des procureurs et des juges à travers le monde et ils me disaient systématiquement que les groupes français bénéficiaient d'une certaine indulgence de l'État français et que, puisque l'État ne faisait rien, en France, pour lutter contre la corruption, ils allaient prendre le problème à leur compte. Ce message a été beaucoup relayé aux États-Unis, en disant : « Impunité en France mais vos pratiques à l'extérieur seront poursuivies et condamnées. ». Ma conviction la plus profonde est que, si l'État français s'était montré plus dur bien plus tôt vis-à-vis d'Alstom, eh bien, aujourd'hui, en vertu du principe que les mêmes faits ne peuvent être poursuivis dans d'autres juridictions dès lors qu'ils le sont dans un pays, la société aurait été probablement condamnée, en tout cas aurait eu l'obligation de changer ces pratiques. Ainsi la justice française n'aurait pas laissé la main à d'autres autorités.
Nous sommes bien d'accord, et c'est d'ailleurs le sens qu'a pris notre travail, par rapport à ce qu'il était au départ. Il n'est pas question de se voiler la face. Nous devons monter en puissance et garantir que la justice française juge les faits de corruption.
On ne peut que se féliciter, madame, de ce que vous venez de dire. L'un des grands mérites de cette affaire, et le mérite qu'on peut attribuer à M. Kron, un peu à l'instar de M. Cahuzac, c'est qu'il aura fait évoluer la législation, les mentalités. On lui doit d'avoir fait prendre conscience à la France que les pratiques généralisées de corruption ne sont plus admissibles.
Une dernière question pour M. Vigogne. Vous avez évoqué la difficulté de discerner un vrai consultant qui vous aide à comprendre le contexte d'un deal, de quelqu'un qui se rend coupable de corruption. La limite est que l'on n'influence pas les conditions de la vente. Je suis assez sidéré de voir que, dans un dossier comme la vente de la branche « Power » d'Alstom, les actionnaires d'Alstom ont payé 300 millions d'euros d'honoraires de conseils en tous genre. J'imagine que GE avait ses propres intervenants, banquiers d'affaires, boîtes de communication, avocats… et donc on a peut-être aussi 300 millions d'euros de ce côté-là. Un total de 600 millions distribués pour un deal certes important de 12 milliards, mais ce sont des montants colossaux et, quand on regarde la cartographie des intervenants sur la place de Paris, on a le sentiment que tout le monde était neutralisé, que plus personne n'était vraiment en mesure de contester cette démarche car tous ceux qui auraient pu porter une voix différente étaient partie prenante dans l'affaire. Où est la limite entre le vrai lobbying, l'officiel, et ce qui peut aller au-delà, dans la rémunération d'intermédiaires ? Notre article 433-2 du code pénal n'est pas très souvent utilisé, avec une peine d'amende d'ailleurs plafonnée à 75 000 euros, ce qui est très loin des 600 millions que j'ai évoqués. Quels éléments vous permettent d'appréhender cette frontière ?
Il faut bien distinguer deux activités différentes dans la question que vous posez : l'activité de lobbying qui résulte des conditions de la vente à General Electric et l'activité de lobbying traditionnelle, qui consiste, par exemple, à accompagner la vente de turbines à gaz d'une centrale au sein du groupe Alstom.
En ce qui concerne la première partie de la question, je n'ai pas participé à la sélection des cabinets qui ont conduit ce travail préparatoire, mais j'imagine aisément, vu la taille du deal, qu'il a fallu solliciter de nombreuses expertises différentes et les meilleures de chacune des expertises. C'est certainement pour cela qu'ont concouru les meilleurs cabinets de la place de Paris, et ce dans tous les domaines, ce qui fait qu'il est de fait difficile d'en trouver de même niveau d'excellence, de même rayonnement international qui puisse vous amener une opinion différente que celle pour laquelle ils ont été initialement sélectionnés.
S'agissant de la sélection des lobbyistes qui ont accompagné les affaires d'Alstom, ceux-là ont été sélectionnés sur des critères objectifs, qui étaient, par exemple, leur expertise dans la turbine à gaz : chercheurs, spécialistes du marché, compétents et reconnus dans leur pays, et capables de justifier de la prestation. C'est là que le problème s'est posé : comment justifier de la prestation d'un lobbyiste. Pendant longtemps, et encore en 2008, les lobbyistes d'Alstom étaient payés sur une base de success fees, c'est-à-dire un peu comme un agent immobilier, à qui personne ne demande la justification de son travail. Si l'acheteur achète le bien en question, il justifie de fait ses honoraires. C'était à peu près sur ces principes qu'étaient rémunérés les lobbyistes d'Alstom. Les commissions payées pouvaient excéder 5 % du prix d'un contrat. Pour un contrat d'un milliard d'euros, la commission pouvait donc atteindre 50 millions. Avec 50 millions, vous avez potentiellement la capacité de corrompre beaucoup de décideurs.
C'est la question que se posait le département auquel j'appartenais. J'étais d'avis qu'aucune action de lobbying ne justifie le paiement de plus de quelques millions d'euros. C'est le salaire d'une vie, ça a un impact sur le prix de vente, donc sur la marge. Il fallait rompre avec cette logique de pourcentage. Ce que nous avons fait, et encore une fois, je rends hommage à Jean-Daniel Lainé et à nos équipes qui ont travaillé là-dessus. La rémunération du lobbyiste doit être proportionnelle à l'effort engagé. Le lobbyiste devait nous démontrer qu'il avait une équipe qui le soutenait, parce que les lobbyistes ne sont pas que des individus mais aussi des sociétés constituées, avec parfois vingt personnes, et nous démontrer l'effectivité du travail produit. Cette effectivité se traduisait par des rapports, des éléments d'analyse, un travail quantifiable. Ce que vaut le rapport fourni, 1 million, 2 millions, la question reste ouverte mais, en tout cas, au travers de cette documentation que nous appelions les « preuves de service », le lobbyiste devait nous fournir son calendrier, les rendez-vous auxquels il assistait, les interventions qu'il faisait auprès de tel département technique pour rencontrer des ingénieurs-conseils, pour travailler sur le volet environnemental… Il devait donc justifier son travail et ce travail était contrôlé par nos services pour déterminer s'il justifiait le paiement prévu par le contrat. Malheureusement cette disposition s'est mise en place tardivement et les projets qui ont fait l'objet des investigations et des décisions de justice ne répondaient pas à ces exigences.
Encore une fois, je pense que l'immense majorité des lobbyistes faisaient un travail parfaitement honnête mais, comme ils n'avaient aucune obligation de documenter leur travail, une partie congrue de ceux-ci poursuivait d'autres objectifs et ils ont contaminé l'ensemble de la profession et jeté le discrédit sur elle.
D'où les objectifs que nous avons fixés : justification du travail, réduction des rémunérations… Ce fut une lutte acharnée parce que ce n'était pas dans la culture de l'entreprise de s'opposer à des lobbyistes sur leur rémunération. C'était un travail éreintant, violent, auquel j'ai participé, pour revenir à des rémunérations qui restent, certes, importantes mais ne permettent plus d'actionner des leviers de corruption. Si vous payez un million d'euros à une personne et effectuez ce paiement en quatre ou cinq années, vous limitez le risque, et je connais aujourd'hui peu de personnes qui décideraient de se mettre en danger personnel pour un paiement de 100 000 ou 200 000 euros. Une personne ou homme politique qui sollicite un paiement corruptif s'attend à recevoir plusieurs millions. En jouant sur ces deux volets, les preuves de service rendu, d'un côté, et le fractionnement et la limitation des paiements, de l'autre, vous réduisez considérablement votre exposition.
Je me permets une petite réponse à votre point sur le fait que tous les conseils étaient, finalement, mobilisés. Il se trouve que c'est la stratégie de General Electric que d'utiliser systématiquement tous les conseils sur une place de façon qu'ils ne puissent pas être utilisés par d'autres.
Enfin, puisque j'ai fait de la prévention de la corruption mon métier, je me propose de vous offrir, à l'Assemblée nationale, une formation sur la prévention de la corruption et les mécanismes corruptifs. Je le fais auprès de plusieurs institutions françaises publiques, ayant développé en trente ans une certaine expertise dans ce domaine, et je le ferai gratuitement pour vous si ça ne dépasse pas quelques heures !
Nous interrogerons le déontologue pour savoir si nous pouvons accepter cette formation gratuite…
En attendant, je vous remercie l'un et l'autre pour vos témoignages.
La séance est levée à treize heures trente.
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 11 h 35
Présents. - M. Damien Adam, Mme Dominique David, M. Bruno Duvergé, Mme Sarah El Haïry, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Olivier Marleix, Mme Natalia Pouzyreff
Excusé. - Mme Aude Bono-Vandorme