Chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Michel Sapin, qui a exercé de nombreuses fonctions gouvernementales, sous les présidences de François Mitterrand – il fut ministre délégué chargé de la justice et ministre l'économie et des finances – et de Jacques Chirac, ainsi, évidemment, que tout au long du quinquennat de François Hollande. M. Sapin a notamment été nommé ministre des finances et des comptes publics le 2 avril 2014, puis ministre de l'économie et des finances le 30 août 2016. Votre audition, monsieur le ministre, est d'un grand intérêt pour nous, compte tenu de la richesse de votre expérience gouvernementale mais aussi de votre incontestable capacité d'analyse et de la distance et du recul que vous savez prendre.
Nous aimerions tout d'abord vous entendre sur la « pratique » de la politique industrielle, en particulier sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) : entre les ministres compétents, le Premier ministre et le Président de la République, comment se prennent les décisions, notamment dans les moments de crise, tels ceux où une entreprise en difficulté doit être soutenue, ou ceux où une grande entreprise risque d'être rachetée ?
Quel regard portez-vous sur la procédure de contrôle des investissements étrangers en France pilotée par la direction générale du trésor ? Mon sentiment, en caricaturant peut-être un peu la réalité et en la comparant à la pratique américaine, est que, sur les principaux dossiers, comme celui d'Alstom, nous faisons un peu les choses à l'envers. Aux États-Unis, on commence « en bas », on va voir le bureau au Trésor, chaque ministre donne son avis dans le cadre d'une procédure entièrement traçable, et, au bout du compte, c'est le président des États-Unis qui tranche. En France, parfois, lorsqu'il s'agit de dossiers sensibles, on va d'abord chercher l'onction élyséenne. Éventuellement, si le dossier est un peu moins sensible, on se contentera de celle du ministre, ce qui n'est déjà pas négligeable. Et puis, ensuite, on s'arrange pour construire pour l'autorisation. Du moins est-ce mon sentiment au regard des travaux de notre commission d'enquête mais j'aimerais connaître votre propre analyse.
Comment percevez-vous le rôle des banques d'affaires, organisatrices de ces mariages ? Avez-vous le sentiment que l'État a suffisamment la capacité d'anticiper les conséquences des deals proposés ?
Que pensez-vous de la proposition du gouvernement Philippe d'organiser des réunions sur le contrôle des IEF au niveau du conseil de défense et de sécurité nationale, en formation économique, pour mieux analyser et évaluer ces investissements et les décisions que l'État peut prendre ?
Le rattachement de l'intelligence économique à Bercy, non plus à Matignon, vous paraît-il être une bonne idée ? Vaut-il mieux être au coeur de l'action, qui se trouve sans doute à Bercy, ou préférer une logique plus interministérielle ?
Le second sujet qui nous intéresse est la lutte contre la corruption. Vous-même êtes à l'origine de la loi du 9 décembre 2016 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », qui vise à faire de la législation française l'un des meilleurs standards européens et internationaux en la matière. Et il nous a été dit que notre dispositif juridique était effectivement tout à fait au-dessus de la moyenne – les Américains le reconnaissent aujourd'hui. Ce n'est évidemment pas sans lien avec les sujets que nous traitons. Regardons les cessions de grandes entreprises françaises : Alstom, Alcatel, Technip, Lafarge. Je ne prétends pas qu'il y ait forcément un lien de cause à effet mais, chaque fois, une procédure anti-corruption américaine ou de violation d'embargo est venue compliquer la situation et l'entreprise s'est trouvée fragilisée. Ainsi, en 2013, lorsque Patrick Kron a décidé d'entrer en contact avec la justice américaine, Alstom risquait une amende de près de 1 milliard de dollars et sa trésorerie avoisinait difficilement 1,5 milliard d'euros. C'était une véritable épée de Damoclès. En 2016, trois entreprises françaises figuraient sur la liste des dix entreprises ayant subi les plus lourdes pénalités depuis l'origine de la législation américaine. Comment expliquez-vous la vulnérabilité particulière de nos entreprises face à ces procédures ?
Avec notre collègue Natalia Pouzyreff et notre rapporteur Guillaume Kasbarian, je suis allé il y a quelques jours à Washington. Les Américains nous félicitent : en droit, nous sommes encore plus exigeants qu'eux. Cependant, dans la pratique, ils n'ont pas encore vu grand-chose. C'est évidemment normal, il faut sans doute un peu de temps, mais, selon vous, quel changement cela suppose-t-il ? Dans la difficile coopération entre les États-Unis et la France sur ces questions, les Américains ont un peu de mal à comprendre la faiblesse de nos moyens – je m'adresse à l'ancien ministre délégué chargé de la justice. Ils ont également du mal à comprendre que le garde des Sceaux, auquel le parquet est directement rattaché, ne puisse donner d'instruction à celui-ci.
Notre commission d'enquête s'intéresse en particulier aux conditions du rachat du pôle « énergie » d'Alstom par General Electric en 2014.
Lorsque la vente s'est conclue, vous étiez de nouveau à Bercy. Nous connaissons la légende d'un gouvernement mis devant le fait accompli en apprenant la décision de Patrick Kron par une dépêche de l'agence Bloomberg, le 24 avril 2014. Arnaud Montebourg a quand même indiqué avoir, en réalité, compris les intentions de General Electric mais aussi entendu leurs dénégations dès le mois de février. Dès alors, il avait commandé une étude au cabinet Roland Berger. M. Azéma nous a révélé d'une manière qui nous a davantage troublés l'existence d'une étude commandée bien plus tôt, dès le mois d'octobre 2012, au cabinet AT Kearney, qui examinait l'hypothèse d'une cession des parts détenues par Bouygues. Cette commande avait été passée à l'Agence des participations de l'État (APE) par Matignon ou l'Élysée – il ne s'en souvenait pas exactement –, sans que le ministre de l'économie, M. Montebourg, en soit informé. Avez-vous vous-même entendu parler de cette étude au moment où la crise Alstom a fait l'actualité ?
Que pouvez-vous nous dire, du coup, du processus de décision au sein de l'État en ce qui concerne spécifiquement ce rachat ? En réalité, l'État n'avait-il pas déjà donné sa bénédiction ? Et avez-vous participé à l'élaboration des lettres d'engagement rédigées dans le cadre de ce rachat ? Le cas échéant, ces documents sont-ils identiques au protocole d'accord qui avait été signé le 21 juin 2014 ?
Au mois d'octobre 2016, à l'occasion de l'opération de sauvetage du site de Belfort d'Alstom par l'État, vous avez affirmé que l'État prenait ses responsabilités de manière efficace. Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur ce qui a suivi votre départ, notamment la fusion prochaine d'Alstom Transport avec Siemens ? L'État a-t-il vraiment fait preuve d'anticipation ? Avons-nous vraiment pu croire M. Kron quand, en 2014, il a vendu aux actionnaires d'Alstom l'idée de se débarrasser de la branche énergie présentée comme un peu poussive sur un marché à terme en déclin, indiquant que finalement, l'avenir, c'était le transport ? M. Kron expliquait avec beaucoup de conviction que, si celui-ci ne représentait qu'un tiers de l'activité, il faisait en revanche les deux tiers de la profitabilité de l'entreprise, et qu'il fallait constituer le champion français et européen du secteur. Nous voyons ce qu'il en est ! L'État a-t-il réellement pu croire qu'Alstom Transport tout seul, notamment face à Siemens, arriverait à survivre sans alliance, alors que M. Kron avait lui-même tenté d'en nouer une quelque temps auparavant ?
Et l'État prend-il selon vous ses responsabilités quand il décide de ne pas exercer son option d'achat sur les titres prêtés par Bouygues et met finalement à mal tout le Meccano construit en 2014 ? N'acquérant pas les parts de Bouygues, l'État n'entre pas dans le capital d'Alstom. L'État n'étant pas au capital d'Alstom, Alstom se désengage des trois joint-ventures créées à l'époque. Il ne reste ainsi aujourd'hui, trois ans plus tard, quasiment plus rien de tout du château de cartes construit à l'époque.
Cette audition se déroulant devant une commission d'enquête, je vous demande, monsieur le ministre, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.