La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Nous recevons aujourd'hui M. Patrick Kron, ancien président-directeur général d'Alstom.
Monsieur Kron, vous avez été entendu à trois reprises par l'Assemblée nationale sur la cession de la branche « Énergie » d'Alstom, Alstom « Power », à General Electric (GE). Nous n'allons pas vous demander de dérouler à nouveau, pour la quatrième fois, le film de cette vente. Ce que nous savons, objectivement, c'est qu'il ne reste pas grand-chose du Meccano inventé à l'époque par le gouvernement.
À titre personnel, je ne cherche pas, au travers des travaux de cette commission, à savoir si la vente d'Alstom « Power » à GE était une bonne ou une mauvaise solution. Je laisserai mes collègues vous interroger à ce sujet. Je cherche plutôt à comprendre dans quelles conditions l'État, en l'occurrence le ministre de l'Économie, a pu autoriser cette opération au titre des investissements étrangers en France. La procédure suivie est pour une grande part à la source des polémiques qui ont entouré ce dossier. La nécessité d'une telle autorisation, prévue à l'article L. 151.3 du code monétaire et financier était justifiée, en raison des enjeux, qui sont loin d'être minces : il s'agit de la sécurité nationale – avec nos 58 réacteurs nucléaires – et de la défense – l'entreprise était fournisseur de nos quatre sous-marins lanceurs d'engins et du Charles de Gaulle. L'État a-t-il été en mesure de défendre ses impératifs lors de cette vente ? C'est pour moi une question centrale.
Au terme de nos investigations, qui ont débuté il y a plusieurs mois, j'ai sept questions à vous soumettre.
Premièrement, s'agissant de l'initiative de la cession à GE, vous avez livré à la représentation nationale deux versions en apparence contradictoires. Le 20 mai 2014, devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée, vous déclariez : « Lorsque j'ai vu le ministre début mars, j'avais déjà dîné avec le président de GE (…). Le président de GE ayant évoqué la possibilité d'une coopération, je l'ai prié de me donner la possibilité d'y réfléchir. » Dans cette première version, c'est donc M. Jeffrey Immelt qui prend l'initiative. Puis, le 11 mars 2015, devant la même commission, vous dites : « Pensez-vous que je n'ai pas d'abord envisagé des solutions françaises nous permettant de nous maintenir sur le siège du conducteur ? Je n'en ai pas trouvé et c'est la raison pour laquelle j'ai pris l'initiative d'entrer en contact avec des groupes comme Siemens ou GE. » Nous aimerions une clarification et une version définitive, si je puis dire.
Toujours à ce propos, plusieurs journalistes ont écrit que M. Poux-Guillaume avait été mandaté pour établir un premier contact à l'été 2013. Est-ce exact ? Bouygues aurait eu un premier contact avec GE dès l'été 2012. En avez-vous été informé ? Enfin, qui, et à quelle date, a été informé en premier, au sein du Gouvernement et de la Présidence de la République, de vos discussions avec GE ? Apparemment pas le ministre de l'économie, M. Montebourg.
Deuxièmement, pour ce qui est de la cession elle-même, M. Montebourg, ministre de l'économie, apprend par Mme Gaymard lors de la visite d'État de François Hollande aux États-Unis, les 10 et 11 février 2014, le projet de rachat d'Alstom « Power » par GE. Il vous a demandé de venir le voir pour vous interroger sur ce sujet début mars. Selon sa version, vous lui avez menti en niant ce projet. Pourquoi n'avoir pas été transparent ce jour-là ? Je me demande vraiment d'ailleurs comment vous avez pu imaginer que le ministre de l'économie vous donnerait l'autorisation de vendre au titre de la procédure d'autorisation des investissements étrangers en France, dans un secteur touchant à la défense et à la sécurité nationale, alors que, c'est ainsi qu'il raconte l'avoir vécu, vous vous étiez payé sa tête à ce point ? Cela reste un vrai mystère à mes yeux !
Ma troisième question porte sur les relations avec le DOJ, le Department of Justice des États-Unis. Devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée, le 15 avril 2015, M. Fasquelle, vice-président de notre commission d'enquête, vous a interrogé sur « les coïncidences entre le calendrier judiciaire et celui de la vente d'Alstom à GE », vous reprochant de balayer trop souvent d'un revers de main la question de l'éventuelle pression que les enquêtes auraient fait peser sur votre décision. Cette réflexion n'est pas si farfelue, puisque M. Emmanuel Macron l'a partagée devant la commission des affaires économiques. À d'autres occasions vous avez parlé de « complotisme » et même, je vous cite, d'« obscénité absurde ». En réponse à M. Fasquelle, vous avez lu une note de votre avocat, qui tend à démontrer que la vente était antérieure à l'épisode avec le Department of Justice, donc que la pression de ce dernier était matériellement impossible. Je cite : « Le Department of Justice n'a eu connaissance de l'accord envisagé entre GE et Alstom que par les informations publiées par l'agence Bloomberg le 23 avril 2014. À cette date, nous n'avions pas encore entamé la moindre discussion avec le Department of Justice sur une possible transaction…. En d'autres termes, il n'y a absolument aucun lien entre les discussions ayant mené à la transaction entre Alstom et le Department of Justice, qui ont commencé à l'automne dernier, soit en septembre 2014, et les négociations qui ont été menées entre Alstom et GE qui les ont largement précédées. » Nos collègues ont alors compris ce que vous vouliez qu'ils comprennent : l'affaire avec le Department of Justice aurait été postérieure à la vente, donc sans lien de cause à effet.
La réalité est tout autre, ce que nous aurions pu comprendre à l'époque. Nous avons auditionné M. Bruno Vigogne, ancien directeur général délégué – Ethics and Compliance Officer – d'Alstom SA et M. Keith Carr, ancien directeur juridique, et nous avons appris que c'est depuis 2010 que le Department of Justice avait ouvert une enquête pour corruption et Alstom était depuis lors « cité » pour coopérer. Vous-même ainsi que le conseil d'administration saviez donc, depuis 2010, que cela se terminerait, au mieux, par une amende. Il y a eu ensuite une phase d'investigation dite de discovery et M. Carr a participé à plusieurs réunions avec le Department of Justice. Pourquoi donc, de votre part, ce qui ressemble à un mensonge devant la commission des affaires économiques ? Je comprends que la pression morale soit difficile à évaluer. Mais pouvez-vous vraiment réfuter que la perspective d'une amende qui aurait pu approcher le milliard de dollars – elle s'est élevée finalement à 772 millions – était effectivement une forme de pression sur Alstom, dont le point faible était alors la trésorerie qui, de mémoire, s'élevait à 1,5 milliard d'euros ? Pourquoi, d'ailleurs, avoir demandé un délai de paiement à la justice américaine qui exige habituellement un paiement dans les dix jours si vous n'aviez pas de problème de trésorerie ? Comment expliquer une telle clémence, puisque vous avez obtenu que le paiement de l'amende soit renvoyé à la vente à GE ? Question troublante, qui me paraît nécessiter des éclaircissements. D'autre part, à partir de quand General Electric est-il présent aux réunions avec le Department of Justice ? Le DPA – deferred prosecution agreement – signé avec le Department of Justice le 22 décembre 2014 mentionne General Electric alors que l'opération de cession n'est pas terminée.
En quatrième lieu, vous n'avez pas toujours été d'une grande clarté sur l'amende, à commencer par son montant. Devant la commission des affaires économiques le 1er avril 2015 vous parlez de 600 millions d'euros. En réalité, l'amende prononcée le 22 décembre 2014 était de 772 millions de dollars – j'ai vérifié le cours du change, il n'explique pas cette différence. Dans les comptes d'Alstom, on retrouve un paiement de 722 millions d'euros. Pourquoi cette sous-estimation de 122 millions d'euros ? Vous avez d'abord annoncé à vos actionnaires que GE allait assumer le paiement de cette amende, ce qui, au passage, rendait cette cession plus intéressante qu'avec Siemens. Et puis finalement que non, que le DOJ refusait… Qui est le conseil juridique qui vous a laissé croire que vous pourriez ainsi transférer le paiement de l'amende à un autre, sans que la justice américaine s'en offusque ?
En cinquième lieu, je reviens sur le sort de M. Frédéric Pierucci. Mme Natalia Pouzyreff, vice-présidente de la commission d'enquête, et moi-même avons rencontré M. Pierucci dans sa prison en Pennsylvanie et passé près de quatre heures avec lui. D'abord, avez-vous, à titre humain, personnel, un regret à propos de la situation de ce collaborateur qui paye comme le lampiste pour les faits sur lesquels Alstom a plaidé coupable ? La différence, monsieur Kron, c'est que vous êtes ici avec nous, tandis que lui est au trou pour trente mois au total. Pourquoi avez-vous procédé à son licenciement pour « abandon de poste » alors qu'il était incarcéré ? L'avocat qui lui a été fourni par Alstom ne s'est-il pas trouvé en conflit d'intérêts ? M. Pierucci avait besoin, pour minimiser la responsabilité personnelle, de renvoyer sur celle d'Alstom, ce qui n'était pas envisageable puisque le rôle de l'avocat était de protéger Alstom. Dès les premiers jours de son incarcération, M. Pierucci a demandé à Alstom une copie du rapport que vous aviez vous-même commandé auprès du cabinet Winston and Strawn en 2010, qui aurait permis de l'innocenter sur le contrat Taharan. Pourquoi ne lui avez-vous jamais transmis ? Il nous a chargés de vous le demander.
Sixièmement, s'agissant des faits de corruption pour lesquels Alstom a plaidé coupable, vous avez déclaré le 1er avril 2015 devant la commission des affaires économiques qu'ils étaient « anciens » et « antérieurs » à votre prise de fonction. En réalité, le DPA et le plaider-coupable font référence à des faits récents. De nombreuses autres enquêtes sont ouvertes dans d'autres pays, sur la période pendant laquelle vous étiez en responsabilité, à propos de l'organisation du recrutement des consultants, organisation que vous avez vous-même mise en place. N'avez-vous pas le sentiment d'avoir été un peu négligent, ou même présomptueux en pensant que cela ne rattraperait jamais l'entreprise ?
Enfin, ma septième et dernière question porte sur le coût de l'opération qui, je l'avoue, m'a un peu surpris. Une notice de l'Autorité des marchés financiers (AMF) relative à l'offre publique de rachat d'actions, qui a permis de redistribuer aux actionnaires le produit de la cession de la branche « Power » d'Alstom, fait état pour la transaction d'un coût de 300 millions d'euros. Il s'agit de la taxe sur les opérations financières, de 0,2 % à l'époque, soit 27 millions d'euros, le reste couvrant le paiement des conseils. M. Poupart-Lafarge nous a donné par courrier la liste de ces conseils : neuf cabinets d'avocats, une banque d'affaires, Rothschild, et deux agences de communication, DGM et Publicis. Pouvez-vous nous indiquer, si vous l'avez en mémoire, la ventilation de ces « coûts » entre les différents intervenants ? J'ai également posé la question par écrit à M. Poupart-Lafarge. Pouvez-vous nous confirmer que les actionnaires d'Alstom n'ont pas été les seuls à payer pour vendre, et que l'acquéreur, GE, a au moins déboursé les mêmes sommes à ses banquiers, ses avocats, ses conseils en communication ? Dans ce cas, on arriverait à des coûts de transaction de 600 millions d'euros. Ne vous paraissent-ils pas complètement exorbitants ?
Monsieur le président Kron, vous allez vous exprimer devant une commission d'enquête, donc sous serment. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance le 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
M. Patrick Kron prête serment
Je vous donne donc la parole pour une introduction générale, brève, comme vous me l'aviez demandé, puis pour répondre à mes questions, avant que nous engagions le débat.
Je m'appelle Patrick Kron, j'ai une formation d'ingénieur et, après avoir passé cinq ans au ministère de l'industrie puis quinze ans chez Pechiney, j'ai rejoint le groupe de transformation de minéraux Imerys pendant cinq ans, avant de devenir en 2003 directeur général puis, très rapidement, président-directeur général d'Alstom. À l'époque, le groupe se trouvait dans une situation critique. Ma première réunion a été avec les banquiers, qui m'ont dit que, faute d'un plan de redressement crédible et complet, ils arrêteraient de soutenir le groupe. Nous avons alors mis en place un plan très complet, avec des changements d'organisation, des cessions d'actifs, de lourdes restructurations. Ainsi, en deux ans, les effectifs sont passés de 110 000 à 60 000 personnes. Nous avons fait appel aux actionnaires par une double augmentation de capital et procédé à un refinancement global du groupe. Il fallait relever en même temps de nombreux défis. Mais, grâce à l'effort de tous, y compris de l'État, qui a pris temporairement 20 % du capital, ce plan a permis à Alstom de sortir de l'ornière et de redevenir profitable en 2006. Comme prévu, l'État a cédé sa participation et Bouygues est alors devenu l'actionnaire principal, en portant progressivement sa participation à 30 %. Au passage, le contribuable n'a pas eu à se plaindre de cette opération, puisque l'État a revendu dix-huit mois plus tard pour 2 milliards d'euros ce qu'il avait payé un peu moins de 800 millions, soit une plus-value de 150 %.
Une fois acquis ce retour à l'équilibre, Alstom a connu une phase de croissance sur des marchés porteurs. Nous en avons profité pour renforcer notre portefeuille en acquérant une société dans le domaine de l'éolien, où nous n'étions pas implantés ; pour racheter à Areva, avec Schneider Electric, les activités de réseau que nous avions été obligés de revendre pendant la crise ; pour renforcer la recherche-développement comme par exemple dans l'éolien offshore, qui a conduit à créer une nouvelle usine en France.
Ensuite, Alstom a subi l'impact de la crise économique mondiale comme nombre d'autres entreprises, même si un carnet de commandes bien rempli nous a permis de voir arriver la vague et de la subir avec un peu de décalage. Mais cette difficulté conjoncturelle s'est combinée avec des tendances de fond très négatives pour notre groupe. D'une part, le marché européen de la production d'énergie thermique – gaz, charbon, nucléaire – s'est complètement effondré. Dans ce domaine où Alstom avait une position forte, la demande a migré vers les émergents, dans un contexte de prix très dégradés et de concurrence asiatique très forte. En Europe, la demande résiduelle s'est déplacée vers les énergies renouvelables, domaine dans lequel, malgré les efforts entrepris, le groupe restait assez faible par rapport à ses concurrents. La deuxième tendance négative pour le groupe est que, dans ce nouvel environnement, les clients ne voulaient pas seulement des offres pour les centrales électriques, mais recherchaient également des financements correspondants. C'était là un désavantage concurrentiel grave par apport à General Electric, qui s'appuyait sur GE Capital, Siemens avec Siemens Bank, et les concurrents japonais et chinois appuyés par des banques qui proposaient des financements imbattables. En un mot, Alstom n'avait plus la taille critique pour se battre contre des concurrents devenus trop puissants. Nous en avons tiré la conclusion que le statu quo était dangereux, et exploré des solutions pour nous renforcer dans le secteur de l'énergie, sans renoncer à la maîtrise de ces activités. Elles n'ont pas abouti et c'est pourquoi je me suis tourné – et je vous prie de croire que cela a été douloureux pour moi qui, pendant dix ans, me suis battu pour sauver puis développer Alstom – vers l'adossement d'Alstom Energie à des groupes ayant la taille critique pour assurer l'avenir de cette activité. Les discussions ont montré la complémentarité évidente que nous avions avec GE, dont la stratégie avait évolué vers moins de services financiers et plus d'industrie. Des fuites dans la presse, le 23 avril 2014, ont mis ce projet prématurément sur la place publique, sans que les explications nécessaires aient pu être données aux parties prenantes et avec les réactions en chaîne que vous connaissez. Ce projet, ajusté à la demande des pouvoirs publics en accord avec Alstom et GE, a été adopté par les actionnaires fin 2014 et mis en oeuvre fin 2015, après approbation par la trentaine d'autorités de la concurrence concernées.
Après ce rappel historique – bref, je l'espère – je voudrais faire trois remarques. D'abord, c'est la quatrième fois que je viens – je croyais que c'était la troisième, mais, témoignant sous serment, je ne voudrais pas donner une mauvaise impression de départ... De toute façon, cela ne changera rien à mon propos. Deux années se sont écoulées depuis la réalisation de cette opération. Chaque jour passé a conforté la pertinence de l'analyse selon laquelle le statu quo faisait courir un risque au groupe. Voyez les difficultés que connaissent aujourd'hui des groupes tellement plus puissants que ne l'était Alstom Energie. Le président de GE a d'ailleurs reconnu qu'ils avaient, au moment de la cession, largement surestimé l'évolution du marché. On imagine facilement la catastrophe que nous aurions subie si nous n'avions pas fait cette opération. Les faits m'ont donné raison sur la nécessité d'agir.
Ils m'ont donné raison également en ce qui concerne le choix du partenaire. Dans un métier comme celui d'Alstom, on ne peut pas se contenter de dire qu'on a un problème, il faut en même temps proposer la solution. Bien entendu, on la recherche dans une stricte confidentialité, sinon les clients arrêtent immédiatement d'acheter : ce qui était un problème devient un danger mortel. Contrairement à ce qui a été dit par des responsables incompétents, il ne s'agissait pas de vendre en cachette, mais de proposer une solution qui laissait à d'autres toute possibilité d'en proposer des alternatives : les accords avec GE le prévoyaient explicitement, moyennant, comme c'est habituel dans ce cas, le paiement d'une indemnité de rupture de 1,25 %. Effectivement, Siemens et Mitsubishi firent une offre alternative. Un comité d'administrateurs indépendants au sein du conseil d'administration l'a examinée attentivement et l'a rejetée à l'unanimité, considérant qu'elle était moins intéressante pour Alstom sur le plan social. Le projet de GE a ensuite été soutenu par 99 % des actionnaires et une majorité des syndicats.
Mon dernier point introductif porte sur l'incroyable rumeur – une « rumeur d'Orléans » – propagée par certains qui ne trouvaient pas d'argument rationnel pour combattre le projet. En substance – et l'on retrouvera certains de ces éléments dans les questions posées, monsieur le président – j'aurais vendu à la demande et sous la pression de la justice américaine pour me protéger de poursuites à mon encontre. Je le répète solennellement et sous serment : je n'ai jamais subi quelque pression que ce soit, je n'ai jamais été exposé à aucun chantage de quelque juridiction que ce soit. Je répète : je n'ai jamais été soumis à quelque chantage, je n'ai jamais subi quelque pression que ce soit, ni des Américains, ni d'aucune autre juridiction. Je n'ai bénéficié et continue à ne bénéficier d'aucune protection que ce soit, aucune. Ces insinuations sont infondées, elles sont insultantes à mon égard comme à l'égard de l'ensemble des administrateurs qui ont soutenu à l'unanimité ce projet pour les raisons que je viens d'évoquer.
Puisque vous avez bien voulu me le permettre, monsieur le président, je compléterai ce propos par une courte vidéo de Robert Luskin.
Est projetée une vidéo de l'avocat américain Robert Luskin dont la déclaration en anglais est sous-titrée en français dans les termes suivants :
Bonjour, mon nom est Robert Luskin. Je suis avocat à Washington et associé dans le cabinet international Paul Hastings. Je pratique le droit commercial depuis plus de 35 ans d'abord comme procureur au Department of Justice (DOJ) américain et depuis plus de trente ans comme avocat représentant de grandes entreprises. Je suis aussi professeur de droit à l'Université de Georgetown où je donne un cours sur la lutte anti-corruption. Ma spécialité est d'intervenir sur les sujets liés aux dispositions de la lutte contre la corruption mises en oeuvre par le DOJ et j'ai représenté des entreprises dans quatre des dix plus importantes transactions jamais conclues avec le DOJ.
En tant qu'avocat, j'ai l'obligation éthique et professionnelle de dire la vérité et c'est ce que je fais aujourd'hui.
On m'a demandé de commenter les rumeurs malveillantes selon lesquelles le DOJ aurait fait pression sur Alstom pour vendre l'essentiel de ses actifs à General Electric en contrepartie de quoi le DOJ aurait accepté de ne pas engager de poursuites à l'encontre des dirigeants d'Alstom. Je peux dire sans équivoque qu'il n'y a littéralement aucune vérité dans ces rumeurs.
De mon expérience, tant au DOJ qu'en tant qu'avocat, je n'ai jamais vu de cas où le DOJ aurait tenté d'user de son influence pour intervenir dans une transaction commerciale. Il est aussi important de préciser qu'à cette période il n'y avait pas de discussions engagées sur une éventuelle transaction entre Alstom et le DOJ. Ces discussions ont commencé six mois plus tard. À l'époque, nous étions toujours dans le processus d'enquête avec échanges et transmissions des faits sous-jacents. Lorsque le DOJ a eu connaissance de l'opération envisagée avec General Electric, ils n'ont exprimé que deux préoccupations.
Premièrement, ils voulaient être assurés que les mesures de conformité qu'Alstom s'engagerait à prendre seraient poursuivies par General Electric.
Et deuxièmement, ils voulaient vérifier que l'opération n'avait pas été structurée de manière à soustraire les actifs d'Alstom hors de la portée du DOJ, de sorte que si une transaction était finalement conclue, Alstom et ses actionnaires seraient responsables à l'égard du DOJ de sa conduite antérieure.
Ensuite il est important de noter que la transaction intervenue avec le DOJ plus de six mois plus tard stipule clairement que personne n'a reçu quelque forme de protection que ce soit en vertu de cet accord entre Alstom et le DOJ. De plus, l'accord avec le DOJ dont les négociations ont commencé six mois après l'annonce de l'opération avec General Electric, en octobre 2014, n'était pas subordonné à la conclusion de ladite opération.
Soyons absolument clairs : Il n'y a aucun fait de nature à étayer ces rumeurs. Le DOJ ignorait l'existence de négociations entre Alstom et General Electric et n'a donc joué aucun rôle dans celles-ci. Les négociations entre Alstom et le DOJ ont commencé six mois après que l'opération ait été publiquement divulguée. À aucun moment le DOJ n'a donné quelque immunité que ce soit à aucun manager d'Alstom et ne l'a pas fait depuis.
Je voudrais également ajouter avec force qu'en tant qu'avocat autorisé à pratiquer aux États-Unis, j'ai un devoir de loyauté envers Alstom et seulement envers Alstom et non pas ses managers. Si quelqu'un m'avait proposé de sacrifier les intérêts d'Alstom afin de protéger certains de ses managers, j'aurais été éthiquement obligé de divulguer cela au conseil d'administration d'Alstom et de refuser de m'engager sans un tel schéma. Si je l'avais fait, j'aurais subi les conséquences professionnelles de tels actes et notamment me serais vu interdire d'exercer mon métier d'avocat.
Revenons à mes questions.
Je trouve que vous contribuez vous-même à entretenir une version plus que romancée de la réalité en considérant qu'il y aurait eu un chantage des autorités judiciaires à votre égard, avec la menace de poursuites personnelles – menaces personnelles qui existent toujours, aux États-Unis et pas seulement.
Mais là n'est pas la question. Cette question, elle a été posée par Daniel Fasquelle et par d'autres lors de vos précédentes auditions à l'Assemblée nationale. D'abord, vous aviez connaissance de la procédure dès 2010-2011, avec la perspective d'une amende car c'est ainsi que se terminent toutes les affaires de corruption aux États-Unis. En 2008, Siemens avait eu une amende de 800 millions, et vous saviez très bien à partir de 2010 qu'Alstom risquait une amende qui, selon vos collaborateurs, pouvait atteindre un milliard de dollars. On n'est pas passé loin, et M. Vigogne nous a dit – sous serment comme vous – estimer qu'à 782 millions, le groupe ne s'en était pas si mal tiré.
Est-ce que la perspective d'une telle amende n'a pas constitué une pression sur votre décision, vu ce qu'était la trésorerie d'Alstom au moment où elle est intervenue ?
Je vais répondre aux questions, monsieur le président, mais, suite aux propos de l'avocat du groupe, interlocuteur quotidien des autorités judiciaires pour ce qui est des échanges entre Alstom et le Department of Justice, je voudrais dire que je ne romance rien : je lis la presse, les déclarations de l'ancien ministre de l'économie, M. Montebourg, qui dit en substance, outre que je suis un menteur, un traître et un corrompu, et que je n'étais plus en état de diriger l'entreprise compte tenu de la pression physique qui s'exerçait sur moi. Je vous remercie d'avoir balayé d'un revers de main cette hypothèse. Une opération de stratégie industrielle que je considère avoir, in fine, sauvé des milliers d'emplois en France et des dizaines de milliers d'emplois dans le monde serait devenue une forfaiture : je l'aurais faite pour me protéger. Dans cette forfaiture, j'ai réussi à attirer le conseil d'administration, 99,2 % des actionnaires et la majorité des syndicats ! Écartons donc cette version !
Une deuxième version, tout aussi fausse, mais moins insultante à mon égard, consiste à dire qu'il s'exerçait une pression des autorités non sur ma personne à proprement parler, mais une pression économique sur l'entreprise qui aurait conduit à la cession à GE.
Monsieur le président – et pardonnez-moi si une erreur sur le change m'a conduit à un certain moment à parler de 600 millions plutôt que de 700 millions d'euros ; cent millions, c'est beaucoup d'argent, je le reconnais, même si, sur une transaction de 12,4 milliards, c'est quand même de second ordre – croyez-vous vraiment qu'on réalise une opération de 12 milliards pour régler une amende de 700 millions ? À ce propos, M. Vigogne a estimé que nous nous en étions bien sortis ; pour ma part j'ai trouvé que nous avions été sévèrement traités. Il est vrai qu'à cette époque les amendes infligées par le Department of Justice doublaient d'une année sur l'autre. D'autre part, je rappelle qu'au moment de notre discussion avec les Américains, la trésorerie d'Alstom était de 2,3 milliards et non de 1,5 milliard ; c'est pareil, mais vous m'avez repris pour 100 millions, permettez-moi de vous reprendre pour 800 millions.
Bien sûr, et j'y répondrai. Mais je voudrais terminer sur ce point. En fait, on essaye de créer un lien entre deux phénomènes indépendants : une enquête judiciaire aux États-Unis et une cession d'entreprise pour des raisons stratégiques que j'ai rappelées. Or nous avions 2,3 milliards de trésorerie, mais aussi 1,35 milliard de lignes de crédit non utilisées, ce qui est vérifiable, et nous avions annoncé la vente de certains actifs non stratégiques pour 750 millions, que nous avons perçus quelques mois plus tard. Non, non, non, nous n'avons absolument pas fait cette opération pour répondre à une pression directe sur moi-même ou je ne sais qui, ou pour des pressions économiques. Ce sont deux phénomènes indépendants, j'y reviendrai dans un instant.
J'en viens à vos questions.
Qui a pris l'initiative de la cession à GE ? Je suis venu ici trois fois, les choses sont claires : c'est moi qui ai demandé, par l'intermédiaire de M. Poux-Guillaume, à rencontrer M. Immelt, faute de solution qui nous aurait permis de garder la main sur les activités de notre secteur énergie, pour étudier la possibilité de coopérer et d'intégrer notre activité énergie au sein du groupe General Electric. C'est à mon initiative. La rencontre s'est déroulée un dimanche soir – le 9 février, à vérifier. Par le hasard de nos calendriers respectifs, j'ai rencontré le lendemain matin le président de Siemens et nous avons eu un échange du même type. Il est donc exact que j'ai eu recours à M. Poux-Guillaume, responsable des activités réseau d'Alstom, car dans une vie antérieure, il avait été en contact avec des personnes qui, chez GE, s'occupaient de stratégie ou d'acquisitions. Quant à M. Bouygues, je ne sais pas s'il a eu des contacts avec General Electric. Je ne serais pas surpris qu'il y ait des contacts entre un grand chef d'entreprise français et une grande entreprise internationale.
Je ne peux pas le confirmer. À vrai dire, je n'en sais rien. Mais nous avons passé toute l'année 2013 à réfléchir aux différentes solutions possibles, et General Electric est un animal assez visible dans le secteur de l'énergie. J'ai peut-être dit à l'occasion à Poux-Guillaume : « Demande à tes collègues de General Electric ». J'ai vu tout le monde, et j'ai commencé par les solutions dans lesquelles nous aurions pu garder la main. Est-ce que vous croyez que je ne suis pas allé au Japon discuter avec Mitsubishi, que je n'ai pas rencontré tous les acteurs français ? Mais quand on discute avec GE ou Siemens, le poids relatif des partenaires n'est pas du même ordre.
Ensuite, qui ai-je informé, qui n'ai-je pas informé, demandez-vous. D'abord, M. Montebourg semble avoir dit qu'il tombait des nues et qu'il découvrait qu'Alstom avait des problèmes par le plus grand des hasards. C'est quand même bizarre ! M. Montebourg a commandé une étude au cabinet allemand Roland Berger sur la situation d'Alstom et ses perspectives. Il m'a d'ailleurs demandé – lui ou son directeur de cabinet, je ne me souviens plus – de rencontrer mes équipes. Puis, l'anecdote vaut la peine d'être racontée, quelques semaines plus tard il y a eu une fuite et un article dans Les Échos, racontant que Bercy avait commandé une étude sur Alstom. Cela a mis une pagaille noire, monsieur le président, pour ne pas utiliser un terme plus senti. Pour nos actionnaires, le cours d'Alstom a dévissé. Et ce ne fut pas le pire : ce sont surtout nos clients qui se sont dit qu'une telle étude, cela voulait dire que nous n'allions pas bien et se sont demandés s'il fallait continuer à travailler avec nous. Il faut bien voir que quand vous achetez des yaourts dans un supermarché, si un beau matin il fait faillite, vous allez acheter vos yaourts ailleurs. Mais quand vous vous engagez dans un contrat pluriannuel comprenant la maintenance sur vingt ans, que l'entreprise – en l'occurrence Alstom – ait un problème ne vous laisse pas indifférent. J'ai donc rencontré M. Montebourg début mars pour lui dire à quel point j'étais mécontent de ces fuites. Il a, contre toute évidence, nié en être l'origine. Peu importe. Je n'ai pas menti à M. Montebourg. Et puisque nous sommes entre nous, je vais vous raconter une petite anecdote sur le personnage. Le hasard – la poisse – fait que j'ai rencontré M. Montebourg après être parti d'Alstom. Après une conversation assez désagréable, en nous quittant je lui ai demandé – pardonnez les termes – « s'il avait l'intention de continuer à m'emmerder ». Il m'a répondu : « Dans cette affaire, il nous faut des boucs émissaires. » Sachez, monsieur le président, que je n'ai pas l'intention d'être le bouc émissaire de qui que ce soit.
Pour reprendre le calendrier, j'ai rencontré M. Montebourg, qui était parfaitement informé des difficultés d'Alstom. C'était tout début mars – je suis prudent, je ne voudrais pas me faire reprendre sur les dates ! Je n'ai pas, alors, fait état du dîner que j'avais eu avec M. Immelt, car ce dernier avait conclu par « je réfléchis et je reviens vers vous ». Il est effectivement revenu vers nous, de mémoire, le 13 mars, pour dire qu'il était prêt à discuter. Nous avons signé le 14 mars un accord de confidentialité avec General Electric et nous avons commencé les discussions à New York le 24 mars. Nous venions de nous mettre d'accord sur l'ensemble des éléments quand a eu lieu la fuite par l'agence Bloomberg le 23 avril. Donc, M. Montebourg a effectivement appris de Mme Gaymard que j'avais dîné avec M. Immelt le dimanche soir et que nous avions évoqué la possibilité de faire quelque chose ensemble. Il a pris acte de mon idée et il est revenu un mois plus tard en disant qu'il était prêt à y donner suite. Je n'ai pas menti ni nié l'existence d'un projet qui n'existait pas encore.
Ensuite, me demandez-vous, comment pouvais-je imaginer que le ministre de l'économie donnerait l'autorisation de cession ? Simplement parce que c'était un bon projet, monsieur le président. Par rapport à un statu quo dont on voit mieux encore aujourd'hui qu'il aurait conduit à un désastre sans nom, je ne vois pas pourquoi le Gouvernement aurait refusé ce projet. Je ne me suis pas « payé sa tête » car je ne me permettrais pas de me payer la tête d'un ministre.
Le contrôle des investissements étrangers est un sujet d'importance. Il est d'actualité en France, en Europe et aux États-Unis également. Vous faites état de la personnalité parfois provocatrice, parfois peu agréable à votre égard, de M. Montebourg. Mais il était dans son rôle de ministre de l'économie. La loi lui confie cette mission, et c'est au coeur de notre enquête, de contrôler les investissements étrangers en France dans les secteurs stratégiques. À l'évidence, l'entretien des turbines de nos 58 centrales nucléaires, des sous-marins lanceurs d'engin (SNLE) et du Charles-de-Gaulle ne sont pas des sujets mineurs. Il était tout à fait légitime que le ministre exerce la mission que la loi lui confie.
Mais bien entendu, monsieur le président. Pardonnez-moi de vous interrompre, mis je ne sous-estime absolument pas le rôle de l'État dans ce dossier. Le noeud du problème vient de ce que des fuites se sont produites avant que l'on puisse organiser correctement l'information des parties prenantes, notamment du gouvernement. Je parle toujours sous serment : la dernière partie de la réunion avec M. Immelt, qui a précédé de quelques heures les fuites a été consacrée à savoir qui allait voir qui. M. Immelt allait voir le Président de la République, qui allait parler au Premier ministre, au ministre de l'économie, au président d'EDF, etc. Comprenez ce point fondamental que le jour où j'annonçais que j'étais en discussion pour la cession de l'activité « Énergie » d'Alstom, on ne vendait plus rien, c'était fini. C'est tout ou rien : ou on ne discute pas ou on offre une solution. Mon échéance pour avoir cette solution était la communication qui devait avoir lieu sur les comptes d'Alstom entre les 8 et 10 mai. On s'est fait prendre de vitesse par cette fuite, dont je ne suis évidemment pas à l'origine, qui a déclenché un psychodrame que je comprends en partie, puisque les gens n'étaient pas informés alors que notre intention était qu'ils le soient.
Donc, vous confirmez que, lorsque vous voyez M. Montebourg début mars, vous démentez l'information que Mme Gaymard lui a donnée et vous dites qu'il n'y a pas de discussion en cours.
Je ne peux pas répéter les termes exacts que j'ai utilisés, je ne m'en souviens plus. Mais lorsque j'ai vu M. Montebourg, je n'avais aucune discussion en cours avec quiconque. (M. le Président marque son scepticisme.) Vous savez, monsieur le président, dîner avec quelqu'un, ce n'est pas lui donner les clés. J'avais dîné avec M. Immelt et je lui avais dit : est-ce qu'on peut faire quelque chose d'intelligent ensemble ? Il m'a répondu : j'y réfléchis et je reviens vers vous. Si l'on veut appeler cela une négociation, c'est une conception un peu large de ce qu'est une négociation.
J'en viens aux relations avec le Department of Justice. J'ai essayé de répondre aux commentaires complotistes, dont je considère en effet qu'ils sont obscènes et absurdes. Une enquête a été engagée en 2010. Est-ce que j'en étais informé ? Si je ne suis pas informé de l'ouverture d'une enquête des autorités judiciaires américaines, mieux vaut que je change de job ! Évidemment, j'étais informé.
Je vous fais remarquer cependant que vous n'avez jamais dit à la représentation nationale que vous aviez connaissance de cette enquête ancienne.
C'était une enquête en cours. Je ne connaissais rien sur le fond. Quand l'enquête a été lancée, on nous a dit qu'il y avait trois filiales américaines sur lesquelles portaient des soupçons d'actes illégaux et qu'on voudrait que nous communiquions l'ensemble des informations nécessaires pour que les autorités se fassent une opinion à ce sujet. Nous avons dû livrer des centaines de milliers de documents et cela a pris un certain temps. Lorsque j'ai discuté avec GE, nous n'avions entamé aucune discussion que ce soit avec le Department of Justice.
Est-ce que j'étais au courant du risque potentiel d'une amende ? Oui bien sûr, quand une enquête est ouverte, on craint une amende si l'on est jugé coupable ou si l'on transige parce qu'on vous explique que vous l'êtes. À cette époque, peut-être que X ou Y considérait que le montant était moindre que ce qu'il anticipait, mais pour ma part, je pensais que cela nous coûterait sensiblement moins cher. Je me suis trompé, cela arrive à beaucoup de gens, dont moi.
Nous avons entrepris les discussions avec le DOJ plusieurs mois plus tard, fin septembre, ou début octobre – c'est la date indiquée par M. Luskin – à propos d'une transaction, qui a été finalement conclue. Je ne vois pas en quoi j'ai menti à la commission de l'Assemblée. Il est parfaitement clair et public, car toutes les délibérations du DOJ le sont, que des enquêtes ont commencé en 2010 et se sont étendues jusqu'à la fin de 2014.
En ce qui concerne le paiement de l'amende, vous avez l'air de considérer qu'il y a là derrière quelque chose de trouble et de bizarre. Ce n'est ni trouble ni bizarre, monsieur le président. Entre-temps, nous avions conclu une transaction avec General Electric qui devait se traduire par le versement à Alstom de pas mal de milliards. Nous avons demandé aux autorités judiciaires de décaler le paiement, ce qu'ils font très classiquement, monsieur le président, contrairement à ce qu'on dit. Des entreprises qui étaient en situation difficile ont même eu des années pour régulariser leur situation. Je ne pense pas que le DOJ ait pour objectif de mettre à terre une société dont il sollicite le versement d'une amende. Nous leur avons dit que nous allions recevoir prochainement une somme importante, que nous allions utiliser pour payer l'amende.
Si ce n'était pas un problème, pourquoi ne pas avoir payé dans les dix jours, comme le demandait le DOJ ? Pourquoi avoir eu besoin de faire citer General Electric comme caution en quelque sorte ?
GE n'était absolument pas caution. Si la transaction ne s'était finalement pas faite, nous aurions trouvé un autre moyen de payer. Pendant le temps où la négociation s'est faite, notre activité commerciale a été extrêmement mauvaise, avec un cash-flow négatif – lequel, entre parenthèses, selon les accords que j'avais négociés, a été intégralement payé par GE. Nous avions donc une pression sur la trésorerie en raison de cet accord et nous avons demandé au DOJ d'attendre pour que nous les payions avec les milliards de la transaction plutôt que de devoir nous tourner vers les banques pour le faire, et il a accepté. Il est clair que si, pour une raison ou une autre, l'opération ne s'était pas faite avec GE, nous aurions dû régler l'amende comme prévu.
Je n'ai pas d'informations personnelles à ce sujet. Je ne suis pas sûr qu'il y en avait, pour être franc. Mais je peux éclaircir ce point.
Alors, si le Wall Street journal l'a dit… Mon avocat m'a dit qu'ils n'étaient pas présents.
…mais ce qui est certain, c'est que dans le plaider-coupable que vous avez signé le 22 décembre 2014, General Electric est cité. Mais GE n'était pas totalement étranger à cette discussion avec le DOJ, comme vous semblez le dire, de façon assez hautaine.
Non, pas étranger. GE est cité dans le plaider- coupable et le DPA signés tous deux le 22 décembre.
C'est possible. Effectivement, nous vendions cette activité d'Alstom à GE, même si au moment de la négociation avec le DOJ, l'accord n'était pas consommé.
Pour que les choses soient claires, le plaider-coupable d'Alstom SA, la société mère, portait sur deux points : une tenue incorrecte des livres comptables et des contrôles insuffisants.
Vous ne répondez pas à la question. GE est cité dans le DPA, le deferred prosecution agreement de la société Alstom Grid du 22 décembre 2014. On évoque le fait que « la compagnie GE a l'intention d'acquérir Alstom, etc. ». GE était bien partie prenante. Le DOJ ne l'aurait pas cité dans l'accord si GE n'était pas associé, pour confirmer au moins leur intention ultérieure. C'est une chose évidente, mais qui mérite d'être dite sereinement et de façon compréhensible par tous.
Mais vous en tirez… Bon, OK.
Une autre question est le paiement de l'amende par les actionnaires d'Alstom. Comment peut-on imaginer que GE aurait pu payer l'amende ?
D'abord, l'amende ne constituait pas une question spécifique. L'accord entre GE et Alstom prévoyait que tous les éléments de l'actif et du passif liés à Alstom Energie relevaient de GE, tous les actifs et passifs liés à la branche Transport relevaient d'Alstom. L'affaire du DOJ entrait dans le passif lié à l'énergie qui relevait de la responsabilité de GE. Il n'y a pas eu de traitement particulier de l'amende. Il se trouve qu'à l'extrême fin de la discussion avec le DOJ, celui-ci a dit que, dans le cadre de la transaction qu'il était prêt à passer avec nous, il fallait que nous renoncions à cette clause de transfert de l'amende à GE. C'est arrivé à la dernière minute. Est-ce que cela m'a fait plaisir ? Pas vraiment. Je me suis posé la question de savoir si, oui ou non, je signais cet accord. J'avais la possibilité de ne pas le signer et de laisser la procédure se poursuivre. J'ai considéré qu'il était dans l'intérêt d'Alstom de signer.
Quel impact cela a-t-il eu sur l'accord avec GE ? Dans une opération d'un montant de plus de 12 milliards, il y a un certain nombre de plus et un certain nombre de moins. L'amende a été un gros moins ; mais il y a eu un certain nombre de plus, ce qui fait que, l'un dans l'autre, leur cumul représentait 1 % à 2 % du montant total. C'est pourquoi j'ai dit à l'assemblée générale des actionnaires que le deal n'était pas fondamentalement modifié par cet événement. Les actionnaires n'ont pas semblé m'en tenir trop rigueur, puisqu'ils ont approuvé la transaction à 99,2 %.
Lorsque vous dites à vos actionnaires que l'amende pénale infligée à Alstom SA comme personne morale sera payée par GE au titre du poste « divers » du passif d'Alstom « Énergie », avez-vous l'assurance que ce sera possible en droit ? L'avez-vous fait vérifier par votre excellent avocat américain ?
Je ne sais pas qui a fait quelles vérifications – mais on reparlera des honoraires des avocats : nous n'en manquions pas ! Nous avons considéré qu'effectivement c'était possible, et mon avocat M. Luskin, excellent avocat en effet, a été tout aussi surpris que nous quand il a appris le refus des autorités d'un paiement par GE.
Or GE a déterminé le prix qu'il était prêt à payer en tenant compte des plus et des moins annexes à l'opération. Je ne sais pas quelle valeur il a attribué au risque juridique de l'amende, mais il va de soi que, quand on vend une maison, le prix n'est pas le même s'il y a une hypothèque ; dans ce cas il y avait une hypothèque. Le prix de rachat proposé par GE aurait été différent s'il n'avait pas inclus ce passif potentiel. Au total, vous pouvez soutenir, et je ne vous contredirai pas sur ce point, que les actionnaires d'Alstom SA ont, en quelque sorte, payé deux fois, c'est vrai. Mais vu le vote qu'ils ont émis, je pense qu'ils ne m'en ont pas vraiment tenu rigueur. En tout cas, l'amende n'a pas été traitée différemment de tous les actifs et les passifs liés à la branche « Énergie ». Encore une fois, j'aurais pu dire que je n'acceptais pas cette clause et que je poursuivais la procédure. Nous en avions parfaitement la possibilité dans le cadre de l'accord avec General Electric.
S'agissant maintenant de la situation de M. Pierucci, vous avez évoqué l'aspect humain. C'est très clair, le sujet est très sensible et très douloureux, pour M. Pierucci au premier chef, mais aussi pour l'ensemble de ses collègues et des dirigeants de la société, à commencer par moi-même. À partir de son arrestation, qui nous a surpris et choqués, nous avons fait tout ce qu'il était possible de faire pour l'aider à se défendre. Nous avons proposé de recourir à un avocat de très haut niveau et, contrairement à ce qui a été dit, parfaitement indépendant d'Alstom et qui n'avait à rendre compte qu'à M. Pierucci. Nous avons pris en charge les coûts correspondants. Nous avons proposé de payer la caution pour sa libération, mais les procureurs l'ont refusé. Nous avons dû interrompre cette prise en charge et mettre fin à son contrat de travail quand il a plaidé coupable. En effet, le droit des sociétés, aux États-Unis, ne permet pas de continuer à défendre et à payer un salarié quand il reconnaît qu'il est coupable de violation de la loi. Je le répète, c'est une situation très difficile, très douloureuse, très sensible. Je considère avoir, dans un cadre juridique contraint, agi au mieux de ce que je pouvais faire dans ce domaine.
Les faits pour lesquels il a plaidé coupable sont les mêmes que ceux pour lesquels Alstom a ensuite plaidé coupable. Une fois cela fait, n'y avait-il pas moyen de lui accorder une réparation sur le paiement de ses frais et sur les conditions de son licenciement ?
Alstom SA a plaidé coupable pour contrôle insuffisant et pour écritures comptables fausses, puisque nous avions enregistré de manière erronée une somme qui s'est avérée correspondre au versement d'un pot-de-vin. Je le répète, j'ai fait tout ce qu'il était possible de faire pour aider M. Pierucci, que je connais et dont il est clair qu'il n'a absolument rien fait dans cette affaire pour son intérêt personnel. En tout cas, personne n'a jamais mis M. Pierucci en cause pour quelque élément que ce soit de ce type. J'ai fait ce qu'il était possible de faire. Nous ne pouvions ni maintenir son contrat de travail ni payer les frais de sa défense.
Je comprends la décision que vous avez dû prendre dans l'urgence. D'autres entreprises ont vécu une situation similaire. Mais ce que vous ne pouviez faire dans l'urgence, vous pouviez le faire après. Vous avez signé un plaider-coupable et le DPA le 22 décembre 2014, vous êtes resté le PDG d'Alstom jusqu'en 2016. Pourquoi n'avez-vous pas essayé de régler la question de son licenciement dans de bonnes conditions avec son nouvel employeur, GE, auquel il avait été transféré si je ne m'abuse, et a posteriori, de régler la question des honoraires d'avocat ? Il me semble que cela aurait été la moindre des élégances à titre humain et personnel.
Il n'y a pas eu de possibilité de traiter positivement ce sujet. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Je crois comprendre qu'il y a, aujourd'hui, un contentieux juridique entre M. Pierucci et General Electric.
J'ai recherché les solutions d'un accord. Il n'est pas intervenu.
Sur les questions de corruption, monsieur le président – nous parlons depuis un moment, je ne voudrais pas qu'on oublie la logique industrielle de cette opération et je m'aperçois que c'est parfois le cas…
On ne l'oublie pas, mais je ne voudrais pas vous garder jusqu'à 23 heures. Nous découvrons des choses intéressantes sur la procédure, qu'on n'avait pas forcément évoquées jusque-là. Mais s'il faut rester jusqu'à 23 heures pour parler de choix industriels, nous le ferons bien volontiers.
À votre disposition.
Sur les phénomènes de corruption, je voudrais, si vous le permettez, expliquer de nouveau de quoi il s'agit. Lorsque vous faites appel à un avocat extérieur, alors que vous avez 250 juristes à l'intérieur de la société, ce n'est pas pour corrompre un juge. Quand vous faites appel à une société de communication, alors que vous avez vos propres équipes de communication, ce n'est pas pour corrompre des journalistes. Faire appel à des consultants extérieurs pour nous appuyer sur un dossier, et cela à la marge car plus de 95 % des forces en action sont celles de l'intérieur, n'est pas en soi répréhensible. Il s'agit là d'un gros projet, comme il n'y en a pas si souvent dans ce pays, et nos forces propres ne peuvent couvrir entièrement ce type de contrat. Le recours à des consultants n'a donc rien en soi d'illégal, sauf si l'on cherche à faire faire ou si on laisse faire par ces consultants des choses que l'on ne veut pas faire soi-même. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place un système très lourd et très centralisé pour contrôler ce qui se passait. Un contrat suspect ou sur lequel il y a eu un acte illégal, c'est un contrat de trop ; cinq, dix contrats de ce type, ce sont des contrats de trop. Mais pendant la période où j'étais à la direction générale d'Alstom, nous avons signé plusieurs dizaines de milliers de contrats pour 250 à 300 milliards d'euros.
Comment faire alors ? Nous affichons un objectif de tolérance zéro et d'application partout dans le monde, des lois et règlements relatifs au commerce international. Nous mettons en place des procédures que, jour après jour, mois après mois, j'ai renforcées. Nous vérifions, par des audits extérieurs, la moralité de la personne avec laquelle nous allons travailler, si l'argent qu'on lui verse correspond à ce qu'était sa mission. Et, je crois que M. Vigogne a eu l'occasion de le dire, on se dote de moyens de plus en plus lourds pour réaliser ces contrôles. C'est ce que nous avons fait. Y a-t-il des « trous dans la raquette » sur des dossiers anciens ? Oui. Si quelques cas plus récents ont été mentionnés, la raison en est simple : nous avons commencé à travailler sur les flux, pour ne pas créer de nouveaux problèmes, donc sur les nouveaux contrats de consultants dans tel ou tel pays. Une fois assurés que le filtre mis en place pour le recrutement de ces consultants était efficace, nous avons, dans un deuxième temps, contrôlé les paiements. Les dossiers les plus récents correspondent aux derniers paiements sur des contrats anciens, auxquels nous avons mis fin systématiquement.
Je ne sais pas ce que vous appelez « ancien ». Nous n'avons pas la même définition. Il y a quatorze ou quinze enquêtes en cours concernant Alstom, vous plaidez coupable et il y a déjà eu trois condamnations. Pour le métro de Budapest, contrat signé en 2006 si je ne m'abuse, deux enquêtes sont en cours, au Royaume-Uni et en France. Une enquête est aussi ouverte en France pour un contrat de livraison de locomotives au Kazakhstan en 2010, en 2008 pour le projet Taharan…
Ce que le juge pénal retient, en France, ce sont les derniers versements, dans la limite de quinze ans. Au-delà il y a prescription. En 2007, c'était en Lettonie. Bref, tout cela n'est pas si ancien que vous semblez le dire. Cela fait un volume d'opérations assez inédit pour une seule entreprise. Je reconnais que le marché était très difficile, et qu'à une époque l'entreprise a dû se battre. Vous vous êtes battus.
Je vous remercie de le reconnaître, mais cela n'explique absolument pas les faits dont vous parlez. Notre politique constante a été la tolérance zéro. Je ne voudrais pas que la lecture de cette liste donne le sentiment qu'il existe un problème systémique. C'est l'inverse. Nous avons centralisé le contrôle. Quand vous avez envie de tricher, mettre la procédure de contrôle à côté de votre bureau n'est pas la chose à faire ! Dans ce cas, on a plutôt tendance à décentraliser en disant : débrouillez-vous, je ne veux rien savoir. Chez nous, c'est l'inverse. Nous avons considéré que, dès que quelqu'un voulait prendre un consultant, le risque pour la renommée d'Alstom et le risque financier étaient trop importants, et nous voulions donc pouvoir contrôler.
En ce qui concerne ensuite les coûts de la cession, même si je ne vois pas quel est le lien direct avec ce qui nous occupe, je peux dire que nous avons travaillé avec deux banques d'affaires et non une comme l'a dit mon éminent successeur Henri Poupart-Lafarge, soit la banque Rothschild et Bank of America Merrill Lynch. Nous avons eu recours à un certain nombre d'avocats car, de mémoire, la seule table des matières de l'accord entre Alstom et GE fait quarante ou cinquante pages. L'accord était complexe et, de plus, il fallait établir un dossier pour passer devant chaque autorité de la concurrence dans de nombreux pays. Cela a été coûteux. Le chiffre de 300 millions de frais figure dans un rapport de l'AMF sur l'offre publique de rachat d'actions. En fait, il s'élevait entre 250 et 300 millions, mais comme dans ce rapport les chiffres sont en milliards, on a arrondi à 0,3 milliard, ce qui donne 300 millions. De mémoire, c'était plus près de 250 que de 300 millions. Sur cette somme, l'ordre de grandeur des honoraires est de 100 millions, dont 20 % pour les deux banques d'affaires et 80 % pour les avocats. Les 150 et quelques millions qui restent correspondent à des frais de tous ordres, en majorité des impôts et taxes.
Ils ne l'ont pas dit, mais étant donné le nombre d'avocats que nous avions face à nous, sauf à avoir très bien négocié avec eux, ils ont payé encore plus cher. Cent millions d'honoraires c'est énorme, mais sur une opération aussi complexe de 12 milliards, je ne sais pas si c'est vraiment atypique.
Vous n'avez pas cité les agences de communication. Elles se contentent de miettes, sans doute.
Deux points encore. D'abord, Bouygues est devenu votre actionnaire de référence à partir de 2012. À cette époque, les espoirs de Martin Bouygues sur l'alliance entre le nucléaire et le béton ne se sont pas réalisés, il cherche à se désengager ; un nouvel acteur est entré sur le marché des télécommunications et il cherche des liquidités, vend un certain nombre d'actifs et ne participe pas à l'augmentation de capital d'Alstom que vous réalisez en 2012. Avez-vous le sentiment que Bouygues était prêt à vous soutenir durablement dans votre combat pour la survie d'Alstom ou l'attitude de votre actionnaire de référence vous a-t-elle engagé à envisager l'avenir différemment, par réalisme ? J'ai cru lire quelque part que vous aviez informé Martin Bouygues de vos intentions le 23 avril 2014, soit le jour même où l'agence Bloomberg a publié sa dépêche. Conformez-vous ces dates ?
Non. Monsieur le président, merci de cette clarification. Bouygues est entré au capital d'Alstom en 2006 et a été un excellent actionnaire, j'avais une relation très confiante avec Martin Bouygues. Le mythe selon lequel c'est lui qui m'a envoyé au casse-pipe est contraire à la réalité.
Au casse-pipe ! N'employez pas des mots qui font de la réalité une sorte de fantasmagorie. Bouygues pouvait dire : je souhaite me désengager, trouve-toi un autre actionnaire de référence.
Tel n'a pas été le cas. M. Bouygues a été auditionné par la commission. Je n'ai pas lu les détails de ses propos, je m'en excuse, mais il a dû vous dire que, sur toutes ces opérations avec General Electric, il a déclaré dès le premier jour qu'il s'engageait à soutenir ce que le conseil d'administration d'Alstom trouverait bon et à voter dans ce sens et il l'a fait par écrit. Il voulait éviter la critique, qu'on n'aurait pas manqué de lui faire, qu'il cherchait à privilégier l'intérêt de l'actionnaire par rapport à celui de l'entreprise.
Martin Bouygues a rencontré M. Immelt le 13 mars. Celui-ci, avant de revenir vers nous pour dire qu'il était prêt à discuter, voulait vérifier ce qu'il en était avec l'actionnaire principal, ce qui est classique.
Cela dépend à quel moment. Bouygues avait 30 % du capital. La petite augmentation de capital en 2012 pour financer l'achat de Transmashholding a fait diminuer très peu sa part. Bouygues a dû passer une provision pour dépréciation de l'actif de 1,5 milliard en 2013. En spéculant un peu, je dirai que la valeur des actions d'Alstom dans ses livres devait être de 2 à 3 milliards.
Je souris un peu en vous entendant dire qu'il s'agit de 3 milliards, mais qu'il ne s'en occupe pas et qu'il laisse faire le conseil d'administration d'Alstom en toute confiance. Il vous laisse décider de tout, il n'a aucune idée et n'anticipe rien à propos de son choix de valorisation ou les conditions dans lesquelles il voudrait se désengager.
L'intérêt de qui détient 30 % du capital de l'entreprise et celui de l'entreprise vont dans le même sens. Il a eu le sentiment que l'opération avec GE était bonne pour Alstom et il l'a considérée bonne pour lui.
Peut-être a-t-il fait cette analyse – que GE était une bonne solution pour Alstom – avant que vous n'en ayez l'idée ?
Avez-vous été au courant d'une étude commandée par l'agence des participations de l'État en octobre 2012 au sujet du désengagement de Bouygues d'Alstom SA et pour voir avec qui marier Alstom ?
J'ai été mis au courant de l'étude de Roland Berger, puisque M. Vallaud m'a appelé à ce sujet, mais de cette première étude, non.
Merci de vos réponses. Mes trois questions sont de nature économique.
Il s'agit d'abord de la possibilité du statu quo pour Alstom. M. Montebourg nous a dit qu'il n'y avait pas urgence. Pourtant, ce n'est pas ce qui ressort du rapport du cabinet Roland Berger commandé par son cabinet. Au contraire, selon ce rapport, Alstom pouvait se trouver dans une crise critique de liquidités d'ici 2016, avec une forte volatilité des paiements. Donc le cash-flow se dégraderait, avec des flux de trésorerie négatifs de 500 millions d'euros par an. Cela figure aux pages 2 et 7 du rapport. Je voudrais donc savoir si, de votre point de vue, le statu quo était envisageable sur le plan économique et si Alstom pouvait rester seul.
En second lieu, y avait-il une alternative ? M. Montebourg nous a dit qu'il existait de multiples possibilités permettant d'éviter un rachat, une OPA ou une vente d'actifs, par exemple de nouer une alliance avec une entreprise nationale, notamment Thales et ses activités signalétiques dans le ferroviaire. Sur un plan théorique, les cabinets de conseil qui ont travaillé sur le dossier évoquent nombre d'options. Le rapport du cabinet Roland Berger – que nous avons auditionné – cite par exemple une alliance avec MAN Diesel ou Rolls Royce, des sociétés dans le secteur des réseaux, des offres compétitives dans les pays émergents, le rapprochement avec Areva ou avec Thales ou une consolidation avec Bombardier. Roland Berger nous a dit aussi qu'ils n'avaient pas eu la possibilité d'étudier les solutions de Siemens ou de General Electric, car pour cette commande, la directive – brief – était d'étudier uniquement des options françaises. Le deuxième rapport dont on parle souvent, le rapport du cabinet A.T. Kearney commandé auparavant par l'Agence des participations de l'État (APE) dit qu'il y a trois scénarios en interne : un scenario industriel français avec Areva, un scenario industriel émergent avec Dongfang et le scénario de la reconstitution d'une activité transport autonome. Il n'est dit nulle part dans ce rapport qu'il n'y a qu'une solution qui serait General Electric. D'un point de vue théorique, existait-il d'autres solutions, et d'un point de vue pratique, y a-t-il eu d'autres candidats à la reprise ?
Enfin, rétrospectivement, étant donné l'évolution du marché de l'énergie depuis 2014, que ce serait-il passé selon vous sur le plan économique, financier, social, en termes d'emplois, si le statu quo avait été maintenu ou une autre alliance contractée – mais à ma connaissance il n'y avait pas d'autre candidat. Faisons donc un peu d'économie-fiction.
Le statu quo était sans doute la position la plus confortable. D'ailleurs, on me reprochait en 2014 de m'agiter autant. Mais il aurait conduit l'entreprise dans le mur. Le pronostic vital était engagé pour la branche énergie, qui aurait probablement entraîné la branche transport dans sa chute. Je regardais, en préparant cette audition, les derniers documents émis par Siemens, GE etc. Ils disent en substance que le marché de l'énergie a connu des bouleversements inédits par leur ampleur et par leur vitesse. Je voyais qu'on arrivait sur un mur, et on y est arrivé encore plus rapidement que je ne l'anticipais à l'époque. Ne pas bouger aurait donc été une faute grossière et c'est très légitimement que ceux qui auraient fait l'analyse post mortem auraient demandé pourquoi un chef d'entreprise bien payé n'avait pas cette capacité d'anticipation qu'on attend de lui. Par exemple, le marché des turbines à gaz, qui comportait de gros enjeux de recherche-développement, était à l'époque de 300 à 400 unités par an ; selon Siemens, il est maintenant de 100 turbines, avec une capacité de production mondiale de 400 unités. La consolidation du secteur était nécessaire. Ce qui m'a, si je puis dire, arraché les tripes, c'est qu'Alstom a été le consolidé, pas le consolideur. Dans l'épisode précédent, Alstom avait récupéré le groupe ABB – avec des conséquences d'ailleurs qui auraient pu être fatales, mais c'est un autre problème. Cette fois, il n'était pas en position d'être le consolideur. On est, comme vous le dites, dans l'économie-fiction, mais les arguments sont imparables, la réalité incontournable. Il fallait bouger vite. Si M. Montebourg ne partage pas cette opinion, j'en suis triste.
Y avait-il une alternative ? L'accord avec GE laissait toute possibilité à qui que ce soit de faire une autre offre. C'est ce qu'on fait Siemens et Mitsubishi. On a jugé leur proposition inapplicable, car elle conduisait à découper en tranches l'activité énergie. Or si une entreprise n'a pas la taille critique nécessaire, ses fragments l'auront encore moins. Il se posait en outre de gros conflits d'intérêts. Des gens compétents et indépendants ont donc décidé contre, et je partageais cette opinion. Le cabinet Roland Berger fait toute une liste de possibilités. Mais comment se fait-il alors que ces partenaires théoriques ne se soient pas manifestés ? Il est plus facile d'écrire que de faire. Alors que nous avions un partenariat avec Dongfang, croyez-vous que je n'aie pas essayé de voir comment s'organiser, entre la Chine et le reste du monde ? Je les ai vus cent fois. Mais rien n'était possible. Ils préféraient se débrouiller seuls.
L'étude A.T. Kearney, faite en 2012, trouve une certaine pertinence à un rapprochement avec Mitsubishi, sur les marchés et pour l'emploi car c'était la solution qui présentait le moins de doublons.
Je l'ai étudié, monsieur le président et je suis allé les voir, comme je suis allé voir le monde entier. Je ne parle pas ici du projet ultérieur Siemens-Mitsubishi : Siemens reprenait la partie rentable, le gaz, en arrêtant d'ailleurs la production de turbines, et Mitsubishi une participation dans nos activités résiduelles. On se serait retrouvé en concurrence avec Mitsubishi, actionnaire minoritaire d'Alstom tout en continuant à proposer lui-même les mêmes produits sur le marché : cela n'avait pas de sens. Auparavant, j'étais allé voir Mitsubishi pour essayer de monter avec eux une opération équilibrée en créant ensemble le vrai numéro trois du secteur, concurrent de Siemens et de General Electric. Cela n'a rien donné. Dans les groupes d'ingénieurs, chacun considère qu'en dehors de son pré carré, tous les autres sont moins bons.
Ils ont regardé la proposition, et ont répondu qu'ils n'avaient pas envie de se marier avec nous mais de continuer seuls.
Votre troisième question reprenait un peu la première, monsieur le rapporteur : Où en serait-on aujourd'hui ? Je pense que l'entreprise aurait fait un des plans sociaux les plus dramatiques que l'on ait vu en France, qu'elle serait sans avenir. Au risque de choquer certains, je le dis de nouveau : cette opération a permis de sauver des milliers d'emplois en France et des dizaines de milliers d'emplois en Europe et dans le monde.
Monsieur Kron, ce n'est pas la première fois que nous nous rencontrons. J'admire toujours autant votre talent. Peut-être avez-vous raté votre carrière : au lieu d'être capitaine d'industrie, vous auriez dû être romancier. Vous êtes très fort pour raconter des histoires. Vous le faites d'une façon qui est forcément à votre avantage, mais qui ne me convainc jamais. Vous nous avez raconté à l'époque que le mariage entre General Electric et Alstom se faisait entre égaux et ne conduirait évidemment pas à la disparition d'Alstom Energie. On allait mettre en place des co-entreprises, co-dirigées par les Français et les Américains. Comme nous le craignions et l'avions dénoncé, la réalité, c'est l'absorption d'un fleuron de l'industrie française par un groupe américain dans un secteur stratégique. Vous nous aviez dit que GE avait pris un certain nombre d'engagements à l'époque, et vous parlez d'emplois. Malheureusement, ces engagements ne sont pas respectés. Il y a tout ce qui concerne le secteur hydroélectrique, mais aussi des craintes sur l'emploi à Belfort.
Il y a donc un très grand décalage entre la jolie histoire que vous nous racontiez à l'époque, ce que vous nous racontez aujourd'hui et ce qui s'est passé en réalité. C'est un scandale et un drame pour l'industrie française que d'avoir perdu un tel fleuron, et ce drame, c'est vous qui en avez été l'acteur.
Vous nous avez aussi raconté à l'époque que grâce à la vente de sa branche Energie, Alstom allait avoir les moyens de développer sa branche Transport et que celle-ci resterait française. Vous disiez même que si on ne vendait pas Alstom « Énergie », on ne pourrait pas sauver Alstom Transport. Qu'en est-il ? Alstom Transport est absorbée par une entreprise allemande, Siemens. Vous avez, en quelques années, démantelé un fleuron de l'industrie française vieux de cent quarante ans. C'est ce que je vous reproche. Je vous reproche encore plus de ne pas l'avoir assumé et de ne toujours pas l'assumer aujourd'hui, d'avoir fait croire aux Français que vous sauviez cette entreprise alors que vous l'avez sacrifiée.
Mais vous avez un tel talent de romancier – dans votre retraite, je vous assure, écrivez des livres – que vous nous avez encore raconté une autre histoire : la cession d'Alstom Energie à une entreprise américaine n'a absolument rien à voir avec le fait que, dès 2010, un certain nombre d'enquêtes ont été lancées aux États-Unis contre l'entreprise, et qu'en 2013 un de ses cadres a été emprisonné. Et c'est bien sûr pure coïncidence si les enquêtes s'arrêtent le lendemain du jour où cette entreprise française a été vendue à une entreprise américaine. Cela n'a rien à voir avec le fait que c'était la cinquième entreprise étrangère déstabilisée par des actions du DOJ que General Electric rachetait. Il ne faut pas se moquer de nous, monsieur Kron. Bien évidemment, vous craigniez des poursuites qui auraient pu remonter jusqu'à vous après avoir atteint un de vos cadres, et vous craigniez très fortement de subir une amende de plus d'un milliard d'euros – même si elle a finalement été moindre. Il n'y a pas de hasard dans la correspondance du calendrier judicaire et de celui de la vente.
Je vais donc vous poser de nouveau des questions qui vous ont déjà été posées, car vous êtes cette fois, à la différence des auditions précédentes, devant une commission d'enquête et vous déposez sous serment.
Avez-vous bradé Alstom pour échapper à des poursuites qui pouvaient vous viser personnellement, cédant ainsi à un chantage exercé par les États-Unis ? Si ce n'est vous directement, le fait que les poursuites pouvaient entraîner des sanctions pour l'entreprise a-t-il une incidence sur la vente à GE, pour faire cesser les poursuites ? Si le cas était isolé, on pourrait vous croire. Mais, et vous le savez très bien, il y a beaucoup d'autres exemples aux États-Unis où le DOJ lance des enquêtes, comme par hasard, et déstabilise une entreprise étrangère qui est finalement rachetée par une entreprise américaine. Est-ce un pur hasard ?
Enfin, qui en France, au plus haut niveau de l'État, était au courant ? Je ne comprends pas que dans un secteur stratégique, l'énergie, le nucléaire, on ait fermé les yeux sur ce qui s'est passé. Qui était au courant ? Le Président de la République de l'époque ? Son conseiller spécial à l'Elysée ? M. Montebourg, évidemment était au courant. Et qui a donné le feu vert pour que cette vente se réalise et que ce fleuron industriel français disparaisse ?
Je m'associe pleinement aux questions de M. Fasquelle et à ses conclusions.
Je reviens précisément sur la chronologie. D'abord, qui prend la décision de publier un profit warning le 21 janvier 2014 ? La conséquence a été de faire s'effondrer le cours d'Alstom et de rendre la vente plus facile. Pourquoi la présentation des résultats en novembre ne l'anticipait-elle pas ? Et comment aussi l'expliquer, quand, le 19 décembre, le conseil d'administration vote une prime exceptionnelle de 4,1 millions d'euros en votre faveur – bien sûr, pour vous, quatre millions, ce sont des clopinettes – et des dividendes de quatre milliards d'euros pour les actionnaires ? Finalement, les résultats du deuxième semestre sont bénéficiaires de 340 millions d'euros ! Alors pourquoi ce profit warning à ce moment-là ? Qui l'a décidé ?
Ensuite, quelles garanties avez-vous eues, avant de vous rendre aux États-Unis le 24 mars ? Pourquoi n'avez-vous pas été arrêté comme Frédéric Pierucci, alors que le même jour, aux Îles Vierges, votre ancien vice-président pour la zone Asie était arrêté ? Comment saviez-vous que vous n'iriez pas en prison ?
Qui prend la décision d'ouvrir une data room le 3 avril ? Relève-t-elle du seul PDG ? Quelles sont les conséquences prévisibles à votre avis ?
Enfin, vous avez jugé « obscène » de mentionner la thèse que vous qualifiez de « complotiste ». Au vu des éléments dont nous disposons, je ne la trouve pas si complotiste que cela. Mais vous-même, ne trouvez-vous pas obscène de venir ici parmi nous et d'arborer la Légion d'honneur, alors que l'honneur voudrait peut-être que vous soyez en prison à la place de M. Pierucci ?
Ma question sera plus posée, mais j'aimerais revenir sur les événements de 2015. Vous considériez impossible toute alliance avec Siemens, vous disiez qu'elle serait contraire aux intérêts des clients, des actionnaires et des salariés d'Alstom et même qu'elle se traduirait par « un bain de sang social ». Vous ajoutiez que votre priorité était de vous assurer de la solidité d'Alstom Transport. En avril 2015, un mois plus tard, vous affirmiez que vos banquiers ne se poseraient aucune question sur l'avenir de l'entreprise, car Alstom Transport avait la taille critique requise. Que pensez-vous aujourd'hui du rapprochement scellé pour fin 2018 entre Alstom Transport et Siemens ?
Ma première question est d'ordre économique. Vous avez cédé la branche Energie pour qu'Alstom Transport puisse renaître de ses cendres. Qu'avez-vous suggéré comme stratégie, comme dialogue avec l'État pour pérenniser le projet industriel d'Alstom Transport, au-delà de l'achat et de la programmation d'achat de rames de trains, qui n'étaient pas forcément attendus, ni nécessaires pour l'État français et la SNCF ?
En second lieu, Alstom a vendu des projets qu'il n'était pas capable de réaliser pour gagner des commandes face à Siemens. Je pense au métro de Lille, qui n'est toujours pas en fonction – et ce marché a été gagné quand vous étiez PDG.
Enfin, s'agissant de votre responsabilité humaine et de chef d'entreprise et de votre ex-salarié Frédéric Pierucci, je m'interroge sur la chaîne de responsabilité et de management de l'entreprise. Quels sont les cas de corruption dont vous avez été informé et quand ? Et s'agissant de M. Pierucci, vous avez dit avoir fait tout votre possible pour trouver un accord amiable. Merci de nous exposer cela en détail.
Monsieur Kron, nous allons vous laisser répondre à cette première série de questions, sachant qu'il y en a autant ensuite.
Monsieur le président Fasquelle, je ne suis pas un bon romancier et je ne le deviendrai pas. Mais je suis probablement un mauvais avocat, puisque, audition après audition, vous reprenez les mêmes arguments…
D'abord, pour réagir à votre préalable, je ne suis pas le promoteur des joint-ventures, les co-entreprises. Elles ont été proposées par M. Montebourg et ont été acceptées par GE et Alstom, ce qui a conduit en juin 2014 à la signature d'un accord type dont M. le ministre vous a parlé. GE avait accepté ces co-entreprises car cela permettait de conserver la logique globale de l'opération et j'ai accepté car cela fournissait à Alstom une garantie de sortie dans des conditions économiques qui ne me paraissaient pas modifier l'économie générale du projet.
Pour en venir à votre question, je l'ai dit et maître Luskin l'a confirmé, je n'ai été soumis à aucun chantage. Cela ne vous convainc pas. Que voulez-vous que je fasse de plus ? Je le répète sous serment, je n'ai jamais reçu de menace ni été soumis à un chantage ou des pressions.
Si, vous m'avez demandé si j'étais visé à titre personnel pour « brader » ainsi l'entreprise. Mais puisque je réponds à côté de la question, semble-t-il, permettez-vous, monsieur le président, qu'on la formule de nouveau ? En gros, je n'ai été soumis à aucun chantage, point.
C'est un peu trop facile, cette défense, avec votre avocat américain qui fait sa petite déclaration. Je n'ai pas de raison de remettre en cause votre parole car, évidemment, on ne trouvera pas trace de poursuite particulière à votre encontre. Vous n'avez pas été convoqué ni auditionné par la justice américaine. Il n'empêche que les procédures engagées à partir de 2010, le fait qu'un de vos cadres soit mis en prison en 2013, cela a créé un climat, fait pression sur vous et, au moment où vous avez pris la décision que vous avez prise, vous ne pouviez pas en faire abstraction. Ne racontez pas d'histoire.
Vous donnez les réponses en posant les questions. Je ne peux que m'inscrire en faux, monsieur le président. Je n'ai subi aucune pression. L'accord que j'ai signé avec les autorités américaines, s'il actait que certaines filiales avaient été associées à des actes de corruption, reconnaissait que pour Alstom SA il s'agissait de fautes de nature comptable et d'insuffisance de contrôle interne. Je répète que je n'ai eu de cesse, pendant les douze années où j'ai eu l'honneur de diriger cette entreprise, de renforcer en permanence tous les dispositifs. Nous signons des dizaines de milliers de contrats pour des centaines de milliards d'euros dans une centaine de pays avec des acheteurs publics. Il était important de protéger l'entreprise contre des actes délictueux. C'est ce que j'ai essayé de faire.
Monsieur Kron, vous répondez toujours à une question qui n'est pas exactement celle qui a été formulée et, ce faisant, vous la caricaturez un peu. L'enquête des autorités américaines a duré quatre ans, a été soutenue et a relevé de très nombreuses « fautes comptables » dans votre version, mais qui sont en réalité des faits de corruption. Il est donc incontestable que, dès lors, vous encouriez, y compris à titre personnel, un risque de poursuites…
Vous n'encouriez aucun risque de poursuite à titre personnel ? En tant que président d'une entreprise qui a plaidé coupable, vous ne vous êtes jamais senti concerné ?
Mais non, puisque, depuis que je suis entré dans cette entreprise, je n'ai eu de cesse de mettre en place des dispositifs qui la préservaient contre des actes délictueux.
Il n'empêche que les faits délictueux ont continué et que ceux pour lesquels vous avez plaidé coupable se sont déroulés à l'époque où vous étiez PDG.
Je le répète, nous avions des milliers de commerciaux dans le monde entier, nous avons signé des dizaines de milliers de contrats pour des milliards d'euros de commandes. Dans un tel cas, pour s'assurer du respect des lois, on met en place des procédures, on les renforce, on se donne des moyens pour les contrôler. C'est ce que j'ai fait.
Et vous aviez la prudence de ne jamais signer personnellement un contrat de recrutement d'un consultant. Il y avait douze ou treize signataires, mais jamais vous.
Je vous ai répondu que l'entreprise n'était pas sous pression en raison des enquêtes, dont celle du DOJ. Nous l'avons gérée, nous avons payé l'amende et, finalement, le retour aux actionnaires a été de 13,2 milliards. Si nous n'avions pas payé l'amende, la somme aurait peut-être été un peu plus élevée. Mais enfin, les actionnaires ont approuvé l'opération à 99,2 %.
Qui était au courant ? Le nombre d'études qui ont été faites prouve que le fait qu'Alstom pourrait un jour avoir des problèmes n'était pas un secret bien gardé. J'avais appelé l'attention du Gouvernement sur les difficultés. Je répète que je n'ai pas eu la possibilité de communiquer avec le Gouvernement dans les conditions où GE et nous-mêmes avions l'intention de le faire, car il y a eu une fuite. Lorsque je suis parti le 23 avril au matin pour négocier avec GE, je ne savais pas si nous aurions un deal ou pas. Finalement, dans la journée, nous avons réussi à trouver des solutions sur les points majeurs sur lesquels nous avions des désaccords.
Vous venez de dire que vous aviez appelé l'attention du gouvernement sur la situation difficile dans laquelle se trouvait Alstom. Ce n'était pas un secret de Polichinelle et la multiplication des études le montre tout à fait.
Il y a eu un changement de majorité et de gouvernement en mai 2012 et, visiblement, ce n'est pas avec M. Montebourg que vous aviez les relations les plus privilégiées. Mme Batho, membre de notre commission d'enquête, qui ne peut être présente aujourd'hui, était membre du gouvernement. Elle dit être allée inaugurer une usine en votre présence avec le Premier ministre et M. Montebourg, et, selon elle, aucun d'eux n'était au courant de ces difficultés. Avec qui, précisément aviez-vous eu ces échanges au niveau des pouvoirs publics ?
Notamment avec M. Montebourg. Je lui ai parlé de la situation, sinon il n'aurait pas demandé une étude au cabinet Roland Berger. Il n'en a pas demandé pour chaque société du CAC 40.
Est-ce que j'ai parlé avec le secrétaire général adjoint des problèmes que j'avais ? Ce n'est pas impossible, en effet.
Le problème d'Alstom n'est pas né un beau matin. Il existait et la situation s'est progressivement dégradée car le marché est devenu plus difficile.
Je peux apporter une précision sur qui était au courant. On nous fait parfois croire que personne ne savait et que le ministre avait découvert un beau matin qu'il y avait un problème dans une entreprise. Pourquoi pas… Le rapport A.T. Kearney n'a été une surprise pour personne. Cette société nous a dit clairement que le cabinet de M. Montebourg était présent lorsqu'ils ont rendu leur rapport le 18 janvier 2013. Dès lors, ou le cabinet du ministre ne l'a pas averti de ce rapport, faisait cela dans son dos ou le ministre et son cabinet étaient parfaitement au courant de ce rapport remis début 2013, après que le cabinet A.T. Kearney avait travaillé toute l'année 2012. Et déjà, à cette époque, les cabinets ministériels étaient au courant de l'existence d'un problème sinon ils n'auraient pas demandé ce rapport. Quand même, quand on est ministre de l'économie, on ne découvre pas un tel problème pour une telle entreprise deux jours avant la cession.
C'est bien la question. Cela étant, ce n'est pas M. Montebourg qui a commandé ce rapport à A.T. Kearney en 2012. Les cabinets dont l'expérience est modeste ne portent pas grande attention aux rapports qu'ils n'ont pas commandés eux-mêmes et à ce qu'un ministre a demandé, a fortiori quand il ne les en a pas informés. Si, en 2012, vous informez les autorités au plus haut niveau de vos difficultés, notamment le secrétaire général adjoint de la Présidence de la République, que celui-ci passe commande d'un rapport sur les nouvelles options d'alliance à l'avenir pour Alstom et qu'il ne se passe rien après, cela pose problème. Pourquoi, pendant deux ans, les pouvoirs publics n'ont pas anticipé, c'est une question qui nous interpelle. Mais vous n'en avez pas la réponse.
Non. Encore une fois, le problème n'est pas né brutalement. Sur les cinq dernières années, Alstom avait eu, à quatre reprises un cash-flow négatif. On constatait que tous les indicateurs passaient au rouge. Cela étant, je n'ai pas dit en 2015 et je ne dis pas qu'Alstom serait mort au lendemain du jour où nous avons signé l'accord avec GE si cet accord n'avait pas existé – même si le marché s'est dégradé plus rapidement que je ne le pensais. Je dis que le pronostic vital était engagé à moyen terme. La solution la plus simple était de ne pas agir mais en tant que responsable, j'ai considéré que je ne pouvais pas le faire.
Sur ce point, je partage votre analyse. Ce qui me gêne, c'est que des pouvoirs publics qui ont entendu ce message en 2012 n'aient rien fait. Or certains sont venus devant la commission d'enquête de l'Assemblée dire qu'ils n'avaient pas été mis au courant, que l'accord était déjà ficelé, qu'ils ne pouvaient rien faire. C'était leur responsabilité politique d'anticiper un plan B, mais pas quinze jours avant, je vous en donne acte.
Je voudrais mentionner un autre point, que M. Fasquelle avait aussi soulevé, mais je ne voudrais surtout pas prendre le risque de déformer ses propos. Si cette opération s'est faite à une vitesse inhabituelle, c'est qu'il ne pouvait en être autrement. En effet, dès qu'on annonce qu'on discute avec GE, on inscrit sur le front des commerciaux d'Alstom qu'ils ne sont plus en état d'être des acteurs indépendants sur la durée. Et si l'on doute de la capacité d'Alstom à assurer pendant les quelques années qui suivent, on ne prend pas de risque et on va voir le concurrent. Il y avait une tendance, et après la cession elle s'est renforcée. C'est pourquoi je maintiens que la situation aurait été horrible si nous n'avions rien fait.
On m'a interrogé ensuite sur des éléments précis de calendrier. Mon rôle, en tant que président, est d'arrêter les comptes de la société. Ils sont préparés par des équipes comptables et audités par les commissaires aux comptes. Si nous avons émis un profit warning, c'est que nous avions des inquiétudes sur ce que serait le cash-flow de l'année. Il y avait des variations importantes et nous redoutions une situation plus difficile qu'elle ne s'est révélée finalement. Selon vous, cela a rendu la vente plus facile, autrement dit, GE a acheté à un prix trop bas. Vous êtes mieux placé que moi pour commenter des résultats de vote, mais les actionnaires avaient soutenu la première opération à 99,2 % et l'offre publique de rachat d'actions à 99,9 %. Ils ne m'ont donc pas tenu beaucoup rigueur.
Quant à savoir pourquoi je n'ai pas été arrêté le 24 mars, votre question est insultante, monsieur le député. Je n'ai pas été arrêté car je n'avais aucune raison de l'être. J'étais aux États-Unis la semaine dernière. Mais sachez que les accords signés avec le DOJ ne remettent nullement en cause la possibilité de poursuivre n'importe quel cadre de la société. Cela figure explicitement dans notre plea agreement, le plaider-coupable. Alors arrêtez ce procès d'intention. Je n'ai bien entendu personnellement rien fait qui puisse me rendre coupable de ne pas avoir respecté la loi.
Je n'ai été l'objet d'aucune menace, d'aucune pression, chantage ou autre. J'ai proposé la vente, mais, monsieur le député, dans une entreprise on ne fait pas tout cela dans son coin, il y a des conseils d'administration, des syndicats, des actionnaires. Toutes ces opérations ont été soumises à la consultation des partenaires sociaux qui, à la majorité, ont soutenu ce projet, aux actionnaires qui l'ont soutenu à 99,2 %.
Je ne comprends pas votre question sur la data room. Bien sûr, nous avons ouvert une data room, c'est-à-dire que nous avons donné à GE accès à quelques informations précises le 3 mars. Ils en avaient besoin, sinon ils ne pouvaient pas faire d'offre, et ils l'ont faite entre le 23 et le 25 avril. Mais je vous rassure : quand Siemens, puis Siemens avec Mitsubishi, ont souhaité faire une offre, d'une part nous avons obtenu de GE un délai pour qu'ils aient le temps de la formuler, d'autre part nous avons accepté qu'un haut fonctionnaire de l'Inspection des finances, M. Prada, fasse un audit pour s'assurer que l'information qui leur était donnée soit strictement la même que celle donnée à GE dans cette fameuse data room.
Pour satisfaire pleinement la curiosité de M. Lachaud, après le 23 avril 2013, date de l'arrestation de M. Pierucci, êtes-vous retourné aux États-Unis ? Il y avait alors une alerte indiquant à trente cadres d'Alstom de ne pas y aller. La menace pour l'entreprise était assez large.
Je n'ai en rien modifié mon programme de voyages. Je suis allé aux États-Unis. L'idée que j'aie pu être interdit de voyage ne repose sur rien. Quant au mail recommandant à une trentaine de cadres de ne pas voyager aux États-Unis, il a suivi l'arrestation de M. Pierucci, qui a été comme un coup de tonnerre pour nous. J'ai appris après que ce mail circulait, mais si vous demandez ce que j'en pense, c'était du bon sens. Quand cette arrestation est survenue, la direction juridique a effectivement fait circuler une note indiquant aux personnes citées dans un document en cours d'examen par le DOJ – être cité, ce n'est pas être coupable – qu'il fallait lui poser la question et qu'elle dirait s'il était possible d'y aller ou non.
À propos des trente personnes dont le nom figure dans ce document, avez-vous fait des enquêtes en interne sur de possibles cas de corruption ou tout risque pour l'entreprise ?
Je n'ai pas de réponse précise sur ce point, mais évidemment nous avons fait des enquêtes internes. Nous avions même l'obligation d'en partager les résultats avec les autorités judiciaires. Le faire était une simple mesure conservatoire, puisque M. Pierucci avait été arrêté : nous avons voulu vérifier que tous ceux qui étaient cités, comme lui, pouvaient voyager. Ensuite, c'était au cas par cas. Encore une fois, j'ai découvert ce mail quand on en a parlé publiquement. Mais je ne suis absolument pas choqué qu'on ait envoyé un tel message. Sur les conséquences sur les voyages de ces gens-là, je ne suis pas capable de répondre précisément. Il y a quand même 100 000 personnes dans la société.
Monsieur Reiss, sur Siemens, j'ai dit, et M. Fasquelle l'a répété, que je considérais que l'opération faite pour Alstom Energie renforçait Alstom Transport. M. Poupart-Lafarge, que vous avez entendu, partage mon avis : Cette société était totalement désendettée, elle avait les moyens de se développer. Sa situation était totalement différente de celle de la branche Energie, dont le pronostic vital était engagé. Ayant été dans l'action pendant trente-cinq ans, je ne veux pas être maintenant dans le commentaire. Je préfère donc laisser ceux qui sont en charge de la société expliquer ce qu'ils ont fait et pourquoi, et Henri Poupart-Lafarge l'a fait d'une manière claire et convaincante. Mon analyse était qu'il n'y avait pas de problème vital à court ou moyen terme pour Alstom Transport, vu son carnet de commandes. Si l'on pose la question d'une consolidation européenne de la branche face à une menace chinoise bien réelle, je pense en effet qu'elle est nécessaire. Sur les modalités de cette consolidation, je n'ai pas à faire de commentaire. C'est aux responsables à le faire. J'ai travaillé plus de dix ans avec M. Poupart-Lafarge, il est extrêmement compétent, il était dans cette société depuis plus de vingt ans et il a pris toutes les mesures qui convenaient pour assurer l'avenir de l'entreprise.
Frédéric Reiss a rappelé les propos extrêmement forts que vous avez tenus sur la fusion, désormais complète, avec Siemens. Vous parliez de « bain de sang social ». De fait, rien que pour le domaine des transports, à Siemens et Alstom Transport, plus de 2 100 emplois sont menacés. L'analyse que vous faisiez hier a de quoi inquiéter pour l'avenir.
Trois ans se sont écoulés depuis cet « arrêt sur image » que vous rappelez. Entretemps les entreprises ont grandi, chacune a pris des engagements. Qu'il y ait des doublons dans une opération comme celle qui réunit Siemens et Alstom, c'est vrai. Aucune consolidation au niveau européen n'est facile.
Mme Cattelot m'a interrogé sur les discussions avec l'État au sujet de la pérennisation de la branche transport. Il n'y a pas de problème de pérennisation de la branche transport. Il n'y en avait pas. Après la cession, Alstom Transport se trouvait désendetté, avec un carnet de commandes important : à moyen terme l'avenir ne posait pas de problème, à long terme une consolidation a été jugée utile et elle est en cours de réalisation par mon successeur.
Pour le métro de Lille, j'ai quitté l'entreprise depuis trois ans, ne me demandez pas un project report, un état des lieux ! C'était un projet ambitieux, il était important pour Alstom et permettait notamment de se placer en vue du métro du Grand Paris, en progressant sur la conduite automatique. Où en est-on aujourd'hui ? Ne m'en veuillez pas si je ne peux pas vous répondre, je veux bien prendre sur mes épaules tous les problèmes de la terre, mais pas celui-là.
À propos de M. Pierucci, j'ai répondu. Je considère que c'est une situation terrible pour l'intéressé, mais également pour l'entreprise. Très sincèrement, je pense avoir fait tout ce que je pouvais faire pour aider M. Pierucci dans sa dépense ... je veux dire dans sa défense, dans un cadre juridique extrêmement contraint.
Monsieur Kron, au fil des auditions que nous avons menées ces derniers mois, vous êtes apparu, d'une part, comme un président courageux, qui a tout fait pour sauver son entreprise, qui a cherché absolument un repreneur et l'a d'ailleurs trouvé en GE, dans une procédure certes rapide, et peut-être accélérée par le cours des choses. Contrairement à certains collègues, je ne conteste pas que GE offrait la meilleure solution à ce moment-là. L'entreprise était implantée en France et elle y employait plus de 10 000 personnes sur huit sites. C'est un élément qui compte aussi, quelle que soit la nationalité de l'employeur.
Mais d'autre part, vous apparaissez aussi comme un président aux prises avec des affaires, objet d'une procédure d'instruction en Suisse et de la part de la Banque mondiale depuis un certain temps, ce qui a d'ailleurs, nous a-t-on dit, attiré l'attention du DOJ. Vous êtes aussi le président qui a refusé de coopérer avec le DOJ et qui a sacrifié un de ses employés, peut-être même sans vergogne, sans scrupules, puisque Alstom a finalement plaidé coupable en décembre 2014. Qu'est-ce qui vous a retenu de coopérer en temps et en heure, c'est-à-dire en 2013, avant l'arrestation de M. Pierucci, avec la justice américaine ? Quels regrets pouvez-vous avoir, au vu du destin d'Alstom et surtout de la personne de M. Pierucci, qui ne bénéficie plus d'aucun soutien, qui n'a reçu aucune visite de la part de représentants d'Alstom. Il est emprisonné pour trente mois ; vous n'avez pas reçu sa famille ; il a des centaines de milliers d'euros de frais d'avocat non payés. Quels regrets pouvez-vous avoir et quelle est votre part de responsabilité ? Même si vous avez 100 000 employés, ce n'est pas tous les jours qu'un de ces employés se retrouve en prison. Quels enseignements en tirez-vous et quelles recommandations pourriez-vous faire à vos pairs ou au système judiciaire français sur la coopération avec la justice américaine par le plaider-coupable et la protection des personnes physiques ?
Pour prolonger cette question, je n'arrive toujours pas à comprendre comment M. Pierucci est devenu le seul coupable. Une entreprise de la taille d'Alstom passe des milliers de contrats ; mais vous dites aussi que les relations avec les clients sont des relations de longue durée, que, outre les contrats passagers, il y a de gros contrats, et vu le montant de l'amende infligée, on peut imaginer que les faits reprochés concernent de gros contrats. Dans une société de la taille d'Alstom, les processus de vente sont bien précis, mettent en jeu un travail d'équipe et les décisions ne sont jamais prises par un homme seul. Chacun a des responsabilités bien établies et au moment de la signature d'un contrat, on procède à la revue de ce contrat, avec les avantages et les risques. J'ai donc beaucoup de mal à comprendre comment M. Pierucci est le seul coupable dans cette affaire.
D'abord, monsieur Kron, ce qu'on vous reproche, et c'est le même reproche qu'on faisait à M. Montebourg, c'est de ne pas avoir anticipé. S'il y avait des difficultés dans ce secteur stratégique majeur, il fallait vous tourner vers le gouvernement pour trouver une solution française ou européenne et ne pas vous mettre dans la situation dans laquelle vous vous êtes mis. Je vous renvoie dos à dos, M. Montebourg et vous : vous n'avez pas été capables de discuter, de travailler ensemble, l'État français n'a pas été un État stratège et vous-même n'avez pas été capable de construire une stratégie gagnante pour notre pays. Des différents reproches que je vous fais, c'est le plus important car c'est la perte d'un fleuron industriel français qui me rend triste.
En ce qui concerne ce qui s'est passé aux États-Unis, vous n'allez pas me convaincre. Les choses se sont passées de façon bien plus subtile que vous ne le laissez entendre. Vous n'avez pas été visé directement, mais l'entreprise a quand même été prise dans un maelstrom de menaces, de poursuites à l'égard de cadres inscrits sur une liste et qui ne pouvaient plus aller aux États-Unis comme ils le voulaient. Évidemment, Alstom ayant été vendu à GE, vous pouvez maintenant vous promener aux États-Unis tranquillement, vous ne risquez absolument plus rien.
Puis, vous n'avez pas répondu à ma question sur les complicités dont vous avez bénéficié au plus haut niveau de l'État. Cela va fâcher certains de mes collègues, mais je m'interroge depuis toujours sur le rôle de M. Macron dans cette affaire. Il a dit au cours d'une réunion à l'Élysée, et il n'a jamais contesté ce propos rapporté par un journaliste qui a fait une enquête : « On n'est pas au Venezuela », quand M. Montebourg s'est opposé à ce qu'on vende Alstom « Énergie » à GE. Autour de cette affaire, on retrouve d'ailleurs la banque pour laquelle M. Macron travaillait encore quelques mois auparavant. Un reportage très intéressant, diffusé sur La Chaîne parlementaire (LCP), montre un certain nombre de liens et pose certaines questions. Quelles étaient vos relations avec M. Montebourg – mais cela, on le sait –, avec François Hollande, avec M. Macron qui était son conseiller spécial à l'époque, et avec M. Macron ministre de l'économie, qui est celui qui a signé l'arrêt de mort d'Alstom Energie puisqu'il a signé le décret autorisant la vente. L'État avait les moyens de s'y opposer et ne l'a pas fait, je tiens à le rappeler.
Madame Pouzyreff, vous avez commencé par un propos assez gentil, estimant qu'il y avait bien une logique industrielle dans cette opération. Je l'ai dit et le répète, l'évolution du marché mondial de l'énergie ne permet pas de croire qu'on avait le choix de ne rien faire. Il fallait agir. Je le dis humblement, mais je suis fier d'avoir su anticiper un certain nombre d'évolutions et d'avoir eu le courage – j'utilise ce mot, car il ne vous a pas échappé que j'ai eu droit à un certain nombre d'attaques personnelles – de conduire à son terme une évolution nécessaire.
Sur la deuxième partie de votre propos, je ne peux pas vous suivre dans votre analyse sur l'existence de problèmes de corruption partout. Il y a eu un nombre limité de dossiers susceptibles d'intéresser la justice car contraires au droit international. Je l'ai dit, un tel dossier, c'est un dossier de trop. Mais nous avons signé des dizaines de milliers de contrats et nous ne pouvons pas contrôler ces contrats autrement que par des procédures de vérification.
Ma question est : pourquoi avoir refusé de coopérer avec le DOJ alors que vous savez que, dans ce cas, ils s'en prennent aux personnes physiques ?
Mais madame, c'est une fable que de dire que nous avons refusé de coopérer avec le DOJ. Ce n'est pas le cas. Vous me demandez quelle leçon j'en tire. Mais il n'y a pas un patron d'entreprise qui refusera de collaborer avec une autorité judiciaire qui enquête sur un problème. Dans le monde dans lequel nous vivons, c'est inimaginable. Il y a eu coopération. J'ai d'ailleurs rencontré en marge d'une conférence de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le patron du bureau du FCPA, le Foreign Corrupt Practices Act, qui s'occupe de ces questions, pour me présenter à lui, lui dire que nous attachons la plus haute importance à ce qu'ils étaient en train de faire, que nous étions parfaitement ouverts et que nous collaborerions, que nous collaborions pleinement, enfin que j'étais à la disposition de la justice américaine pour répondre à toute question et pour les éclairer sur ce que nous faisons en matière de lutte contre la corruption.
Je voudrais aussi vous faire observer que nous avons été lourdement sanctionnés mais que, à la différence de ce qui se produit systématiquement en pareil cas, nous n'avons pas eu un monitor, c'est-à-dire un auditeur qui, à la demande des autorités judiciaires, s'installe dans un bureau à notre siège pendant cinq ans et vérifie que tout ce que nous faisons est conforme aux règles du droit international. C'est d'ailleurs repris dans le plea agreement. C'est bien qu'ils ont considéré que nous avions mis en place les mesures correctrices nécessaires.
Je me permets de rectifier : il est écrit dans le plaider-coupable que c'est GE qui s'engage à assurer la conformité au droit et aux bonnes pratiques dans la branche énergie. Dès lors que vous aviez vendu la branche où avaient lieu les faits de corruption, il n'y avait plus de raison de vous imposer un monitor. Mais il est difficile d'en faire un argument en votre faveur.
Mais en 2013, quand j'ai discuté avec le patron du bureau du FCPA, je lui ai confirmé notre intention de collaborer pleinement. Le plea agreement reconnaît explicitement les efforts faits pour améliorer les règles de lutte contre la corruption. Nous avons certes eu des problèmes dans le passé, mais nous avons réussi à y mettre fin.
Non, je n'ai pas eu de réunion avec le DOJ. J'ai rencontré, à l'occasion d'un congrès de l'OCDE à Paris, le patron du bureau du FCPA, à la cafétéria, ou sur les marches, je ne sais plus. Je l'ai salué et lui ai dit : je m'appelle Patrick Kron, vous enquêtez sur nous, je voudrais vous confirmer que je suis à votre disposition pour être auditionné à tout moment. Mais jamais je n'ai été entendu dans quelque audition que ce soit par quelque procureur que ce soit.
Bien entendu, monsieur Duvergé, nous revoyons ces contrats complexes, qui font quelques centaines de pages. En effet il y a de gros et de petits contrats. Je parlais de dizaines de milliers, de centaines de milliers de contrats. Là-dedans, de gros contrats, il y en a beaucoup : des contrats à plus de cent millions, nous en signons plusieurs milliers et dans beaucoup de pays. Je ne les revois pas personnellement, et il y a des règles de délégation qui disent qui peut s'engager et les signer, sinon ce ne serait guère efficace. Dans certains cas, un consultant doit nous accompagner. Il n'y a pas de problème si l'on ajoute une force externe à nos forces propres. S'il s'avère que le contrat avec un consultant était, en gros, un moyen de verser un bakchich à un client, il y a effectivement problème. Nous avons donc mis en place des procédures centralisées pour nous prémunir contre ce type de risque.
Absence d'anticipation, absence de stratégie gagnante ? J'ai récupéré une société en situation très difficile, je l'ai remise sur pied, avec les équipes, pas seul, j'ai accompagné son développement et lorsque la crise est arrivée – les rapports cités donnent les tendances lourdes – et que les vents ont été contraires, j'ai essayé de trouver une solution. Cela a été avec GE, mais la recherche était parfaitement ouverte. Et vous l'avez dit, cet accord a été signé dans le cadre tripartite État-Alstom- GE.
M. Macron était informé des difficultés d'Alstom. Je crois qu'il l'a dit quand vous l'avez auditionné en tant que ministre de l'économie. Je ne lui ai pas plus parlé du diner que j'ai eu avec M. Immelt que je n'en ai parlé à M. Montebourg.
Je ne sais pas si vous connaissez le rapport de l'ONG Sherpa sur la corruption chez Alstom. Selon ce rapport, le sujet est plus ample que ce que vous en dites. En outre, le communiqué du DOJ dit que « le stratagème de corruption d'Alstom a été maintenu pendant des décennies sur plusieurs continents, etc. ». C'est un peu plus affirmatif que le résumé que vous en faites.
C'est une amende record qu'a infligée le DOJ.
S'il n'y a plus de questions, je vous remercie tous et je remercie M. Kron d'avoir répondu à toutes nos questions.
D'un mot, si à tel moment vous avez pu croire à un peu de désinvolture ou d'ironie dans tel ou tel de mes propos, sachez que cela ne correspond en rien à la perception que j'ai du sérieux de vos travaux, et croyez à ma volonté d'y apporter la contribution la plus complète.
La séance est levée à dix-neuf heures quarante.
Membres présents ou excusés
Réunion du mercredi 4 avril 2018 à 17 h 15
Présents. - M. Damien Adam, M. Ian Boucard, Mme Anne-Laure Cattelot, Mme Michèle Crouzet, M. Julien Dive, M. Bruno Duvergé, Mme Sarah El Haïry, M. Daniel Fasquelle, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Olivier Marleix, M. Hervé Pellois, Mme Natalia Pouzyreff, M. Frédéric Reiss, M. Denis Sommer