Je m'appelle Patrick Kron, j'ai une formation d'ingénieur et, après avoir passé cinq ans au ministère de l'industrie puis quinze ans chez Pechiney, j'ai rejoint le groupe de transformation de minéraux Imerys pendant cinq ans, avant de devenir en 2003 directeur général puis, très rapidement, président-directeur général d'Alstom. À l'époque, le groupe se trouvait dans une situation critique. Ma première réunion a été avec les banquiers, qui m'ont dit que, faute d'un plan de redressement crédible et complet, ils arrêteraient de soutenir le groupe. Nous avons alors mis en place un plan très complet, avec des changements d'organisation, des cessions d'actifs, de lourdes restructurations. Ainsi, en deux ans, les effectifs sont passés de 110 000 à 60 000 personnes. Nous avons fait appel aux actionnaires par une double augmentation de capital et procédé à un refinancement global du groupe. Il fallait relever en même temps de nombreux défis. Mais, grâce à l'effort de tous, y compris de l'État, qui a pris temporairement 20 % du capital, ce plan a permis à Alstom de sortir de l'ornière et de redevenir profitable en 2006. Comme prévu, l'État a cédé sa participation et Bouygues est alors devenu l'actionnaire principal, en portant progressivement sa participation à 30 %. Au passage, le contribuable n'a pas eu à se plaindre de cette opération, puisque l'État a revendu dix-huit mois plus tard pour 2 milliards d'euros ce qu'il avait payé un peu moins de 800 millions, soit une plus-value de 150 %.
Une fois acquis ce retour à l'équilibre, Alstom a connu une phase de croissance sur des marchés porteurs. Nous en avons profité pour renforcer notre portefeuille en acquérant une société dans le domaine de l'éolien, où nous n'étions pas implantés ; pour racheter à Areva, avec Schneider Electric, les activités de réseau que nous avions été obligés de revendre pendant la crise ; pour renforcer la recherche-développement comme par exemple dans l'éolien offshore, qui a conduit à créer une nouvelle usine en France.
Ensuite, Alstom a subi l'impact de la crise économique mondiale comme nombre d'autres entreprises, même si un carnet de commandes bien rempli nous a permis de voir arriver la vague et de la subir avec un peu de décalage. Mais cette difficulté conjoncturelle s'est combinée avec des tendances de fond très négatives pour notre groupe. D'une part, le marché européen de la production d'énergie thermique – gaz, charbon, nucléaire – s'est complètement effondré. Dans ce domaine où Alstom avait une position forte, la demande a migré vers les émergents, dans un contexte de prix très dégradés et de concurrence asiatique très forte. En Europe, la demande résiduelle s'est déplacée vers les énergies renouvelables, domaine dans lequel, malgré les efforts entrepris, le groupe restait assez faible par rapport à ses concurrents. La deuxième tendance négative pour le groupe est que, dans ce nouvel environnement, les clients ne voulaient pas seulement des offres pour les centrales électriques, mais recherchaient également des financements correspondants. C'était là un désavantage concurrentiel grave par apport à General Electric, qui s'appuyait sur GE Capital, Siemens avec Siemens Bank, et les concurrents japonais et chinois appuyés par des banques qui proposaient des financements imbattables. En un mot, Alstom n'avait plus la taille critique pour se battre contre des concurrents devenus trop puissants. Nous en avons tiré la conclusion que le statu quo était dangereux, et exploré des solutions pour nous renforcer dans le secteur de l'énergie, sans renoncer à la maîtrise de ces activités. Elles n'ont pas abouti et c'est pourquoi je me suis tourné – et je vous prie de croire que cela a été douloureux pour moi qui, pendant dix ans, me suis battu pour sauver puis développer Alstom – vers l'adossement d'Alstom Energie à des groupes ayant la taille critique pour assurer l'avenir de cette activité. Les discussions ont montré la complémentarité évidente que nous avions avec GE, dont la stratégie avait évolué vers moins de services financiers et plus d'industrie. Des fuites dans la presse, le 23 avril 2014, ont mis ce projet prématurément sur la place publique, sans que les explications nécessaires aient pu être données aux parties prenantes et avec les réactions en chaîne que vous connaissez. Ce projet, ajusté à la demande des pouvoirs publics en accord avec Alstom et GE, a été adopté par les actionnaires fin 2014 et mis en oeuvre fin 2015, après approbation par la trentaine d'autorités de la concurrence concernées.
Après ce rappel historique – bref, je l'espère – je voudrais faire trois remarques. D'abord, c'est la quatrième fois que je viens – je croyais que c'était la troisième, mais, témoignant sous serment, je ne voudrais pas donner une mauvaise impression de départ... De toute façon, cela ne changera rien à mon propos. Deux années se sont écoulées depuis la réalisation de cette opération. Chaque jour passé a conforté la pertinence de l'analyse selon laquelle le statu quo faisait courir un risque au groupe. Voyez les difficultés que connaissent aujourd'hui des groupes tellement plus puissants que ne l'était Alstom Energie. Le président de GE a d'ailleurs reconnu qu'ils avaient, au moment de la cession, largement surestimé l'évolution du marché. On imagine facilement la catastrophe que nous aurions subie si nous n'avions pas fait cette opération. Les faits m'ont donné raison sur la nécessité d'agir.
Ils m'ont donné raison également en ce qui concerne le choix du partenaire. Dans un métier comme celui d'Alstom, on ne peut pas se contenter de dire qu'on a un problème, il faut en même temps proposer la solution. Bien entendu, on la recherche dans une stricte confidentialité, sinon les clients arrêtent immédiatement d'acheter : ce qui était un problème devient un danger mortel. Contrairement à ce qui a été dit par des responsables incompétents, il ne s'agissait pas de vendre en cachette, mais de proposer une solution qui laissait à d'autres toute possibilité d'en proposer des alternatives : les accords avec GE le prévoyaient explicitement, moyennant, comme c'est habituel dans ce cas, le paiement d'une indemnité de rupture de 1,25 %. Effectivement, Siemens et Mitsubishi firent une offre alternative. Un comité d'administrateurs indépendants au sein du conseil d'administration l'a examinée attentivement et l'a rejetée à l'unanimité, considérant qu'elle était moins intéressante pour Alstom sur le plan social. Le projet de GE a ensuite été soutenu par 99 % des actionnaires et une majorité des syndicats.
Mon dernier point introductif porte sur l'incroyable rumeur – une « rumeur d'Orléans » – propagée par certains qui ne trouvaient pas d'argument rationnel pour combattre le projet. En substance – et l'on retrouvera certains de ces éléments dans les questions posées, monsieur le président – j'aurais vendu à la demande et sous la pression de la justice américaine pour me protéger de poursuites à mon encontre. Je le répète solennellement et sous serment : je n'ai jamais subi quelque pression que ce soit, je n'ai jamais été exposé à aucun chantage de quelque juridiction que ce soit. Je répète : je n'ai jamais été soumis à quelque chantage, je n'ai jamais subi quelque pression que ce soit, ni des Américains, ni d'aucune autre juridiction. Je n'ai bénéficié et continue à ne bénéficier d'aucune protection que ce soit, aucune. Ces insinuations sont infondées, elles sont insultantes à mon égard comme à l'égard de l'ensemble des administrateurs qui ont soutenu à l'unanimité ce projet pour les raisons que je viens d'évoquer.
Puisque vous avez bien voulu me le permettre, monsieur le président, je compléterai ce propos par une courte vidéo de Robert Luskin.