La séance est ouverte à seize heures cinq.
Mes chers collègues, nous recevons M. Nicolas Lioliakis et M. Laurent Dumarest, Partners au cabinet A.T. Kearney.
Notre commission d'enquête a tenu à vous entendre en raison du rapport fait par votre cabinet, à la demande de l'Agence des participations de l'État (APE), sur la situation d'Alstom. Il s'agissait plus particulièrement d'envisager l'hypothèse du retrait de l'actionnaire de référence, à savoir Bouygues, et qui l'est toujours aujourd'hui dans ce qui reste d'Alstom.
Ce rapport a été livré au mois de décembre 2012 et nous avons appris ce matin qu'il avait été commandé à l'automne 2012, ce que vous nous préciserez.
Nous souhaitons avoir quelques éléments sur la commande qui vous a été passée. Nous avons découvert en effet l'existence de votre mission lors de l'audition de M. David Azéma. Arnaud Montebourg, alors ministre chargé de l'économie, c'est-à-dire le patron de M. Azéma, n'en avait pas eu connaissance, quant à lui. Vous comprendrez que cela suscite quelques interrogations de notre part.
Vous nous indiquerez donc qui vous a passé commande, à qui vous avez précisément remis ce rapport et quels ont été vos interlocuteurs. Avez-vous travaillé avec Alstom, avec l'actionnaire de référence ; le coeur du sujet étant le désengagement de l'actionnaire de référence ? Avez-vous travaillé également avec la banque conseil de cet actionnaire de référence, en l'occurrence la banque Rothschild ?
Ensuite, nous souhaiterions connaître les tenants et les aboutissants de votre réflexion qui est très orientée sur l'emploi, ce qui est intéressant. Avez-vous reçu une commande sur ce point particulier ?
Vos conclusions soulignent la pertinence de la solution de rapprochement avec General Electric (GE) et l'intérêt de la solution Mitsubishi, mais montre la fragilité de la capacité financière de ce dernier à porter l'opération. Contrairement à ce qui a été dit, votre rapport et celui du cabinet Roland Berger sur le même sujet ne sont pas en totale contradiction.
Pour l'anecdote je note, qu'à l'époque, vous aviez encore à l'esprit la solution avec Areva, champion français intégré du nucléaire, ce qui montre que votre travail est désormais un peu daté.
Il est intéressant de regarder vos conclusions en matière d'impact sur l'emploi puisqu'elles nous donnent des informations que nous n'avons pas encore forcément sur le rapprochement entre Alstom « Transport » et Siemens « Transport ». À l'époque, vous penchiez davantage pour l'option General Electric que pour Siemens, en raison des impacts sur l'emploi dans le scénario qui aurait impliqué Siemens.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance le 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité.
(M. Lioliakis et M. Dumarest prêtent successivement serment.)
Mesdames, messieurs les députés, je suis président d'A.T. Kearney pour la France depuis deux ans. En tant que Partner au service des institutions financières, je n'ai en outre aucune espèce de perspective sur ce dossier ni sur les filières industrielles françaises. Je vais donc céder la parole à mon collègue Laurent Dumarest qui a cette compétence et qui a surtout instruit le dossier qui vous intéresse.
du département énergie d'A.T. Kearney. Je suis Senior Partner, chez A.T. Kearney, chargé à Paris de nos activités dans les industries de process et l'énergie depuis de nombreuses années. J'ai effectivement piloté ce projet pour l'APE. Je pourrai donc répondre assez précisément à vos questions, à la fois sur les modalités d'appel d'offres, la réalisation du travail, nos interlocuteurs et les résultats.
Un appel d'offres nous a été adressé directement par l'APE, le 23 octobre 2012. Il s'agissait d'une procédure d'urgence, c'est-à-dire qu'on nous demandait d'y répondre en trois jours, soit le 26 octobre. Manifestement, une demande avait été faite à l'APE d'instruire de manière préventive le dossier.
L'étude a démarré le 5 novembre. Elle a été menée en quatre semaines. Nous avons alors rendu nos conclusions. Une première réunion a eu lieu le 3 décembre à la direction de l'APE, puis une synthèse a été présentée, le 12 décembre, à M. David Azéma, le responsable de la gestion des participations de l'État, à laquelle assistaient les personnes responsables de l'étude au sein de l'APE. À l'époque, il s'agissait de Mme Solenne Lepage, pour la partie « Transport » et de Mme Claire Cheremetinski pour la partie « Énergie ».
Puis, à la demande de M. Azéma, nous avons présenté cette étude le 18 janvier 2013 à plus d'une vingtaine de personnes importantes, à Bercy. Je n'ai malheureusement pas la liste des participants : il y avait des représentants à la fois de l'APE et des cabinets des deux ministères de tutelle, soit le ministère du redressement productif – il s'agissait de membres de la Direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (DGCIS) devenue depuis la Direction générale des entreprises (DGE) – et celui de l'économie et des finances.
Nous avons procédé à cette étude dans un contexte assez particulier puisque notre contrat comportait la mention « Secret ». Cela ne signifiait pas d'intervention ou de contact avec la société Alstom, son actionnaire Bouygues, ou sa banque conseil Rothschild. Il s'agissait d'un travail comme on peut en faire lorsqu'on réalise du diligence strategic en externe. C'était donc ce qu'on appelle une mission extérieure : on a fait une analyse à partir du marché, de nos bases de données internes et de la connaissance d'Alstom – contexte stratégique, concurrents etc. Nos principaux interlocuteurs étaient les représentants de l'APE, avec lesquelles nous avions une réunion hebdomadaire.
Voilà pour le processus. Cela répond-il à vos questions, monsieur le président ?
J'en viens à l'objectif. Je reprends quelques éléments de l'appel d'offres tel qu'il était rédigé – c'était une lettre d'une page. Il s'agissait d'estimer le risque, dont l'APE avait été avertie – par l'Élysée, par Matignon, ou quelqu'un d'autre – d'un désengagement de l'actionnaire Bouygues. Il fallait évaluer les avantages et les inconvénients d'un éventuel changement d'actionnariat, et notamment son impact pour l'industrie française et pour l'emploi en France, et voir si des scénarios alternatifs étaient possibles. L'État n'étant pas actionnaire d'Alstom, il s'agissait d'une étude par anticipation qui visait à mieux comprendre les enjeux de la situation pour pouvoir prendre, le cas échéant, des décisions préalables.
Nous avons d'abord caractérisé chacun des métiers d'Alstom – le métier de l'énergie avec en fait plusieurs sous-métiers et le métier du transport. Puis nous avons étudié les acquéreurs qui pouvaient envisager de reprendre Alstom dans sa configuration de l'époque. Nous en avons identifié deux susceptibles de prendre cette participation dans une optique d'acquisition : General Electric (GE) d'une part, et Siemens d'autre part. Nous avons donc évalué les conséquences possibles d'un rapprochement soit avec General Electric, soit avec Siemens. Cela consiste à regarder ce que l'on peut appeler des synergies, les éventuels recouvrements entre les entreprises – nous montons beaucoup de projets de fusion-acquisition –, les domaines dans lesquels cela permet de construire un avantage compétitif au niveau mondial et de renforcer l'entreprise. Mais cela peut montrer aussi que le rapprochement ne rapportera pas grand-chose. Les conséquences peuvent être à la fois positives ou négatives. Il y a un intérêt stratégique et une question de faisabilité.
Dans une deuxième phase, nous nous sommes demandé quels pourraient être les scénarios alternatifs possibles dans l'intérêt de la France. Nous en avons examiné plusieurs, pas forcément identiques pour les deux métiers – « Transport » et « Energie » –, qui n'ont pas de synergies directes ni sur le plan technologique, ni sur le plan de la production, ni sur le plan des compétences. En outre, les clients sont différents, tout comme les zones géographiques couvertes, et l'influence de la commande publique n'est pas la même.
Après avoir regardé quels étaient les impacts potentiels du rapprochement dans les deux cas – avec un risque d'éclatement des deux métiers pour Siemens comme pour General Electric –, nous avons essayé de voir si des solutions alternatives étaient possibles. Nous nous sommes demandés si en matière d'énergie, cela pouvait avoir du sens de se rapprocher d'Areva. L'hypothèse avait déjà été examinée plusieurs années auparavant. En réalité, la situation d'Areva ne permettait pas de l'envisager. Par ailleurs, si ces métiers sont complémentaires, le renforcement des positions respectives au niveau mondial aurait été faible.
Nous avons également envisagé la possibilité d'une alliance avec un acteur chinois, comme PSA l'avait fait, c'est-à-dire une alliance minoritaire de nature à sécuriser l'accès au plus grand marché du monde dans l'énergie, tout en conservant le contrôle de l'entreprise. Enfin, nous avons analysé un schéma permettant, le cas échéant, de constituer un acteur national français capable de consolider progressivement l'industrie du transport, en visant des acquisitions de taille moyenne, pour éviter les recouvrements.
La synthèse de notre rapport était la suivante : il n'y a pas de solution miracle, les différents scénarios présentant chacun des conséquences positives et négatives. Nous n'avons recommandé de rapprochement ni avec GE, ni avec Siemens. Nous avons essayé de voir s'il y avait des solutions alternatives.
Surtout, nous avons conclu que cette étude avait pour avantage d'anticiper des choses et permettrait donc, éventuellement, de savoir quelles mesures prendre pour préserver l'intérêt de l'entreprise. Voilà le résumé de la philosophie du projet. Bien sûr, je peux entrer dans le détail, si vous le souhaitez.
Notre commission d'enquête joue, si je puis dire, le rôle de médecin légiste sur Alstom, afin de comprendre si l'État a anticipé ou non. Il apparaît que tel a été le cas. Grâce à une analyse de très bonne qualité, il a eu beaucoup de cartes en main pour imaginer de nombreux scénarios. Pourtant il n'a rien fait. Les ministres de l'économie successifs, que ce soit M. Montebourg ou M. Macron, nous ont dit qu'ils avaient été pris par le temps, qu'ils avaient découvert l'affaire de la vente de la branche « Énergie » à General Electric par une dépêche de Bloomberg. Cela montre un dysfonctionnement des services de l'État. Celui-ci sera ainsi obligé de recommander, et donc de repayer, une étude à un cabinet concurrent pour examiner toutes les solutions, ce qui est assez surprenant. M. Montebourg a repassé une commande parce qu'il n'avait pas eu connaissance de votre étude – mais ça, c'est notre problème, pas le vôtre. Tout cela explique nos interrogations.
Au-delà des trois réunions de présentation de vos conclusions, avez-vous ensuite été associés à des réunions de travail sur les différents scénarios ?
Non, pas du tout. Bien sûr, nous étions à la disposition des équipes de l'APE, mais nous n'avons pas été amenés à travailler directement sur ce dossier dans les mois qui ont suivi, en tout cas jusqu'au moment de l'opération de 2014 et la prise de contrôle par General Electric de l'activité « Énergie ». En revanche, l'APE nous a demandé de travailler en 2016 sur le métier du transport, là encore dans un modèle d'appel d'offres avec une étude approfondie visant à identifier de manière plus précise les scénarios possibles dans ce domaine d'activité.
Vous n'avez pas évoqué le scénario Mitsubishi. Or j'avais le souvenir que votre analyse montrait que celui-ci n'était pas totalement farfelu, en termes de complémentarité, sur un certain nombre d'activités. Ce sont les capacités financières plus contraintes de Mitsubishi par rapport à celle de General Electric qui en faisaient une solution moins crédible.
Vous avez dit avoir identifié General Electric et Siemens. On n'avait pas besoin de vos compétences pour parvenir à cette conclusion – vous apportez évidemment des éléments de précision beaucoup plus fins. Pouvez-vous nous en dire plus s'agissant du scénario Mitsubishi qui est un peu le plan B qu'a essayé de faire émerger M. Montebourg ?
Je n'ai pas un souvenir détaillé des éléments qui nous avaient conduits à ne pas le retenir comme un scénario favorable. Nous avions positionné chacun des scénarios, y compris l'acquisition par un fonds de private equity, qui n'avait pas paru particulièrement pertinent. Je pourrai vous adresser plus de détails. Sur le plan du transport, il n'y avait pas beaucoup d'éléments intéressants, si je me souviens bien.
La commande qui vous a été passée par l'APE portait uniquement sur l'éventuel désengagement de l'actionnaire de référence ?
Absolument. L'objet de la mission tient en quelques lignes : « évaluer d'un point de vue stratégique et financier les avantages et inconvénients du changement possible d'actionnariat, tant pour l'entreprise que pour l'industrie française et l'emploi en France, et proposer et évaluer des scénarios alternatifs réalistes pour Alstom pris dans son ensemble ou ses branches d'activité prises individuellement. Elle devra également évaluer les contraintes pesant sur l'évolution de l'actionnariat d'Alstom au regard des règles en matière de concentration et de droit de la concurrence et conclura l'analyse par des recommandations d'action. ». Cette mission, assez courte dans le temps, a permis d'examiner de nombreux scénarios et de les qualifier, mais nous ne sommes pas non plus restés à travailler trois mois sur le sujet. Il a fallu assez vite trier, voir quels étaient les critères que pouvaient avoir des investisseurs, des entreprises externes par rapport à Alstom, et ensuite identifier des scénarios alternatifs possibles.
Au regard d'un acquéreur externe, la question était de savoir si les actifs d'Alstom dans chacun des métiers pouvaient représenter une valeur stratégique. Nous nous sommes « mis dans les chaussures » d'un acquéreur potentiel en regardant où il existait des contraintes techniques, notamment les sites industriels. On sait, par exemple, que, dans le domaine du transport, les sites en matériel roulant sont en Europe dans des situations de surcapacités. On sait donc que les scénarios de nature à améliorer l'utilisation des capacités de production en Europe passent par des consolidations avec des acteurs qui ne sont pas directement européens. Voilà le genre de raisonnement que nous tenions.
Le risque de cession de la participation détenue par Bouygues était-il un risque clairement identifié dont les commanditaires étaient informés ?
Que le groupe Bouygues pourrait vouloir céder sa participation est une hypothèse d'entrée de l'étude, sur laquelle nous n'avions pas d'éléments de jugement nous-mêmes.
Sur l'activité du transport, vous avez été conduits à retenir le scénario de GE parce que son impact sur l'emploi, de l'ordre de 1 600, était inférieur à celui de Siemens, évalué à 6 000. Il y a trois ans, nous en étions à 2 050 emplois délocalisés, et entre 340 et 570 emplois en termes de restructuration. Vous avez eu depuis lors, en 2016, l'occasion de retravailler à la demande du Gouvernement sur ce sujet. Avez-vous affiné ces chiffres ou êtes-vous toujours sur les mêmes valeurs ?
Ce travail d'analyse stratégique visait à identifier des scénarios de croissance s'agissant de métiers aux dynamiques totalement différentes. Le transport connaît une croissance mondiale régulière, avec, à l'intérieur, des choses très différentes les unes des autres : des métiers comme le matériel roulant qui se « commodifie », c'est-à-dire où tout le monde fait à peu près la même chose et où les prix sont très tirés vers le bas et peu rentables, et d'autres métiers, comme la signalisation, qui est en croissance, ou la maintenance, en croissance également, mais difficilement accessible… La question était de savoir s'il était possible d'élaborer un plan de croissance autour de cette activité du transport devenue seule. Après avoir examiné de nombreux scénarios, nous avons proposé de renforcer les actifs d'Alstom par des acquisitions de taille moyenne tout en faisant des efforts d'amélioration de la compétitivité sur un certain nombre de métiers où c'est de toute façon nécessaire. Telle est l'orientation générale du travail réalisé avec l'APE.
Merci, pour votre éclairage.
Une fois votre rapport remis, des discussions ont eu lieu pour essayer de trouver une alternative à GE. À l'époque où le deal a été passé, y avait-il pour vous une alternative à ce scénario ou bien la solution de GE était-elle la seule possible, comme l'a affirmé hier Martin Bouygues quand nous l'avons auditionné ?
Alstom aurait-il pu continuer à rester seul ? Était-ce pour vous une option possible ?
Enfin, vu que vous avez ouvert la porte sur votre seconde mission, la partie du deal avec Siemens, quel regard portez-vous sur celui-ci ?
J'éviterai de porter des jugements sur des choses sur lesquelles je n'ai pas tous les éléments.
Je commencerai par votre deuxième question et l'appréciation que l'on pouvait porter en 2012 sur la société Alstom. Il y avait, comme je le disais, deux métiers très différents. Dans l'énergie, Alstom est un acteur relativement petit par rapport aux plus gros mondiaux – environ 10 % de la taille de GE dans la partie énergie seulement. On constatait, en outre, un certain nombre de faiblesses structurelles : une gamme de turbines ne couvrant pas l'ensemble des besoins des différentes industries, et des soucis techniques, d'innovation, de renouvellement sur certaines parties de cette gamme.
Le marché des turbines, en 2012, n'allait encore pas trop mal au niveau mondial, même s'il existait déjà des marchés très matures. Ainsi, les marchés européens n'étaient plus du tout en croissance. En tout état de cause, de 2012 à aujourd'hui, le nombre de turbines vendues par an a été divisé par deux. C'est donc une industrie où les métiers traditionnels d'Alstom, dont la partie turbo-alternateurs et turbines, sont en très grande difficulté. Comme cela pouvait être anticipé en 2012, il fallait effectivement agir. Je ne peux répondre à la question de savoir ce qui se serait passé si Alstom était resté seul. En tout cas, le groupe aurait forcément connu cette dégradation du marché extrêmement rapide et importante dans ses coeurs de métier.
En effet, l'activité nucléaire a été globalement très ralentie dans le monde après Fukushima. Quant à l'hydraulique, le marché est extrêmement mature, avec très peu de croissance : il y a des projets dans les pays émergents mais plus beaucoup de gros projets. Du fait de la transition énergétique, l'essentiel des nouvelles productions depuis cinq ans dans le monde sont des capacités renouvelables, hors hydraulique, c'est-à-dire de l'éolien et du solaire photovoltaïque. Areva commençait à l'époque à se positionner sur l'éolien offshore. Mais cette technologie ne s'est pas révélée très compétitive ; elle est en tout cas très coûteuse comparée à d'autres énergies renouvelables comme le solaire photovoltaïque, dont les coûts ont très vite baissé ces dix dernières années, au point qu'il n'y aura bientôt plus besoin de subventions.
En 2012, j'étais convaincu qu'il fallait faire quelque chose, que l'entreprise ne pouvait pas continuer toute seule et, en tout cas, qu'il fallait qu'elle fasse des choix.
Dans le transport, la situation était totalement différente. Dans ce métier, l'entreprise était d'une taille moyenne. Le leader mondial est un groupe chinois qui pèse de 30 à 35 milliards d'euros de chiffre d'affaires, contre 5 milliards pour Alstom en 2012 et 6 milliards environ aujourd'hui, 7 milliards pour Siemens. Dans ce secteur, ça pouvait donc éventuellement continuer et c'est pourquoi un scénario de constitution d'un acteur européen autour d'Alstom était logique.
Si Alstom était resté seul, peut-être serait-il en très grande difficulté dans l'énergie, et obligé de procéder des restructurations ? Cela fragiliserait de ce fait sa partie transport. On ne peut pas l'affirmer mais, en tout cas, le marché va très mal et GE n'aurait probablement pas fait, aujourd'hui, l'acquisition qu'il a réalisée en 2015, à un moment où il pensait qu'il y avait encore un potentiel de développement et de croissance. Avec Alstom, GE a essentiellement acheté des compétences sur des turbines pour les énergies fossiles, charbon et gaz. Or la tendance est à la suppression des centrales à charbon dans le monde ; on essaie d'éviter d'en construire de nouvelles.
Je ne sais pas si GE était la seule alternative possible. Dans l'énergie, on sait que le scénario Areva ne fonctionnait pas – et il a été très vite éliminé. Le scénario avec un partenaire minoritaire chinois n'était pas facile à mettre en place. En outre, il apparaissait à l'époque comme un peu trop disruptif. Un scénario Siemens aurait probablement été assez compliqué également ; il a été, je crois, tenté mais il était assez difficile à réaliser dans l'énergie, encore plus probablement que dans le transport.
Siemens et Alstom ensemble, cela crée une entreprise qui, au niveau mondial, passe largement devant Bombardier. Cela permet un renforcement dans les métiers de la signalisation, où Siemens est assez fort. Dans un scénario différent, la signalisation d'Alstom aurait pu se rapprocher de celle de Thales mais a priori cela ne convenait pas à Thales. S'agissant des matériels roulants en Europe, de nombreuses usines, qui font à peu près la même chose, ne tournent pas à pleine capacité. Cela va forcément soulever une question de compétitivité industrielle. Dans ce métier, en effet, les donneurs d'ordres, les opérateurs, c'est-à dire les grandes sociétés de transport, comme la SNCF ou la RATP, en France, mais partout en Europe et dans le monde, tirent très fortement les prix vers le bas, et, comme on est en surcapacité, on ne gagne pas d'argent. Cela implique forcément d'agir sur les coûts.
La signalisation est un métier de croissance, dans lequel on peut investir et où les deux entreprises seront fortes ensemble et pourront sans doute gagner des parts de marché. La maintenance est également un métier en croissance. Mais il n'est pas facile parce que les concurrents sont les opérateurs eux-mêmes. Ce sont des industriels et pas seulement des transporteurs. Tel est le cas de la SNCF, par exemple. En outre, les équipementiers font eux aussi de la maintenance. Mais c'est un métier dans lequel il y a quelque chose à faire.
Autre point que nous avions anticipé en 2012 et qui n'est pas encore complètement traité : des positions de domination trop forte du marché pourraient conduire les autorités de la concurrence à demander des remèdes, c'est-à-dire des désinvestissements de certaines parties du métier. C'est possible notamment dans le métier des trains à grande vitesse, où Siemens et Alstom ensemble ont consolidé une position de parts de marché qui devient très élevée au niveau mondial.
J'ai toujours autant de mal à comprendre qu'autant d'anticipation ait été suivie de si peu d'effets… Quand il a découvert la vente par la fameuse dépêche de Bloomberg, le ministre de l'économie a mis en place un groupe de travail dans l'urgence, auquel participait le patron de l'APE, qui était toujours M. Azéma. Avez-vous été sollicités pour participer à ce groupe de travail ?
C'est dommage car c'est bien le sujet. C'est même surprenant. Roland Berger a continué, en effet, de participer, par le biais d'Hakim El Karoui, à cette task force.
Une dernière question un peu provocatrice : n'est-ce pas vous, au fond, qui avez donné l'idée à tout le monde, notamment à GE, de racheter Alstom ? L'intérêt de GE pour Alstom existait-il déjà au moment où vous avez réalisé votre étude ?
La réponse est très claire : nous n'avons pas donné l'idée à GE car nous n'avons eu de contact avec aucune entreprise sur ce dossier. Les conditions de confidentialité étaient d'ailleurs très renforcées et nous n'en avons parlé qu'aux personnes de l'APE.
Oui, bien sûr, GE a pu avoir l'idée de lui-même. C'est un groupe de très grande taille qui veut encore grandir dans l'énergie. On peut comprendre sa volonté car il était au fond assez peu présent en Europe. Alstom faisait donc forcément partie, et depuis longtemps, des entreprises qu'il regardait de près. Vous le savez, les grands groupes ont des équipes dont la mission consiste à étudier les opportunités de croissance.
GE était parfaitement conscient de la situation de l'actionnariat d'Alstom. Au passage, le travail que nous avons mené, GE pouvait le faire tout seul, avec ses propres équipes ou avec sa banque d'affaires. Les banques d'affaires suggèrent beaucoup plus ce genre d'opérations que les cabinets de conseil en stratégie.
La séance est levée à seize heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 16 h 05
Présents. - M. Damien Adam, Mme Dominique David, M. Bruno Duvergé, Mme Sarah El Haïry, M. Guillaume Kasbarian, M. Olivier Marleix, Mme Natalia Pouzyreff
Excusé. - Mme Aude Bono-Vandorme