J'éviterai de porter des jugements sur des choses sur lesquelles je n'ai pas tous les éléments.
Je commencerai par votre deuxième question et l'appréciation que l'on pouvait porter en 2012 sur la société Alstom. Il y avait, comme je le disais, deux métiers très différents. Dans l'énergie, Alstom est un acteur relativement petit par rapport aux plus gros mondiaux – environ 10 % de la taille de GE dans la partie énergie seulement. On constatait, en outre, un certain nombre de faiblesses structurelles : une gamme de turbines ne couvrant pas l'ensemble des besoins des différentes industries, et des soucis techniques, d'innovation, de renouvellement sur certaines parties de cette gamme.
Le marché des turbines, en 2012, n'allait encore pas trop mal au niveau mondial, même s'il existait déjà des marchés très matures. Ainsi, les marchés européens n'étaient plus du tout en croissance. En tout état de cause, de 2012 à aujourd'hui, le nombre de turbines vendues par an a été divisé par deux. C'est donc une industrie où les métiers traditionnels d'Alstom, dont la partie turbo-alternateurs et turbines, sont en très grande difficulté. Comme cela pouvait être anticipé en 2012, il fallait effectivement agir. Je ne peux répondre à la question de savoir ce qui se serait passé si Alstom était resté seul. En tout cas, le groupe aurait forcément connu cette dégradation du marché extrêmement rapide et importante dans ses coeurs de métier.
En effet, l'activité nucléaire a été globalement très ralentie dans le monde après Fukushima. Quant à l'hydraulique, le marché est extrêmement mature, avec très peu de croissance : il y a des projets dans les pays émergents mais plus beaucoup de gros projets. Du fait de la transition énergétique, l'essentiel des nouvelles productions depuis cinq ans dans le monde sont des capacités renouvelables, hors hydraulique, c'est-à-dire de l'éolien et du solaire photovoltaïque. Areva commençait à l'époque à se positionner sur l'éolien offshore. Mais cette technologie ne s'est pas révélée très compétitive ; elle est en tout cas très coûteuse comparée à d'autres énergies renouvelables comme le solaire photovoltaïque, dont les coûts ont très vite baissé ces dix dernières années, au point qu'il n'y aura bientôt plus besoin de subventions.
En 2012, j'étais convaincu qu'il fallait faire quelque chose, que l'entreprise ne pouvait pas continuer toute seule et, en tout cas, qu'il fallait qu'elle fasse des choix.
Dans le transport, la situation était totalement différente. Dans ce métier, l'entreprise était d'une taille moyenne. Le leader mondial est un groupe chinois qui pèse de 30 à 35 milliards d'euros de chiffre d'affaires, contre 5 milliards pour Alstom en 2012 et 6 milliards environ aujourd'hui, 7 milliards pour Siemens. Dans ce secteur, ça pouvait donc éventuellement continuer et c'est pourquoi un scénario de constitution d'un acteur européen autour d'Alstom était logique.
Si Alstom était resté seul, peut-être serait-il en très grande difficulté dans l'énergie, et obligé de procéder des restructurations ? Cela fragiliserait de ce fait sa partie transport. On ne peut pas l'affirmer mais, en tout cas, le marché va très mal et GE n'aurait probablement pas fait, aujourd'hui, l'acquisition qu'il a réalisée en 2015, à un moment où il pensait qu'il y avait encore un potentiel de développement et de croissance. Avec Alstom, GE a essentiellement acheté des compétences sur des turbines pour les énergies fossiles, charbon et gaz. Or la tendance est à la suppression des centrales à charbon dans le monde ; on essaie d'éviter d'en construire de nouvelles.
Je ne sais pas si GE était la seule alternative possible. Dans l'énergie, on sait que le scénario Areva ne fonctionnait pas – et il a été très vite éliminé. Le scénario avec un partenaire minoritaire chinois n'était pas facile à mettre en place. En outre, il apparaissait à l'époque comme un peu trop disruptif. Un scénario Siemens aurait probablement été assez compliqué également ; il a été, je crois, tenté mais il était assez difficile à réaliser dans l'énergie, encore plus probablement que dans le transport.
Siemens et Alstom ensemble, cela crée une entreprise qui, au niveau mondial, passe largement devant Bombardier. Cela permet un renforcement dans les métiers de la signalisation, où Siemens est assez fort. Dans un scénario différent, la signalisation d'Alstom aurait pu se rapprocher de celle de Thales mais a priori cela ne convenait pas à Thales. S'agissant des matériels roulants en Europe, de nombreuses usines, qui font à peu près la même chose, ne tournent pas à pleine capacité. Cela va forcément soulever une question de compétitivité industrielle. Dans ce métier, en effet, les donneurs d'ordres, les opérateurs, c'est-à dire les grandes sociétés de transport, comme la SNCF ou la RATP, en France, mais partout en Europe et dans le monde, tirent très fortement les prix vers le bas, et, comme on est en surcapacité, on ne gagne pas d'argent. Cela implique forcément d'agir sur les coûts.
La signalisation est un métier de croissance, dans lequel on peut investir et où les deux entreprises seront fortes ensemble et pourront sans doute gagner des parts de marché. La maintenance est également un métier en croissance. Mais il n'est pas facile parce que les concurrents sont les opérateurs eux-mêmes. Ce sont des industriels et pas seulement des transporteurs. Tel est le cas de la SNCF, par exemple. En outre, les équipementiers font eux aussi de la maintenance. Mais c'est un métier dans lequel il y a quelque chose à faire.
Autre point que nous avions anticipé en 2012 et qui n'est pas encore complètement traité : des positions de domination trop forte du marché pourraient conduire les autorités de la concurrence à demander des remèdes, c'est-à-dire des désinvestissements de certaines parties du métier. C'est possible notamment dans le métier des trains à grande vitesse, où Siemens et Alstom ensemble ont consolidé une position de parts de marché qui devient très élevée au niveau mondial.