C'est une bonne chose, messieurs, de vous recevoir aujourd'hui, après notre séjour, la semaine dernière, aux États-Unis, où nous avons rencontré un certain nombre d'acteurs, procureurs, avocats, institutions, ambassade…
Monsieur Laporte, j'ai trois questions pour vous, et un commentaire. Ma première question porte sur le lien entre la corruption et la fusion-acquisition. Vous avez dit à l'instant que les poursuites pour faits de corruption ont largement contribué à affaiblir le groupe Alstom et à rendre la proie docile au concurrent. Est-ce que, pour vous, les deux sujets sont liés ? En d'autres termes, considérez-vous que le DoJ a poursuivi Alstom dans le but de favoriser la fusion avec GE ?
Si c'est le cas, comment expliquez-vous que l'enquête du DoJ ait commencé bien avant que l'idée même de fusionner avec GE apparaisse ? Sur quoi vous appuyez-vous, éventuellement, pour mettre en cause l'indépendance des procureurs américains, qui enquêteraient alors sur des faits de corruption pour des raisons économiques, dans le but de favoriser une acquisition par GE ?
Ma deuxième question porte sur M. Kron. Je suis très impatient qu'on le reçoive parce que, jusqu'à présent, il n'a pas eu l'occasion de se défendre et nous avons entendu beaucoup de choses sur lui. Vous avez dit tout à l'heure qu'il avait généralisé ce système de corruption et en même temps l'avait masqué, et qu'il avait feint de mettre en place des organisations de compliance. Ce sont des accusations graves ; sur quelles bases factuelles reposent-elles ? Et si elles sont prouvées, comment expliquez-vous qu'il n'ait jamais été poursuivi ni par la justice américaine, puisqu'on a vu qu'il n'était pas protégé par un rapport particulier, ni même par la justice française ? Si « M. Kron a généralisé ce système de corruption et en même temps l'a masqué, et a feint de mettre en place des organisations de compliance », j'imagine que notre justice est capable de poursuivre ce genre de faits. Pourquoi le DoJ, qui est, dans vos propos, d'une particulière sévérité, s'arrête-il à Pierucci ? Pourquoi ne remonte-t-il pas d'un cran et reste-t-il au niveau inférieur ? De deux choses l'une : soit la justice, à la fois américaine et française, ferme les yeux sur des preuves factuelles qui mettent en cause un homme qui a « généralisé un système de corruption et en même temps l'a masqué et a feint de mettre en place des organisations de compliance », soit le dossier manque de preuves.
Ma dernière question porte sur la lutte contre la corruption. Je reprends vos propos sur France Inter, en janvier : « Les Américains ont une politique de lutte contre la corruption qui est publique, systématique et extrêmement sévère. Le problème est que les dirigeants des grands groupes européens, et de certaines sociétés françaises en particulier, comme Alstom, ainsi que nos dirigeants politiques, n'ont pas pris la mesure de ce risque. Ils sont dans l'ignorance des méthodes américaines. Or, aujourd'hui, quand vous faites des affaires sur les marchés internationaux, il faut s'en prémunir. » Faut-il se prémunir des attaques de la justice américaine ou de la corruption ?
Vous avez également dit, tout à l'heure, qu'aucun tribunal français n'avait jamais prononcé une peine de ce niveau. Vous avez raison. Quelles sont les dernières grandes opérations anticorruption en France d'un niveau comparable, que ce soit pour des entreprises françaises ou étrangères ? Comment expliquez-vous que la justice française ne poursuive pas des faits de corruption dans la même mesure que les Américains ? Serions-nous laxistes ou est-ce la justice américaine qui est trop sévère ?
Enfin, un commentaire. Vous avez dit que vous défendiez un citoyen qui a été livré aux Américains par des dirigeants pour se protéger eux-mêmes. Je rappelle juste que ce citoyen a plaidé coupable de faits de corruption et que, par ailleurs, nous avons soixante compatriotes français derrière les barreaux aux États-Unis aujourd'hui, dont cinquante-neuf dont on n'a pas parlé. Je ne veux pas d'une tolérance à géométrie variable. Pour la délinquance ou la criminalité ordinaire – les cinquante-neuf autres –, c'est tolérance zéro, c'est normal qu'on emprisonne. En revanche, pour la délinquance en col blanc, les actes de corruption, c'est tout de suite moins normal, plus inhumain, plus injuste, plus sévère. Ce qui fonde la confiance des Français dans leur justice, c'est la conviction que la sévérité est la même pour tous, qu'il n'y a pas deux justices mais une seule. Je pense, personnellement, qu'en minimisant les actes de corruption ou en se permettant de juger de la sévérité de la justice des autres, on perd un peu de crédibilité quant à notre réelle volonté politique de lutter contre la corruption et d'y mettre les moyens en France.
D'ailleurs, vous avez parlé, monsieur Vigogne, de coopération. On se cache souvent derrière la loi dite de « blocage », en disant : « Il ne faut pas coopérer avec la justice américaine parce que c'est interdit dans le droit français, nous avons une loi de blocage. » Je rappelle – nous avons posé la question la semaine dernière à nos amis américains – qu'il n'existe aucun équivalent de la loi de blocage française aux États-Unis, c'est-à-dire que, si nous souhaitions poursuivre une entreprise américaine en France, l'entreprise en question ne pourrait pas se cacher derrière une loi de blocage américaine. C'est un argument qui nuit à l'image que nous donnons sur notre réelle volonté de coopérer avec nos alliés dans la lutte contre la corruption.
Je terminerai donc par un proverbe : avant d'aller regarder la brindille dans la soi-disant sévérité de l'oeil de notre voisin américain, on devrait regarder la poutre dans notre propre oeil, c'est-à-dire dans nos limites et notre absence, parfois, de volonté de lutter aussi sévèrement contre la corruption.