La question de l'extraterritorialité des poursuites cristallise dans l'opinion publique française des sentiments très ambivalents. En effet, si le mot « extraterritorialité » évoque la volonté « hégémonique » d'un État qui poursuit en dehors de son territoire, selon le qualificatif du professeur Brigitte Stern, il désigne aussi l'exportation de la justice américaine comme une source d'inspiration pour le législateur français.
J'aborde pour ma part ce sujet sensible en qualité d'avocat pénaliste français. L'extraterritorialité des poursuites est en plein essor aux États-Unis, mais aussi, depuis une période plus récente, en Europe, en particulier au Royaume-Uni ou même en France…
Dans les années 2000, notre cabinet a été parmi les premiers à conseiller et à défendre une entreprise française engagée dans des discussions avec le DOJ lors de négociations transactionnelles. Mon associé, maître Soulez-Larivière, a été le premier avocat français à signer un counsel's certificate dans le cadre des accords de justice négociés américains, les DPA. C'est à partir de l'expérience de mon cabinet que j'évoquerai donc ce sujet, avec le prisme d'un avocat de la défense, avant de proposer quelques réflexions – en particulier sur la loi « de blocage », et sur le renforcement de la protection des entreprises françaises confrontées à ces poursuites.
Comment fonctionne les poursuites extraterritoriales contre une entreprise dans le cas américain ? L'entreprise poursuivie par un procureur américain doit mener à ses frais avec l'aide de ses avocats une enquête interne sur les faits qui lui sont reprochés. À l'issue de cette enquête, elle se trouve face à une alternative : soit elle négocie un accord avec le procureur, soit elle est poursuivie devant un tribunal pénal américain. Très rapidement, dans la discussion, la transaction pénale apparaît comme la moins mauvaise solution comparée à l'effroi que suscite le procès américain, aux conséquences potentiellement dramatiques que pourrait avoir une mise en accusation, et aux perspectives de perdre une licence ou d'être interdit d'accès aux marchés publics.
Un accord est généralement signé aux termes duquel l'entreprise s'engage à verser une amende transactionnelle d'un montant très élevé, et à reconnaître des faits selon un Deferred prosecution agreement, un accord de poursuite différé, qui permet de suspendre automatiquement la poursuite initiée, le temps que l'entreprise s'amende. Cette dernière est parfois obligée de reconnaître sa culpabilité dans le cadre d'une Guilty Plea. Un délai est prévu pour qu'elle se mette en conformité, par exemple, par rapport aux lois anticorruption, sous la surveillance d'un « moniteur » – qui peut être de nationalité française, Laurent Cohen-Tanugi vous en parlera. En contrepartie, à l'issue du délai prévu, si les obligations inscrites dans l'accord ont effectivement été exécutées, le tribunal compétent prononce un abandon des poursuites – un dismissal – et l'accord est publié sur le site internet du DOJ.
Ce mécanisme n'était pas vraiment connu par l'opinion publique française avant 2014, époque à laquelle le règlement par BNP Paribas d'une amende de près de 9 milliards de dollars à la justice américaine a frappé tous les esprits. Cette affaire a été suivie par celle du groupe Alstom, qui a accepté de régler 772 millions de dollars afin de mettre un terme à des poursuites pour corruption. L'affaire du Crédit Agricole a suivi et, avant elle, de grandes entreprises françaises ont également été amenées à signer des accords de DPA. La liste devrait continuer de s'allonger dans les prochaines années.
La vulnérabilité des entreprises françaises aux poursuites extraterritoriales s'explique à mon sens par trois causes : la première est d'ordre culturel, la deuxième d'ordre philosophique, la troisième est politique.
La première raison de la vulnérabilité française est, en effet, culturelle. On constate, en examinant le calendrier des affaires passées, que des entreprises françaises ont été poursuivies par la justice américaine dans une période où elles connaissaient mal le système juridique auquel elles devaient se soumettre. Cette explication est essentielle : elles étaient non seulement soumises à une loi étrangère – le FCPA, ou les lois en matière d'embargo –, mais, surtout, à des procédures qu'elles connaissaient et qu'elles comprenaient mal. Cette méconnaissance explique que les entreprises non américaines – pas uniquement françaises – aient été les plus lourdement sanctionnées. Le « Top 10 » des entreprises ayant payé les plus fortes amendes aux États-Unis compte huit entreprises non américaines, dont deux sont françaises.
Les entreprises françaises ont donc probablement été lourdement sanctionnées en raison de leur méconnaissance du système de justice négociée américain, qui est davantage fondé sur la coopération que sur la résistance. En France, en effet, nous sommes profondément attachés, sous l'inspiration de la Convention européenne des droits et l'Homme, au procès pénal, lequel suppose un débat contradictoire et public entre l'accusation et la défense, débat, surtout, qui est arbitré par un juge. Or, dans le système américain, la culture dite du settlement est d'une nature différente, puisque le procureur y joue un rôle déterminant dans les poursuites et dans l'élaboration de la transaction, qu'il pré-rédige, le juge se bornant à valider l'accord, dans un rôle de rubber stamp judge, c'est-à-dire de « juge apposant un tampon ». Dès lors, la défense consiste à coopérer avec le procureur plutôt qu'à résister.
La culture américaine de compliance, qui met l'accent sur la prévention des faits de corruption, n'est donc pas très connue, actuellement, des entreprises françaises – mais cela va changer grâce à la loi Sapin 2. Or, aux États-Unis, un crédit de coopération est accordé aux entreprises qui s'auto-dénoncent spontanément et coopèrent le plus rapidement et le plus intégralement avec le procureur, plutôt qu'à celles qui privilégieront la résistance ou l'habileté.
La deuxième raison de la vulnérabilité des entreprises françaises est d'ordre philosophique. Le système américain vise en effet à protéger une des valeurs centrales des États-Unis, à savoir l'égalité des chances ou level playing field : sur le « terrain de jeux » mondial, les entreprises mais aussi les États doivent être à égalité. Or, la France n'était pas perçue jusqu'à présent comme un pays très proactif en matière de lutte anticorruption, ce qui pouvait inspirer un sentiment relatif d'impunité. Cette tendance devrait cependant s'infléchir au cours des prochaines années avec l'application de la loi Sapin 2.
La troisième raison de la vulnérabilité des entreprises françaises est politique. Elle est liée à l'interprétation très extensive qui est faite du FCPA aux États-Unis. Cette loi s'applique en effet non seulement aux entreprises étrangères cotées sur le marché américain mais aussi aux entreprises non américaines qui ont commis, sur le territoire des États-Unis, un fait en relation avec un schéma de corruption. Il peut s'agir, par exemple, d'une réunion entre un salarié de l'entreprise concernée et un intermédiaire. Dès lors, le justiciable français peut légitimement éprouver un sentiment d'arbitraire, exacerbé par le fait que cette compétence d'attribution est exercée dans le cadre d'une transaction qui échappe au contrôle judiciaire. Ce sentiment d'arbitraire est, en outre, corroboré par le fait que, les faits de corruption d'agent public étranger étant commis le plus souvent dans différents États, l'entreprise française est exposée aux poursuites extraterritoriales non seulement américaines mais également d'autres États. Ces multiples poursuites accentuent donc considérablement le risque qui pèse sur elle.
C'est pourquoi la loi Sapin 2 a pour principal objectif de limiter les poursuites extraterritoriales américaines et de revaloriser la crédibilité de la France en tant qu'autorité de poursuite. Si celle-ci a adopté la convention judiciaire d'intérêt public, c'est précisément pour se doter d'un cadre comparable à celui que j'ai évoqué et qui était jusqu'à présent inconnu dans notre pays : l'accès à ce système de justice négociée en France est en soi une révolution. Ce faisant, elle entend établir avec les autres États un rapport de confiance et de respect mutuel de nature à créer les conditions d'une régulation des poursuites transnationales. La France a ainsi fait le choix d'une solution pragmatique pour participer au jeu mondial. Vous le savez, la convention judiciaire d'intérêt public a été examinée de près par les Américains. Du reste, une première convention de ce type a été signée et homologuée par le juge français en novembre 2017 avec la banque HSBC Suisse pour un montant de 300 millions d'euros, soit la plus forte amende pénale prononcée par la justice française. Par ailleurs, la loi Sapin 2 affirme l'extraterritorialité de la loi pénale française. Certes, il s'agit de la loi française et il faudra réfléchir, dans les années qui viennent, à un dispositif extraterritorial de niveau européen, dans le cadre des compétences qui seront confiées au procureur européen s'agissant des infractions qui portent atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne.
La convergence des systèmes judiciaires est une oeuvre immense à laquelle la France participe activement depuis 2016. Mais nous ne devons pas hésiter à affirmer l'identité française en matière de lois locales. Parmi ces lois figure la loi de blocage, mal nommée car elle laisse entendre une fermeture de l'accès aux informations françaises alors que cette loi de 1968, modifiée en 1980, a pour objet de canaliser la transmission des informations d'ordre économique, technique et financier aux autorités étrangères dans le cadre des conventions internationales existantes, à savoir la convention de La Haye ou la convention d'entraide franco-américaine en matière pénale. Cette loi est donc, selon moi, davantage un aiguillage vers les conventions internationales qu'une loi de blocage stricto sensu. Aussi faudra-t-il certainement penser à améliorer son effectivité et, peut-être, sa rédaction pour souligner l'intérêt que présente l'utilisation du canal des conventions internationales pour la transmission de renseignements aux autorités publiques étrangères. L'Agence française anticorruption est, du reste, l'un des acteurs de la protection des informations françaises dans le cadre de l'exécution des décisions étrangères, notamment les DPA.
Enfin, pour améliorer la protection des entreprises françaises, il convient de renforcer l'effectivité du principe non bis in idem, qui interdit non seulement de punir mais aussi de poursuivre une personne plusieurs fois pour les mêmes faits. Ainsi, la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption pose le principe d'une concertation entre États, qui est très utile mais dont il faudrait améliorer l'effectivité. Elle invite en effet les États, dans son article 4, paragraphe 3, à se concerter en amont des poursuites pour déterminer celui qui est le mieux à même – l'expression est au singulier – d'exercer ces poursuites. Or, jusqu'à présent, les États-Unis estimaient souvent que ce rôle leur revenait. Toutefois, dans un cas, désormais fameux, le procureur américain a renoncé à poursuivre parce que son homologue néerlandais avait signé une transaction avec une société néerlandaise, SMB Offshore, pour un montant de 240 millions de dollars. Les situations de ce type ne sont pas très fréquentes, mais cet exemple montre que, si les conditions de la confiance sont réunies, il est possible que les États s'accordent sur le fondement de systèmes de poursuites et de règlements négociés équivalents. Pour l'instant, il n'y a pas encore de sécurité juridique pour les entreprises, même si les procureurs tentent de coordonner leurs poursuites dans des accords globaux. Il faudra donc réfléchir, dans un cadre conventionnel ou régional, au plan européen, à la définition de critères de compétence qui permettent que le principe non bis in idem soit encore plus effectif qu'il ne l'est aujourd'hui.