Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je réponds très volontiers à la convocation de votre commission d'enquête. Vos questions sont vastes, monsieur le président. Légitimement, elles procèdent d'une réflexion qui embrasse un champ large. Il me faut cependant essayer d'éviter de faire des réponses trop longues. Je me permettrai de commencer par la fin, par les questions les plus précises.
J'ai été ministre de l'économie et des finances à partir du mois d'août 2016. J'ai donc, avec Christophe Sirugue, exercé la plénitude des fonctions d'un ministre de l'économie entre le mois d'août 2016 et le mois de mai 2017, période au cours de laquelle des décisions ont dû être prises et des négociations ont pu être menées sur les questions de cette nature : les alliances capitalistiques, etc. C'est principalement STX qui nous a préoccupés et cela a abouti. Vous n'avez pas posé de questions à ce propos mais je suis prêt à répondre si vous le souhaitez, j'ai tous les documents que vous souhaitez.
Un accord a été conclu quelques jours avant l'élection présidentielle, aux termes duquel l'accord définitif devait être soumis au gouvernement suivant – cela paraissait tout à fait légitime si l'on voulait respecter le rythme démocratique. L'accord définitif est-il aussi protecteur des intérêts stratégiques et des entreprises que le premier accord ? Mon sentiment est qu'il présente de ce point de vue au moins la même qualité. Cependant, comme vous avez accès à tous les documents, vous pouvez vous-même comparer non pas seulement le niveau de participation capitalistique mais les accords entre actionnaires – très important dans ces alliances entre entreprises. Souvent secrets, ils sont beaucoup plus décisifs que le niveau de participation. Un actionnaire peut être majoritaire tout en ayant renoncé à une partie de ses prérogatives, tandis qu'un actionnaire dont les titres ne représentent que le tiers du capital peut avoir obtenu un droit de veto sur des décisions stratégiques – emploi, transferts de technologie, transferts d'activité. Je n'ai pas les documents finaux de l'accord avec Fincantieri – je n'ai pas de raison de les avoir – mais, pour votre part, vous pouvez en obtenir communication et comparer les deux accords. Je pense que nous n'avons pas à rougir et, au bout du compte, la décision qui a été prise de travailler avec Fincantieri me semble la bonne. Et une alliance élargie à d'autres aspects de la construction navale, en particulier dans le domaine militaire, me paraît être la bonne solution.
Revenons à Alstom. Je m'en suis préoccupé lorsque j'étais ministre du travail. Il s'agissait de voir quelles pouvaient être les conséquences en termes d'emploi et de qualité du dialogue social au sein de l'entreprise. Comme je n'étais que ministre des finances entre les mois d'avril 2014 et d'août 2016, c'est évidemment Arnaud Montebourg, dans un premier temps, et Emmanuel Macron, dans un deuxième temps, qui avaient la pleine la responsabilité des décisions de caractère industriel et, tout particulièrement, des négociations sur ces sujets. Cela ne m'a pas empêché d'avoir une opinion et de réfléchir au sujet.
Vous m'avez posé des questions très précises pour savoir s'il y avait eu tel ou tel document. Objectivement, je n'ai pas eu connaissance de ces documents. Je ne sais pas s'ils ont existé ou non. Que des études, en 2012, aient été demandées par les uns ou les autres à l'APE, que dirigeait alors David Azéma, ne paraît pas anormal. Que le ministre de l'économie n'en ait pas été informé, cela me paraît un peu étrange. Cela me paraît même étrange de la part de celui qui avait la direction de l'APE et qui était sous l'autorité du ministre en question, mais bon… Cela me paraît étrange, voilà.
Je termine sur les questions les plus précises mais je rebondirai sur les modalités de l'élaboration et de la prise des décisions à l'intérieur de l'appareil de l'État – un vrai sujet, ici comme ailleurs.
Le rapprochement entre Alstom et Siemens était une possibilité examinée depuis longtemps, y compris – vous le savez bien – au moment du rapprochement avec General Electric puisque l'autre branche de l'alternative était précisément Siemens, certes dans la partie énergétique, mais il y avait quand même déjà, à l'époque, une réflexion sur leur complémentarité ou leur concurrence, sur ce que cela pouvait apporter en termes d'efficacité à la branche transports.
Les choses vont vite. Vous avez dit, monsieur le président, qu'en l'espace de trois ans, tout le dispositif avait été détricoté : c'est parfaitement exact. En trois ans, il est vrai que les rapports de force internationaux dans un domaine peuvent évoluer. En particulier, la montée en puissance des partenaires et concurrents, pas tant japonais que chinois, est devenue une réalité beaucoup plus pressante. Ils ne sont pas apparus sur le marché en trois ans, mais pendant très longtemps, peut-être trop longtemps – je m'adresse aux uns et aux autres –, on a considéré que les Chinois n'étaient bons que parce qu'ils étaient moins chers. Tout d'un coup, on s'est aperçu que les Chinois pouvaient être bons parce qu'ils étaient meilleurs, y compris technologiquement. Il ne s'agit plus simplement, pour les entreprises, de faire des calculs sur le coût des facteurs de production, mais d'être capable d'affronter une concurrence internationale. Que l'on veuille donc, dans ce secteur où la France a toujours été très bonne et reste excellente, construire un champion européen, donc mondial, pour pouvoir affronter des concurrents eux-mêmes mondiaux, cela ne me gêne absolument pas ; c'est dans la logique des choses, et c'est une bonne manière de faire. Je n'ai donc pas été choqué, je le dis ici très clairement, par le rapprochement entre Alstom et Siemens au moment où il est intervenu et dans les conditions dans lesquelles il s'est produit.
Quant à la participation de l'État dans Alstom, grâce aux 20 % du capital détenus et prêtés par Bouygues, je pense que sa nécessité, en 2014, était avérée, et qu'elle a eu des effets bénéfiques. La question se posait tout à fait différemment – peut-être les interlocuteurs les plus techniques vous l'ont dit – dès lors qu'on était dans le cadre de rapprochement avec Siemens. Je ne suis donc pas non plus choqué par le fait que l'État n'ait pas exercé ses options : c'était une condition posée par les acteurs, en particulier Siemens, pour que le rapprochement aille à son terme.
L'État aurait pu, prétend-on compte tenu de l'évolution du cours, réaliser un gain. Je vous le dis très clairement : je considère comme légitime que l'État soit acteur des Meccano industriels ; je crois, pour l'efficacité de la politique industrielle – et au-delà même des questions de souveraineté et de sécurité –, que l'État ne doit jamais se priver de cette possibilité d'être présent au capital, mais l'État n'est pas là pour spéculer. Vraiment, toute cette polémique à propos de la possibilité d'un gain de tant de milliards en agissant en bon spéculateur me paraît sans intérêt pour juger de la pertinence de la présence de l'État au capital d'une entreprise. En revanche, si l'on me demande dans quelle mesure rester présent aurait permis telle ou telle décision du nouveau groupe, cela me paraît une bonne question. Cela étant, une condition était mise au rapprochement, lequel me paraissait une bonne chose – je le dis tout de suite, même si c'est de l'extérieur –, et je n'ai rien à dire sur ce volet de l'action du gouvernement actuel.
Je réponds maintenant plus largement à vos questions. Il est évidemment plus compliqué de répondre sur les processus. Vous avez dit, monsieur le président, que j'avais un peu d'expérience de l'État, et que j'avais maintenant un peu de distance, au bon sens du terme. Il faut essayer d'en tirer profit, mais, même avec cette distance, c'est un peu compliqué. Faisons la différence entre les entreprises au capital desquelles l'État est présent et les entreprises dont il n'est pas actionnaire.
Dans le premier cas, c'est un actionnaire qui joue son rôle, maintenant par le biais de l'APE, y compris lorsqu'il s'agit de prendre d'autres décisions que des décisions stratégiques ou des décisions de souveraineté : quelle doit être la rémunération du président-directeur général ? que décider dans tel ou tel domaine sans aucun caractère stratégique ? L'État est très présent, il peut même être extrêmement présent. Parfois, les dirigeants de ces entreprises peuvent le trouver presque trop présent ou trop tatillon, il faut donc toujours veiller à un bon équilibre, mais l'État est vraiment présent : présent du point de vue technique, présent par le biais de l'APE, en lien avec la direction du budget, la direction générale du trésor et les ministres concernés. J'emploie le pluriel parce que, du mois d'avril 2012 jusqu'au mois d'août 2016, nous avions un ministre de l'économie de plein exercice et un ministre des finances de plein exercice mais pas de ministre de l'économie et des finances. La situation était donc un peu particulière puisque s'exerçait sur l'APE une double tutelle du ministère de l'économie, pour la stratégie industrielle, et du ministère des finances, pour la stratégie capitalistique. Ministre des finances, j'étais en quelque sorte responsable de la gestion d'un capital dont l'État était lui-même propriétaire et les points de vue peuvent être divergents selon que l'on considère les choses du point de vue de la stratégie industrielle ou du point de vue capitalistique. Peut-être fait-on preuve de plus de prudence lorsque l'on gère les biens de l'État et de plus de dynamisme et de volonté lorsque l'on assume la responsabilité de la stratégie industrielle. Tout cela est tout à fait légitime, et cette contradiction entre ces visions peut permettre de prendre des décisions de qualité.
Lorsque l'État est présent au capital, il est donc extrêmement présent dans la gestion de l'entreprise, en commençant par le niveau technique. L'État figurait déjà au capital de STX, par le biais de l'APE et par le biais de DCNS. Nous étions donc présents à tous les moments et de nombreuses discussions techniques ont précédé les discussions au niveau politique.
Qu'en est-il lorsque se posent, à propos d'entreprises totalement privées, mues par des stratégies d'actionnaires privés, qui ont leur légitimité, des questions liées à l'intérêt général ou l'intérêt national ? La plupart du temps, ce sont de grands groupes qui sont concernés. Je n'évoque donc pas la question des investissements étrangers dans le cadre de petites opérations, parfois traitées sans que le ministre en soit informé autrement que sous la forme de statistiques : « Il y a eu tant d'opérations, pour tel montant, nous avons réagi de telle ou telle manière sur tel ou tel aspect, en exerçant les pouvoirs qui sont ceux de la direction générale du trésor, parce qu'il nous a semblé qu'un intérêt fondamental était en jeu. » Le document est signé par la directrice générale du trésor ou par le chef du bureau concerné.
Je parle de dossiers plus stratégiques. Je ne sais si c'est là une spécificité française, mais il existe une tradition de relations directes entre les niveaux les plus élevés de l'exécutif et les très grandes entreprises. Je ne trahis pas là un secret, et je ne considère pas que ce soit anormal, mais il est vrai que, lorsque Bouygues ou Total, par exemple, envisage une certaine évolution de son capital, qui sera forcément sur la place publique et que se poseront forcément et légitimement des questions de stratégie globale et d'intérêt national, les présidents-directeurs généraux ont très naturellement des relations avec le cabinet du Premier ministre, et parfois avec le Premier ministre ou le Président de la République.
Le ministre de l'économie et le ministre des finances sont-ils cependant complètement exclus ? Non. Objectivement, je ne sais pas dans quel ordre les choses se font, mais c'est à peu près concomitant. Disons-le : très souvent, lorsque le Président de République ou le Premier ministre avait ce genre de rendez-vous, il avait, en tout cas de mon temps, la gentillesse de demander une petite note au ministre concerné. Parfois même, il demandait au ministre d'être présent à l'entretien pour permettre une bonne information des uns et des autres. Voilà comment je le perçois.
Vous avez décrit de manière simple, et évidemment conforme à une réalité, le modèle américain. Cependant, n'y a-t-il vraiment jamais aucune relation directe entre un très grand patron américain et le président des États-Unis avant qu'aucune décision ne soit prise dans l'administration ? Je ne suis pas suffisamment connaisseur pour répondre mais je ne ressens pas comme une espèce de « muraille de Chine » parfaitement hermétique entre la plus haute responsabilité de l'exécutif américain et les plus hautes responsabilités dans le monde économique américain.
Vous m'avez interrogé sur les banques d'affaires. Je reviens toujours à cette différence importante pour comprendre le fonctionnement de l'État. L'APE a des banques d'affaires à ses côtés, qui peuvent se retrouver face à d'autres banques d'affaires ou à côté d'elles, qui jouent, elles, le rôle de conseil d'investisseurs privés dans des entreprises où l'État est en situation de décision ou de codécision, indépendamment du niveau de la participation – avec 20 % du capital et des droits de vote double, on a la même capacité de décision que l'actionnaire qui en détient 50 %. L'APE dispose d'un portefeuille de banques d'affaires auxquelles elle peut s'adresser, en évitant, bien entendu, les conflits d'intérêts. Il faut éviter qu'une banque d'affaires se retrouve, d'une manière ou d'une autre, des deux côtés d'un deal. Nous sommes dans le monde des affaires et des conseils financiers, juridiques, stratégiques peuvent être nécessaires aux entreprises concernées.
Que le conseil de défense et de sécurité ait à se prononcer sur certains investissements, voilà qui me paraît légitime. C'était déjà parfois le cas.
Citons seulement l'exemple du secteur nucléaire. Dans le cadre de la restructuration de la filière incluant EDF, Areva et New Areva, il paraît légitime que le secteur militaire ait pu émettre un avis sur les alliances tout aussi légitimement envisagées, sous la formation de participations au capital, avec des investisseurs étrangers, chinois ou japonais. Il s'agissait notamment de l'accès des actionnaires à un certain nombre de données et d'activités.
Le débat sur le rattachement de l'intelligence économique à Bercy ou à Matignon est un vieux débat. Dès qu'une action est très importante, il semble qu'elle doive être rattachée à Matignon, du fait de sa dimension interministérielle. Il est même parfois question de rattacher la direction du budget elle-même aux services du Premier ministre… Mais le Premier ministre ne saurait s'occuper de tout. Aussi ne suis-je pas étonné que, pour des raisons d'efficacité, l'intelligence économique ait été rapatriée dans le ministère concerné, à Bercy ; cela n'empêche d'ailleurs en rien le Premier ministre de trancher par des arbitrages. Je trouve ce nouveau rattachement plutôt bon, pourvu que la transparence sur les sujets les plus importants soit assurée vis-à-vis du Premier ministre et du président de la République.
J'en termine par la lutte contre la corruption. Beaucoup des dispositions économiques et financières de la loi Sapin II concernent le champ de votre commission d'enquête. Trois d'entre elles sont très visibles. La première est celle qui concerne la lutte contre la corruption au niveau international et transnational. Pour les situations de corruption sur le territoire français, c'est la loi Sapin I qui contient les dispositions correspondantes.
Cela est très important, y compris du point de vue de la défense de la souveraineté française, comme, d'une certaine façon, de la défense des intérêts de notre économie et de nos entreprises. Car il ne s'agit certes pas de défendre un comportement répréhensible de leur part, mais de s'assurer du moins que les modalités d'application de la peine qu'il est nécessaire de prononcer contre ce comportement répréhensible ne portent pas atteinte à nos intérêts économiques.
La deuxième disposition de la loi Sapin II qui peut vous intéresser est celle qui concerne les lanceurs d'alerte, pour qui le texte a créé un statut unifié. Il est souvent fait référence à eux en matière de fraude ou d'évitement fiscal, c'est-à-dire la situation consistant à se soustraire de manière anormale à ses obligations fiscales, mais par des moyens légaux. Le domaine sanitaire est parfois concerné lui aussi. Mais les lanceurs d'alerte peuvent également agir dans le domaine des intérêts stratégiques de notre pays. Précisons cependant que tout le monde ne saurait bénéficier de ce statut et que les motifs invoqués doivent être des motifs d'intérêt général, non de règlement de comptes personnel. L'intérêt général doit être mis en cause par le silence, volontaire ou involontaire, d'une entreprise.
La troisième disposition concerne la transparence imposée à la représentation d'intérêt, couramment appelée lobbying. Vous m'interrogiez sur la manière dont les entreprises prennent contact avec les administrations. Souvent, leurs premiers pas, ou leur accompagnement, sont pris en charge par des lobbyistes ; les entreprises peuvent aussi avoir, en leur sein, des services capables de faire valoir des arguments auprès d'autorités publiques.
C'est pourquoi je trouve bon que le statut de transparence, qui existait déjà pour l'Assemblée nationale et pour le Sénat, ait été étendu à tout l'appareil de l'État. Les difficultés d'adaptation à cette transparence viennent plutôt de cet appareil d'État, qui ne s'est guère enthousiasmé en leur faveur, tandis que les lobbyistes l'ont jugé préférable au non-dit qui entourait leurs activités, en raison de la forme de reconnaissance professionnelle que ce statut apporte.
J'en viens à la lutte contre la corruption transnationale. Le premier motif qui nous animait était un motif de moralité pure : il y a des situations parfaitement anormales où l'arsenal juridique très réduit dont disposait la France ne permettait pas de poursuites dans de bonnes conditions et, partant, de condamnations. Force est de constater que, bien qu'existât une incrimination de corruption transnationale d'agent public à l'étranger, introduite dans notre droit, si ma mémoire est bonne, en 2004, aucune condamnation définitive n'avait été prononcée sous ce chef contre une personne morale par une juridiction française. Pourtant, au même moment, et parfois pour les mêmes entreprises, des condamnations très sévères tombaient à l'étranger, souvent aux États-Unis.
Nous étions donc désarmés, et montrés du doigt comme tels, par l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui nous classait très mal du point de vue de la législation, ou encore par des organisations non gouvernementales (ONG) sérieuses, telles que Transparency International. Voilà qui était préjudiciable, y compris pour nos propres entreprises. Les plus grandes d'entre elles l'avaient compris et nous engageaient à défendre leur image en adoptant une législation adéquate. La France ne pouvait en effet avoir la réputation de ne pas réagir face à des problèmes de cette nature.
La deuxième raison qui nous animait tenait à la souveraineté. Le point fut beaucoup débattu à l'Assemblée nationale au cours de l'examen du projet de loi. Qu'une autre justice que la nôtre soit celle qui condamne nos propres entreprises pour leurs agissements répréhensibles, cela me choque. Se rendre aux États-Unis, comme je l'ai fait avant de présenter ce projet de loi et comme vous l'avez fait dans le cadre de cette commission d'enquête, nous prémunit contre ceux qui crient, en ce domaine, à l'« impérialisme américain », pour reprendre une expression qui avait cours lorsque j'étais adolescent.
Car il s'agit d'une vision simpliste. Les procureurs américains que j'ai rencontrés m'ont au contraire encouragé dans ma démarche, dans l'espoir avoué de ne plus avoir à diligenter eux-mêmes les poursuites.
Prenons, à ce propos, l'exemple de Total. La justice américaine a fini par nommer elle-même, au sein de l'entreprise, un agent en charge de la vérification de la conformité, ou compliance officer. Ce contrôle des autorités américaines, à l'exclusion des autorités françaises, présente un aspect choquant. À l'inverse, des entreprises néerlandaises poursuivies pour les mêmes chefs d'accusation avaient pu tirer argument de l'existence d'un dispositif performant aux Pays-Bas pour que ce soit la justice de leur pays qui prenne les décisions qui s'imposaient. Soit dit en passant, le produit des amendes était ainsi tombé dans les caisses du fisc néerlandais…
Il ne faut certes pas être naïf, car les États-Unis ont parfois une démarche intéressée, y compris dans le fonctionnement de leur justice. Mais, dans la plupart des cas, ils attendent seulement une bonne coopération.
J'en viens à la mise en oeuvre de la législation. Deux étapes sont à distinguer. D'abord, la loi impose aux entreprises françaises des obligations, notamment celle d'établir un plan de prévention de la corruption ; l'Agence française anticorruption (AFA) vérifie ces plans et leur mise en oeuvre. Ensuite – c'est ce qui est nouveau – l'AFA sanctionne les entreprises dès lors que les mesures prises sont insuffisantes. En pratique, elle est désormais entrée dans le dur du sujet et les entreprises le savent : pour avoir déjà animé des séminaires sur le sujet, je m'en rends compte.
S'agissant des poursuites pénales, l'incrimination légale pour les engager existait, mais jamais une condamnation n'avait été prononcée. Semblable à la transaction pénale, quoiqu'un peu plus complexe, la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) s'est révélée un bon outil pour punir, dans des conditions qui préservent toutefois les intérêts fondamentaux des entreprises – je ne parle pas de la responsabilité individuelle des personnes.
Comment l'application de la CJIP est-elle devenue réalité ? Il a fallu pour cela seulement un ajout accessoire, à savoir l'élargissement de son champ, par voie d'amendement, au blanchiment de la fraude fiscale. Elle s'est alors appliquée à des blanchisseurs avérés et habituels implantés de l'autre côté des montagnes…
En matière de corruption, le procureur de Nanterre vient d'en homologuer une. La procédure est publique. C'est une première pour ce chef d'accusation. Dans l'affaire concernée, EDF est la victime : ses fournisseurs coupables d'agissements contraires à la loi ont accepté la CJIP. Il ne s'agit encore que de petits chiffres et de petites affaires, mais c'est un précédent. Le parquet national financier souhaite un recours plus fréquent à cet instrument.
On voit en tout cas que nous avons des armes à notre disposition, et qu'elles sont efficaces. Cela vaut pour ce qui concerne Airbus : les autorités britanniques, allemandes et françaises agissent de concert et une seule décision sera prise, puisque cette société a des activités dans les trois pays et doit y répondre devant la justice. Les mécanismes transactionnels sont également de même nature d'un pays à l'autre. Les États-Unis l'ont vu, eux qui s'y intéressent pour des raisons stratégiques…