Intervention de Bruno Vigogne

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 11h35
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Bruno Vigogne, ancien responsable de la compliance d'Alstom « Power » et directeur des enquêtes internes d'Alstom :

Il faut bien distinguer deux activités différentes dans la question que vous posez : l'activité de lobbying qui résulte des conditions de la vente à General Electric et l'activité de lobbying traditionnelle, qui consiste, par exemple, à accompagner la vente de turbines à gaz d'une centrale au sein du groupe Alstom.

En ce qui concerne la première partie de la question, je n'ai pas participé à la sélection des cabinets qui ont conduit ce travail préparatoire, mais j'imagine aisément, vu la taille du deal, qu'il a fallu solliciter de nombreuses expertises différentes et les meilleures de chacune des expertises. C'est certainement pour cela qu'ont concouru les meilleurs cabinets de la place de Paris, et ce dans tous les domaines, ce qui fait qu'il est de fait difficile d'en trouver de même niveau d'excellence, de même rayonnement international qui puisse vous amener une opinion différente que celle pour laquelle ils ont été initialement sélectionnés.

S'agissant de la sélection des lobbyistes qui ont accompagné les affaires d'Alstom, ceux-là ont été sélectionnés sur des critères objectifs, qui étaient, par exemple, leur expertise dans la turbine à gaz : chercheurs, spécialistes du marché, compétents et reconnus dans leur pays, et capables de justifier de la prestation. C'est là que le problème s'est posé : comment justifier de la prestation d'un lobbyiste. Pendant longtemps, et encore en 2008, les lobbyistes d'Alstom étaient payés sur une base de success fees, c'est-à-dire un peu comme un agent immobilier, à qui personne ne demande la justification de son travail. Si l'acheteur achète le bien en question, il justifie de fait ses honoraires. C'était à peu près sur ces principes qu'étaient rémunérés les lobbyistes d'Alstom. Les commissions payées pouvaient excéder 5 % du prix d'un contrat. Pour un contrat d'un milliard d'euros, la commission pouvait donc atteindre 50 millions. Avec 50 millions, vous avez potentiellement la capacité de corrompre beaucoup de décideurs.

C'est la question que se posait le département auquel j'appartenais. J'étais d'avis qu'aucune action de lobbying ne justifie le paiement de plus de quelques millions d'euros. C'est le salaire d'une vie, ça a un impact sur le prix de vente, donc sur la marge. Il fallait rompre avec cette logique de pourcentage. Ce que nous avons fait, et encore une fois, je rends hommage à Jean-Daniel Lainé et à nos équipes qui ont travaillé là-dessus. La rémunération du lobbyiste doit être proportionnelle à l'effort engagé. Le lobbyiste devait nous démontrer qu'il avait une équipe qui le soutenait, parce que les lobbyistes ne sont pas que des individus mais aussi des sociétés constituées, avec parfois vingt personnes, et nous démontrer l'effectivité du travail produit. Cette effectivité se traduisait par des rapports, des éléments d'analyse, un travail quantifiable. Ce que vaut le rapport fourni, 1 million, 2 millions, la question reste ouverte mais, en tout cas, au travers de cette documentation que nous appelions les « preuves de service », le lobbyiste devait nous fournir son calendrier, les rendez-vous auxquels il assistait, les interventions qu'il faisait auprès de tel département technique pour rencontrer des ingénieurs-conseils, pour travailler sur le volet environnemental… Il devait donc justifier son travail et ce travail était contrôlé par nos services pour déterminer s'il justifiait le paiement prévu par le contrat. Malheureusement cette disposition s'est mise en place tardivement et les projets qui ont fait l'objet des investigations et des décisions de justice ne répondaient pas à ces exigences.

Encore une fois, je pense que l'immense majorité des lobbyistes faisaient un travail parfaitement honnête mais, comme ils n'avaient aucune obligation de documenter leur travail, une partie congrue de ceux-ci poursuivait d'autres objectifs et ils ont contaminé l'ensemble de la profession et jeté le discrédit sur elle.

D'où les objectifs que nous avons fixés : justification du travail, réduction des rémunérations… Ce fut une lutte acharnée parce que ce n'était pas dans la culture de l'entreprise de s'opposer à des lobbyistes sur leur rémunération. C'était un travail éreintant, violent, auquel j'ai participé, pour revenir à des rémunérations qui restent, certes, importantes mais ne permettent plus d'actionner des leviers de corruption. Si vous payez un million d'euros à une personne et effectuez ce paiement en quatre ou cinq années, vous limitez le risque, et je connais aujourd'hui peu de personnes qui décideraient de se mettre en danger personnel pour un paiement de 100 000 ou 200 000 euros. Une personne ou homme politique qui sollicite un paiement corruptif s'attend à recevoir plusieurs millions. En jouant sur ces deux volets, les preuves de service rendu, d'un côté, et le fractionnement et la limitation des paiements, de l'autre, vous réduisez considérablement votre exposition.

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