La question qui revient en permanence, liée à la succession d'événements majeurs que nous avons connus, et notamment les décès entraînés par la tempête Xynthia en 2011 et l'ouragan Irma en 2017, est de savoir comment nous en sommes arrivés là. Comme le disaient Stéphane Costa et Marc Robin, il est très important d'avoir une idée de la profondeur historique, car la situation ne vient pas de survenir, elle s'est construite petit à petit.
Ce schéma montre l'évolution dans le temps de la distance entre la ligne de rivage et les principales habitations humaines. Il fait apparaître le recul progressif de la ligne du rivage vers l'intérieur des terres, tandis que les constructions se concentrent à proximité du rivage. Le temps passant, progressivement, l'espace tampon de plusieurs kilomètres entre les villages anciens et la mer s'est réduit jusqu'au boom du développement balnéaire dans la deuxième moitié du XXe siècle, et les risques côtiers émergent quand la dynamique du trait de cote rencontre la dynamique des installations humaines. C'est le croisement entre aléas et enjeux dont parlait Marc Robin.
Le changement climatique est un facteur aggravant de cette tendance au recul de la ligne de rivage, à l'érosion et à la submersion marine. Ce n'est pas le moteur du problème, mais un facteur aggravant aujourd'hui, et plus encore à l'avenir. La réaction des populations suite à la rencontre de ces deux courbes a été de fixer la ligne de rivage pour protéger les enjeux qui y ont été installés, et nous devons aujourd'hui gérer cette situation, dont nous héritons.
En Bretagne, on n'a malheureusement pas encore d'observatoire régional, mais on a des idées. Nous travaillons depuis plusieurs années au concept de vulnérabilité systémique, développé dans un programme de recherche appelé « Cocorisco », qui est maintenant terminé. L'idée centrale est que la vulnérabilité est la résultante de quatre composantes.
Tout d'abord ; les aléas, dont nous parlons beaucoup et qui regroupent tous les phénomènes d'érosion et de submersion marine. Les enjeux, ensuite, regroupent les enjeux humains que sont les risques de pertes en vies humaines ; et les enjeux bâtis : les constructions que nous risquons de perdre. Ce sont les deux dimensions classiques des risques.
Nous y ajoutons deux autres dimensions qui nous semblent essentielles pour comprendre la vulnérabilité des territoires. Il s'agit de la gestion, qui englobe toutes les politiques publiques de prévention et de gestion de crises, et tous les ouvrages et les travaux que l'on peut faire pour limiter cette vulnérabilité. Et la quatrième dimension, également très importante, est ce que nous appelons les représentations ou perceptions, des élus, des gestionnaires, des habitants. Ce qu'en pensent les gens est extrêmement important.
C'est la résultante de l'interaction de ces quatre composantes qui créé la vulnérabilité systémique. Nous avons basé tous nos travaux de recherche depuis plus d'une dizaine d'années sur cette approche.
Parmi ces quatre dimensions, les aléas sont les plus étudiés, les approches sont souvent centrées sur les aléas. C'est bien sûr très important, et nous nous intéressons à ces processus très difficiles à modéliser parce qu'ils ne sont pas linéaires. C'est là que s'inscrivent les effets aggravants du changement climatique, notamment la remontée du niveau marin et la question du stock sédimentaire, qui est hérité. Les aléas ont donc tendance à se renforcer et font l'objet de beaucoup d'efforts de recherche.
Les enjeux bâtis me semblent être au coeur du problème. C'est parce que nous avons ces enjeux que se pose la question des risques. Le problème est que ces enjeux continuent à croître et représentent des valeurs financières considérables, parce que la pression foncière sur le littoral ne se relâche pas, malgré toutes les régulations mises en place, ou parfois à cause d'elles. La densité du bâti est plus forte sur ces territoires. Les prix des terrains à la vente constituent une donnée extrêmement importante, et nous lançons une thèse pour savoir à combien ces terrains au bord de la mer s'échangent. Les valeurs sont très élevées, et je pense que c'est un point crucial et un frein à la politique de gestion des risques côtiers.
Les représentations sont souvent oubliées, parce que la mer attire et fait rêver. La maison les pieds dans l'eau continue à être valorisée, et les enquêtes que nous avons réalisées auprès des habitants montrent que deux tiers d'entre eux ne pensent pas spontanément aux risques d'érosion et de submersion liés à la mer. C'est peut-être une bonne chose qu'ils ne soient pas toujours angoissés, mais c'est tout de même révélateur : toutes les aménités du bord de mer prennent le pas sur la dimension du risque.
La gestion, enfin, est le levier qui permet d'agir sur les politiques publiques. En France la gestion des risques côtiers est largement prise en charge financièrement par le secteur public ; malgré la vieille loi de 1807, ce sont souvent les finances publiques qui vont prendre en charge les travaux de défense. Il existe un système d'assurance, nommé CatNat, fondé sur la solidarité nationale mais qui exclut sans fondement scientifique l'érosion marine ; et le fonds Barnier. Nous comptons aussi une pléthore de lois et d'outils de gestion. Nous n'en manquons pas, mais c'est leur application qui est plus difficile. Enfin, nous avons une stratégie nationale qui encourage la relocalisation, mais sur le terrain, on rencontre des forces de résistance très importantes, qui peuvent se comprendre. Il est utile d'avoir une vision de ce décalage entre la théorie à un niveau global et les difficultés sur le terrain.
À la suite du programme Cocorisco, l'Université de Brest a lancé le programme Osirisc, financé par la Fondation de France, et le programme Osirisc+, financé la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) de Bretagne. L'idée est de reprendre ces quatre dimensions : les aléas, les enjeux, les représentations et la gestion, et d'en faire un diagnostic, mais aussi un suivi. Parce que nous savons que la vulnérabilité systémique n'est pas fixe, ses quatre dimensions évoluent dans le temps. Il y a déjà beaucoup de suivi du trait de côte, l'idée serait de mettre en place des observatoires qui suivraient les quatre dimensions. Nous n'en sommes qu'au stade de la recherche, c'est encore expérimental, car faire le suivi des représentations n'est pas simple. Nous sommes en train de mettre en place les indicateurs qui nous permettront de refléter les données que nous pouvons avoir sur les aléas, les enjeux, la gestion et les représentations.
Cet outil est construit avec les gestionnaires des risques, des collectivités territoriales volontaires et les services de l'État. Nous faisons des allers-retours entre le laboratoire et le terrain pour caler ces indicateurs. Ils servent à la recherche académique, mais ils ont aussi vocation à aider la décision publique et à être alimentés par les gestionnaires de risques. Ces travaux ne sont pas terminés, nous espérons qu'ils aboutiront à la création d'observatoires plus larges, qui permettront d'aborder d'autres thématiques.