Nous recevons aujourd'hui M. Patrick Kron, ancien président-directeur général d'Alstom.
Monsieur Kron, vous avez été entendu à trois reprises par l'Assemblée nationale sur la cession de la branche « Énergie » d'Alstom, Alstom « Power », à General Electric (GE). Nous n'allons pas vous demander de dérouler à nouveau, pour la quatrième fois, le film de cette vente. Ce que nous savons, objectivement, c'est qu'il ne reste pas grand-chose du Meccano inventé à l'époque par le gouvernement.
À titre personnel, je ne cherche pas, au travers des travaux de cette commission, à savoir si la vente d'Alstom « Power » à GE était une bonne ou une mauvaise solution. Je laisserai mes collègues vous interroger à ce sujet. Je cherche plutôt à comprendre dans quelles conditions l'État, en l'occurrence le ministre de l'Économie, a pu autoriser cette opération au titre des investissements étrangers en France. La procédure suivie est pour une grande part à la source des polémiques qui ont entouré ce dossier. La nécessité d'une telle autorisation, prévue à l'article L. 151.3 du code monétaire et financier était justifiée, en raison des enjeux, qui sont loin d'être minces : il s'agit de la sécurité nationale – avec nos 58 réacteurs nucléaires – et de la défense – l'entreprise était fournisseur de nos quatre sous-marins lanceurs d'engins et du Charles de Gaulle. L'État a-t-il été en mesure de défendre ses impératifs lors de cette vente ? C'est pour moi une question centrale.
Au terme de nos investigations, qui ont débuté il y a plusieurs mois, j'ai sept questions à vous soumettre.
Premièrement, s'agissant de l'initiative de la cession à GE, vous avez livré à la représentation nationale deux versions en apparence contradictoires. Le 20 mai 2014, devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée, vous déclariez : « Lorsque j'ai vu le ministre début mars, j'avais déjà dîné avec le président de GE (…). Le président de GE ayant évoqué la possibilité d'une coopération, je l'ai prié de me donner la possibilité d'y réfléchir. » Dans cette première version, c'est donc M. Jeffrey Immelt qui prend l'initiative. Puis, le 11 mars 2015, devant la même commission, vous dites : « Pensez-vous que je n'ai pas d'abord envisagé des solutions françaises nous permettant de nous maintenir sur le siège du conducteur ? Je n'en ai pas trouvé et c'est la raison pour laquelle j'ai pris l'initiative d'entrer en contact avec des groupes comme Siemens ou GE. » Nous aimerions une clarification et une version définitive, si je puis dire.
Toujours à ce propos, plusieurs journalistes ont écrit que M. Poux-Guillaume avait été mandaté pour établir un premier contact à l'été 2013. Est-ce exact ? Bouygues aurait eu un premier contact avec GE dès l'été 2012. En avez-vous été informé ? Enfin, qui, et à quelle date, a été informé en premier, au sein du Gouvernement et de la Présidence de la République, de vos discussions avec GE ? Apparemment pas le ministre de l'économie, M. Montebourg.
Deuxièmement, pour ce qui est de la cession elle-même, M. Montebourg, ministre de l'économie, apprend par Mme Gaymard lors de la visite d'État de François Hollande aux États-Unis, les 10 et 11 février 2014, le projet de rachat d'Alstom « Power » par GE. Il vous a demandé de venir le voir pour vous interroger sur ce sujet début mars. Selon sa version, vous lui avez menti en niant ce projet. Pourquoi n'avoir pas été transparent ce jour-là ? Je me demande vraiment d'ailleurs comment vous avez pu imaginer que le ministre de l'économie vous donnerait l'autorisation de vendre au titre de la procédure d'autorisation des investissements étrangers en France, dans un secteur touchant à la défense et à la sécurité nationale, alors que, c'est ainsi qu'il raconte l'avoir vécu, vous vous étiez payé sa tête à ce point ? Cela reste un vrai mystère à mes yeux !
Ma troisième question porte sur les relations avec le DOJ, le Department of Justice des États-Unis. Devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée, le 15 avril 2015, M. Fasquelle, vice-président de notre commission d'enquête, vous a interrogé sur « les coïncidences entre le calendrier judiciaire et celui de la vente d'Alstom à GE », vous reprochant de balayer trop souvent d'un revers de main la question de l'éventuelle pression que les enquêtes auraient fait peser sur votre décision. Cette réflexion n'est pas si farfelue, puisque M. Emmanuel Macron l'a partagée devant la commission des affaires économiques. À d'autres occasions vous avez parlé de « complotisme » et même, je vous cite, d'« obscénité absurde ». En réponse à M. Fasquelle, vous avez lu une note de votre avocat, qui tend à démontrer que la vente était antérieure à l'épisode avec le Department of Justice, donc que la pression de ce dernier était matériellement impossible. Je cite : « Le Department of Justice n'a eu connaissance de l'accord envisagé entre GE et Alstom que par les informations publiées par l'agence Bloomberg le 23 avril 2014. À cette date, nous n'avions pas encore entamé la moindre discussion avec le Department of Justice sur une possible transaction…. En d'autres termes, il n'y a absolument aucun lien entre les discussions ayant mené à la transaction entre Alstom et le Department of Justice, qui ont commencé à l'automne dernier, soit en septembre 2014, et les négociations qui ont été menées entre Alstom et GE qui les ont largement précédées. » Nos collègues ont alors compris ce que vous vouliez qu'ils comprennent : l'affaire avec le Department of Justice aurait été postérieure à la vente, donc sans lien de cause à effet.
La réalité est tout autre, ce que nous aurions pu comprendre à l'époque. Nous avons auditionné M. Bruno Vigogne, ancien directeur général délégué – Ethics and Compliance Officer – d'Alstom SA et M. Keith Carr, ancien directeur juridique, et nous avons appris que c'est depuis 2010 que le Department of Justice avait ouvert une enquête pour corruption et Alstom était depuis lors « cité » pour coopérer. Vous-même ainsi que le conseil d'administration saviez donc, depuis 2010, que cela se terminerait, au mieux, par une amende. Il y a eu ensuite une phase d'investigation dite de discovery et M. Carr a participé à plusieurs réunions avec le Department of Justice. Pourquoi donc, de votre part, ce qui ressemble à un mensonge devant la commission des affaires économiques ? Je comprends que la pression morale soit difficile à évaluer. Mais pouvez-vous vraiment réfuter que la perspective d'une amende qui aurait pu approcher le milliard de dollars – elle s'est élevée finalement à 772 millions – était effectivement une forme de pression sur Alstom, dont le point faible était alors la trésorerie qui, de mémoire, s'élevait à 1,5 milliard d'euros ? Pourquoi, d'ailleurs, avoir demandé un délai de paiement à la justice américaine qui exige habituellement un paiement dans les dix jours si vous n'aviez pas de problème de trésorerie ? Comment expliquer une telle clémence, puisque vous avez obtenu que le paiement de l'amende soit renvoyé à la vente à GE ? Question troublante, qui me paraît nécessiter des éclaircissements. D'autre part, à partir de quand General Electric est-il présent aux réunions avec le Department of Justice ? Le DPA – deferred prosecution agreement – signé avec le Department of Justice le 22 décembre 2014 mentionne General Electric alors que l'opération de cession n'est pas terminée.
En quatrième lieu, vous n'avez pas toujours été d'une grande clarté sur l'amende, à commencer par son montant. Devant la commission des affaires économiques le 1er avril 2015 vous parlez de 600 millions d'euros. En réalité, l'amende prononcée le 22 décembre 2014 était de 772 millions de dollars – j'ai vérifié le cours du change, il n'explique pas cette différence. Dans les comptes d'Alstom, on retrouve un paiement de 722 millions d'euros. Pourquoi cette sous-estimation de 122 millions d'euros ? Vous avez d'abord annoncé à vos actionnaires que GE allait assumer le paiement de cette amende, ce qui, au passage, rendait cette cession plus intéressante qu'avec Siemens. Et puis finalement que non, que le DOJ refusait… Qui est le conseil juridique qui vous a laissé croire que vous pourriez ainsi transférer le paiement de l'amende à un autre, sans que la justice américaine s'en offusque ?
En cinquième lieu, je reviens sur le sort de M. Frédéric Pierucci. Mme Natalia Pouzyreff, vice-présidente de la commission d'enquête, et moi-même avons rencontré M. Pierucci dans sa prison en Pennsylvanie et passé près de quatre heures avec lui. D'abord, avez-vous, à titre humain, personnel, un regret à propos de la situation de ce collaborateur qui paye comme le lampiste pour les faits sur lesquels Alstom a plaidé coupable ? La différence, monsieur Kron, c'est que vous êtes ici avec nous, tandis que lui est au trou pour trente mois au total. Pourquoi avez-vous procédé à son licenciement pour « abandon de poste » alors qu'il était incarcéré ? L'avocat qui lui a été fourni par Alstom ne s'est-il pas trouvé en conflit d'intérêts ? M. Pierucci avait besoin, pour minimiser la responsabilité personnelle, de renvoyer sur celle d'Alstom, ce qui n'était pas envisageable puisque le rôle de l'avocat était de protéger Alstom. Dès les premiers jours de son incarcération, M. Pierucci a demandé à Alstom une copie du rapport que vous aviez vous-même commandé auprès du cabinet Winston and Strawn en 2010, qui aurait permis de l'innocenter sur le contrat Taharan. Pourquoi ne lui avez-vous jamais transmis ? Il nous a chargés de vous le demander.
Sixièmement, s'agissant des faits de corruption pour lesquels Alstom a plaidé coupable, vous avez déclaré le 1er avril 2015 devant la commission des affaires économiques qu'ils étaient « anciens » et « antérieurs » à votre prise de fonction. En réalité, le DPA et le plaider-coupable font référence à des faits récents. De nombreuses autres enquêtes sont ouvertes dans d'autres pays, sur la période pendant laquelle vous étiez en responsabilité, à propos de l'organisation du recrutement des consultants, organisation que vous avez vous-même mise en place. N'avez-vous pas le sentiment d'avoir été un peu négligent, ou même présomptueux en pensant que cela ne rattraperait jamais l'entreprise ?
Enfin, ma septième et dernière question porte sur le coût de l'opération qui, je l'avoue, m'a un peu surpris. Une notice de l'Autorité des marchés financiers (AMF) relative à l'offre publique de rachat d'actions, qui a permis de redistribuer aux actionnaires le produit de la cession de la branche « Power » d'Alstom, fait état pour la transaction d'un coût de 300 millions d'euros. Il s'agit de la taxe sur les opérations financières, de 0,2 % à l'époque, soit 27 millions d'euros, le reste couvrant le paiement des conseils. M. Poupart-Lafarge nous a donné par courrier la liste de ces conseils : neuf cabinets d'avocats, une banque d'affaires, Rothschild, et deux agences de communication, DGM et Publicis. Pouvez-vous nous indiquer, si vous l'avez en mémoire, la ventilation de ces « coûts » entre les différents intervenants ? J'ai également posé la question par écrit à M. Poupart-Lafarge. Pouvez-vous nous confirmer que les actionnaires d'Alstom n'ont pas été les seuls à payer pour vendre, et que l'acquéreur, GE, a au moins déboursé les mêmes sommes à ses banquiers, ses avocats, ses conseils en communication ? Dans ce cas, on arriverait à des coûts de transaction de 600 millions d'euros. Ne vous paraissent-ils pas complètement exorbitants ?
Monsieur le président Kron, vous allez vous exprimer devant une commission d'enquête, donc sous serment. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance le 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».