Intervention de Marta Torre-Schaub

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 9h00
Mission d'information sur la gestion des évènements climatiques majeurs dans les zones littorales de l'hexagone et des outre-mer

Marta Torre-Schaub, directrice de recherches à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne :

Je suis heureuse de répondre à l'invitation qui m'a été faite de traiter devant vous de la justice climatique. Le sujet est dans la continuité de la COP21 et de l'accord de Paris. Plusieurs pays insistent pour que cette notion soit insérée plus concrètement dans les conventions internationales. Quant au récent rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur la justice climatique, il a trouvé un écho au Comité économique et social européen.

Il convient, pour commencer, de cerner la notion de justice climatique. Il est désormais admis que le changement climatique crée une double inégalité, par la distribution inverse du risque et de la responsabilité. Alors que la majorité des pays les moins avancés ont émis bien moins de tonnes d'oxyde de carbone par habitant depuis 1960 que la plupart des pays développés pendant la même période, ils connaîtront la plupart des conséquences néfastes du changement climatique. Il y a là une inégalité et une injustice.

À l'échelle nationale, les risques liés au changement climatique n'étant pas les mêmes en tous lieux, les mesures, d'atténuation et d'adaptation des territoires et des populations diffèrent. En France aussi, on constate des vulnérabilités géographiques, spatiales, sociales et économiques inégales. On le voit à Lacanau, où les autorités étudient l'option d'un repli stratégique et l'installation ailleurs d'une partie des habitants du front de mer, ce qui serait une première en France ; la question se pose donc même en métropole.

D'autre part, le changement climatique va encore accroître l'intensité et la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes – inondations et vagues de chaleur – y compris en France, mais on appréhende encore mal les tendances futures. Il faut également tenir compte des facteurs sociaux et individuels, ainsi que de facteurs environnementaux autres que le changement climatique qui rendent les gens très vulnérables à la dégradation de leur bien-être. En d'autres termes, il faut repenser la justice climatique avec le prisme des vulnérabilités et de la solidarité pour en venir à un mode de partage plus juste des risques et des coûts induits par ces dommages et par les adaptations nécessaires. Il est donc plus que jamais utile d'envisager aussi la lutte contre le changement climatique dans une perspective de justice climatique.

La prise de conscience au niveau mondial a eu lieu à partir des années 1970, quand les premières menaces climatiques ont été à l'origine d'une série de propositions dans le cadre des Nations unies. La question se pose alors de savoir comment on peut gérer le changement climatique au niveau global quand on reste dans une perspective de souverainetés nationales. La discussion porte aussi sur la gouvernance : il faut inventer de nouveaux modes de gestion de la durabilité, et donc de tous les risques environnementaux, risque climatique compris. C'est alors que la notion de responsabilité commune mais différenciée voit le jour ; ce concept a servi de fil conducteur dans la recherche du gouvernement du bien commun en danger qu'est l'atmosphère.

Ce principe, qui apparaît dans plusieurs conventions internationales depuis les années 1980, est consacré, en matière climatique, dans la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992. En instaurant le principe d'obligations asymétriques aux États, le texte traduit la préoccupation commune qui doit entraîner une obligation de coopération puis une approche différenciée, le sort des plus vulnérables devant recevoir une attention prioritaire.

Mais le principe affirmé dans la convention-cadre n'a pas suffi à mettre fin aux disparités, aux inégalités et aux injustices induites par le changement climatique, ni à résoudre dans l'optique de l'équité et de la justice la question des vulnérabilités persistantes, elles-mêmes facteurs d'inégalités, et donc d'injustices.

Aussi, quand s'engage la négociation climatique précédant la COP21 et l'accord de Paris, la nécessité de redéfinir la notion de responsabilité commune et différenciée s'affirme de plus en plus fortement ; elle est reprise en écho par certains pays – en France, par exemple, au CESE. Il devient nécessaire de rechercher une plus grande justice et dans les relations internationales et à l'intérieur des pays, tant pour les moyens consacrés à la lutte contre le changement climatique que pour l'adaptation à ce changement. La demande sous-jacente est celle d'une plus grande justice par l'adoption d'une approche plus solidaire et plus efficace tenant compte des réalités socio-culturelles, économiques et politiques des différents pays et, dans chaque pays, des territoires et populations. Cette dynamique ascendante – « bottom up » – qui traduit une demande de la société civile des pays en développement, sera portée dans l'arène internationale et auprès de certaines institutions nationales par des mouvements religieux et par certains pays parmi les plus vulnérables du point de vue de changement climatique, dont les petites îles du Pacifique. Tous disent que la recherche de justice et d'équité, trop absente jusqu'alors des négociations climatiques traditionnelles, doit être posée en principe.

Á mon sens, la justice climatique ne doit pas être opposée à la notion de responsabilité commune et différenciée. Il faut retenir les deux principes concomitamment, puisqu'une justice climatique entendue seulement comme justice corrective ne permet pas d'aller vers l'équité, et que si l'on s'en tient au principe de la responsabilité commune mais différenciée entendu uniquement comme une justice distributive, on ne parviendra pas à tenir compte des nouvelles vulnérabilités, à instaurer de nouvelles solidarités, à raisonner en termes d'équité et de justice. Il faut donc réinventer le concept de justice climatique pour l'élargir et le rendre transversal, et penser la lutte contre le changement climatique en la fondant sur une réforme normative, plus inclusive et plus solidaire, en tenant davantage compte des capacités mais aussi des vulnérabilités des individus et des territoires.

Penser le changement climatique en termes de justice demande pour commencer de poser la question du respect des cultures propres à chaque territoire et de leur mise à niveau social et économique. Avant de parler de l'adaptation au changement climatique, il faut penser l'entier système d'un territoire : système d'irrigation, système d'exploitation agricole et forestière, gestion des risques – le risque d'inondation par exemple –, urbanisme…

Des partenariats sont nécessaires, comme le dit l'accord de Paris et comme l'établit aussi l'avis du CESE dont vous entretiendra Mme Agnès Michelot, car les actions ne peuvent plus venir seulement de l'État. Dire cela ne signifie pas que l'État ne doit pas être au centre de l'action, mais qu'il doit aussi y avoir des organismes publics régionaux, et que des partenariats publics privés seront inévitables, dans la continuité de ce qu'a fixé l'accord de Paris. Les partenaires privés doivent aussi prendre leurs responsabilités et s'engager dans une lutte plus juste contre le changement climatique.

Il faut également tenir compte de la vulnérabilité, question dont j'ai déjà traité, et aussi de la juste compensation, en mettant au point en France un système destiné à compenser les pertes et les dommages dus aux changements climatiques. On pourrait pour cela s'inspirer des deux mécanismes existants : le Mécanisme international de Varsovie décidé par la COP19 et le Fonds vert pour le climat, nouvelle proposition européenne.

Mes propositions, pour la France, sont d'abord d'ordre procédural. Je propose d'adapter à la justice climatique que nous recherchons les grands principes procéduraux – les principes d'information, de participation et d'accès à la justice – de la démocratie environnementale qui existent déjà. La justice climatique comporte un pan opérationnel : le contentieux climatique. Pour que les individus et les collectivités puissent porter en justice les litiges avec l'État ou avec les entreprises émettrices de gaz à effet de serre, il faut favoriser l'accès à la justice climatique. On peut envisager à cette fin de réviser la loi de modernisation de la justice pour le XXIe siècle en repensant la protection du patrimoine maritime, en facilitant l'expertise scientifique dans le prétoire pour favoriser les actions en justice et en assouplissant les conditions d'exercice de l'action de groupe, pour l'instant rigides et peu favorables à des actions collectives de victimes des injustices climatiques. Il faut aussi repenser la définition du préjudice et du dommage dus au changement climatique et introduire dans cette loi, qui n'en dit mot, la notion de vulnérabilité.

Actuellement, les magistrats sont débordés par les questions environnementales et climatiques, auxquelles ils ne sont pas formés. Aussi, le deuxième volet de la réforme visant à mieux prendre en compte l'exigence de justice climatique pourrait consister à centraliser les procédures relatives aux atteintes à l'environnement et au changement climatique au sein de grands tribunaux spécialisés. On pourrait aussi envisager, comme l'a fait l'Espagne en 2014, de créer une section du parquet spécialisée dans les questions environnementales et climatiques, lesquelles ne doivent pas être séparés.

Questions procédurales mises à part, il conviendrait aussi d'élargir la portée de la proposition de loi sur l'adaptation des littoraux au changement climatique adoptée par le Sénat le 30 janvier dernier en insistant sur la vulnérabilité de certaines stations balnéaires et, puisque la question qui bloque est celle de l'urbanisation ou de la non-urbanisation, en affinant la définition de l'agglomération, du village et du hameau, sans mettre en péril par l'autorisation de comblement des « dents creuses » tout ce qu'a institué la loi Littoral.

Pour ce qui est enfin de la solidarité, la France pourrait constituer un Fonds climat, sur le modèle du Fonds vert pour le climat ou sur celui du Mécanisme de compensation pour pertes et dommages. Le Fonds Barnier, en sa forme actuelle, est contestable et mériterait qu'une audition complète lui soit consacrée. Mais on peut imaginer de l'adapter – c'est en discussion à la Cour des comptes et à la Caisse des dépôts – pour qu'il soit alimenté différemment et qu'au nombre des critères d'allocation de ces ressources figurent, pour établir de nouvelles solidarités, les notions de risque climatique et de justice climatique.

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