Les liens entre la corruption chez Alstom et l'opération d'acquisition sont complexes. Je pense que la réalité est multifactorielle et qu'il n'y a pas une relation univoque et singulière entre le problème de la corruption chez Alstom et l'acquisition par General Electric. Cette complexité rend la compréhension de la situation difficile et permet à certains de se cacher derrière la multiplicité des faits et des situations pour dire que la corruption n'a pas joué de rôle !
Il y a bien sûr un lien parce que, quand la direction générale d'une entreprise est assaillie de toutes parts par des enquêtes qui émanent d'autorités judiciaires de très nombreux pays, cela canalise énormément d'énergie et, à la fin, les dirigeants sont très absorbés par ces affaires. Je pense que la multiplicité des affaires de corruption touchant le groupe Alstom a beaucoup déstabilisé la direction générale. Elle l'a conduit à changer deux fois de directeur juridique puisque, avant M. Einbinder, une directrice juridique américaine était déjà partie. Avoir des tensions avec un directeur juridique américain, c'est un sujet sérieux, ce n'est pas anodin. Les raisons de ces tensions n'étaient pas elles-mêmes anodines puisque M. Einbinder, avocat américain, avait une exposition personnelle dans les risques auxquels faisait face l'entreprise. Cette corruption a fragilisé, a affaibli la société.
Il se trouve que j'ai travaillé huit ans chez General Electric, où j'ai eu pendant six ans et demi un poste de responsabilité qui m'a amené à rencontrer environ trois fois par an l'état-major de la direction juridique, soit aux États-Unis soit à Bruxelles, et je peux vous raconter deux anecdotes qui me semblent intéressantes.
Tout d'abord, une trentaine d'anciens du DoJ travaillent chez General Electric. Je ne porte aucun jugement, c'est certainement de bonne guerre pour la défense des intérêts du groupe General Electric et vous pouvez imaginer que c'est une source d'information non négligeable. Tous les cas de corruption que nous constations sur les marchés – et il se trouve que j'étais responsable juridique de l'ensemble du monde sauf les Amériques – étaient remontés, et nous faisions ainsi remonter plusieurs cas de corruption de la part de nos concurrents par semaine. Il existait chez General Electric une politique très systématique de suivi de ces questions, qui nourrissait la réflexion et la stratégie du groupe.
J'ai assisté à une réunion avec le directeur juridique du groupe General Electric et son staff à Bruxelles. Je me souviens très bien, parce que ça m'avait frappé, et ce d'autant plus rétrospectivement, qu'il y avait été dit qu'il faudrait à peu près dix ans pour arriver à mettre à genoux Alstom et Siemens, sur les fondements de la lutte contre la corruption. C'est exactement ce qui s'est passé. J'avoue que j'en suis amusé, même si c'est triste, parce que je suis quand même Européen avant tout. Malheureusement, ces pratiques existent et certains dirigeants ont manqué de prudence. Je ne suis pas cynique mais pas naïf non plus ; je suis réaliste, simplement. Il faut se prémunir contre les polices étrangères, certes, mais aussi contre la corruption et je suis intimement persuadé que l'on peut faire des affaires à l'international sans corrompre, mais cela requiert beaucoup de perspicacité, beaucoup de travail et beaucoup de précaution.
Comment expliquer que l'enquête du DoJ soit aussi ancienne, ayant commencé en 2010 ? La réponse vous a été partiellement donnée mais, comme les faits sont complexes, je me permets de vous la redonner sous un autre angle. Je pense que ce sont les procureurs suisses qui ont saisi le DoJ des faits du cas d'Alstom. Le procureur suisse a été saisi de l'affaire Alstom en Suisse qui a donné lieu à la sanction dont a parlé Bruno Vigogne, par un rapport d'un cabinet d'expertise comptable qui a exercé son obligation en application de l'équivalent de l'article 40 du code de procédure pénale français, à savoir une obligation de signalement. Ce cabinet, qui est connu, avait été frappé par le caractère suspicieux d'un paiement chez un consultant, et avait estimé nécessaire de le reporter. C'est ce qui a mis le feu aux poudres et a fait que le DoJ a été saisi. Je ne sais pas pourquoi c'est aussi ancien, il faut le demander au DoJ. C'est une enquête qui a duré longtemps, qui a été longue et fastidieuse, tout simplement parce les faits de corruption sont en général cachés et qu'il est très difficile de les déceler. Ces faits sont parfois même indécelables, parce que c'est l'excès de rémunération d'un consultant, dont vous ne savez pas ensuite ce qu'il va faire de l'argent. Ces faits sont extrêmement difficiles à prouver.
Ce qui légitime la lutte contre ces pratiques, c'est, d'abord, de ne pas exposer les individus et, ensuite, de ne pas exposer les entreprises à des risques aussi colossaux, puisque vous avez vu le résultat économique.
J'ai dit en effet que M. Kron avait généralisé ces pratiques, avait contribué à les masquer, mais j'ai bien parlé d'un système. Je n'ai jamais dit que M. Kron avait personnellement corrompu ; je m'en garderai bien car je n'ai aucune preuve. En revanche, je sais très bien que tout le travail que j'ai fait par exemple chez Areva Transmission et Distribution a été audité quand Areva T & D a été racheté par Alstom. J'ai même assisté au rapport d'audit, où il a été constaté que nous avions éradiqué la pratique. Nous l'avons éradiquée en 2005. Alstom ne l'a éradiquée qu'en 2014, soit neuf ans après. J'ai dit qu'il avait feint de mettre en place une organisation de compliance et je maintiens ma déclaration parce qu'il y a eu cette concomitance ou, puisque vous êtes un député de la République en marche et pour employer un vocabulaire que vous comprendrez peut-être mieux, cet « en même temps »…